LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE LLS SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE Nous faisons un devoir et un plaisir de remercier les héritieis nous de Ruskin et son éditeur dévoué, M. Allen, de nous avoir autorisés à entreprendre cette traduction, et des facilités qu ils nous ont accordées. Nous leur sommes redevables du tirage des planches, conformes à celles de l'édition anglaise, qui illustrent le présent volume, et dont ils ont bien voulu nous donner l'autorisation exclusive de reproduction. L'Editeur. JOHN RUSKIN LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE Traduction de G-eorge ELWALL AUTORISATION EXCLUSIVE DES HÉRITIERS ET DE L'ÉDITEUR . PARIS SOCIÉTÉ D'ÉDITION ARTISTIQUE PAVILLON DE HANOVRE 32, 34, RUE UOUIS-LE-GRANU, 32, 34 COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE TROIS CONFÉRENCES SUR Le Travail, le Trafic et la Guerre >■. íA' 4 ^ •i '■ •? '«?jás,> «y ! ■% f ? ^ * ^ i ^víTP'á ■'îi ' "C/. i- <:¿^ í Hr : ,4 ^ -gsía i 3S!i i 't ¿r tssr. %. : - : ., ^-s**^■?í4·fíl:- h - ÜV 'T: ^'t. ) I ' - LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE PREMIÈRE CONFÉRENCE FAITE A L'INSTITUT OUVRIER DE CAMBERWELL Le travail. Mes amis. — Je ne suis pas venu ce soir au dans milieu de l'intention vous de vous faire une conférence dire amusante, mais VOUS quelques faits pour précis et vous mais poser des nécessaires. J'ai questions nettes, trop vu et connu la lutte notre pour la vie population parmi ouvrière, pour venir à la légère en constances quelques cir- que ce soit, .vous convier à écouter fastidieuses redites de complaisamment les mes propres travaux; et rencontre puis, comme me ce soir, je pour la première fois, avec les membres Institut d'un ouvrier créé dans une région où j'ai partie de passé la ma vie, plus je désire grande que tout de suite nous nous sur des questions comprenions plus graves. Je voudrais les sentiments pouvoir vous traduire et l'espoir avec lesquels je regarde cette tant de Institution et ses pareilles, aujourd'hui heureusement fondées dans l'Angleterre, toute aussi bien qu'en d'autres pays ; — institutions rant la voie à grand prépa- un changement dans toutes les la vie conditions de industrielle, mais dont le succès doit tout entier notre de saine compréhension dépendre des circonstances et des saires limites de néces- ce changement. Aucun maître ne faire peut réellement faire un pas à la cause de l'éducation avant de conditions connaître les de la vie à laquelle cette éducation doit élève. son L'obligation préparer où il est de s'adresser à vous comme « Classe ouvrière nominalement, », doit le contraindre, s'il est le monde moins du sérieux et rélléchi, à rechercher dès le début sur quoi vous LA COURONNE D'OLTYIER SAUYACE vous-mêmes que fut basée dans le passé celte distinction supposez elle doit baser dans ravenir. Nous ne de classes et sur quoi se de distractions et les matières d'ensei- connaîtrons bien le genre gnement que l'un ou l'autre d'entre nous peut vous olfrir que si vous pensez que quand fait vous nous aurez d'abord comprendre cette distinction jusqu'ici établie entre les ouvriers et les autres, le fut à tort ou à raiaon. L'acceptez-vous telle qu'elle est? Voudriez- se doive vous la voir modifiée? Ou pensez-vous que l'éducation de la faire à tout jamais oublier ? nous proposer de l'effacer et Permettez-moi de me faire plus clairement comprendre. Nous appelons ceci vous et moi — un Institut Ouvrier et notre col- — estimez-vous lège à Londres un Collège Ouvrier. Or, en quoi que ces diverses institutions diffèrent devraient différer des Insti- ou tuts d'oisifs et des Collèges d'oisifs? Ou par quel autre mot que les oisif me faudra-t-il désigner ceux que les plus heureux et « » n'ont d'objection à appeler « les hautes plus sages des ouvriers pas des hautes classes? — y en a-t-il de classes »? Y a-t-il réellement basses? Dans quelle mesure les faut-il toujours élever, les toujours ceux d'entre vous abaisser? Et mesdames et messieurs, —je prie dans ce qui êtes ici de me pardonner l'olfense qu'il peut y avoir Ce n'est moi, je veuille le dire. Des voix queje vais dire. pas que, voix de bataille et de famine dans l'univers amères le disent ; attentif. Ce entier et que devra quelque jour entendre le moins m'adresse. Je n'est pas non plus à vom particulièrement que je ici suis certain que le plus grand nombre de ceux qui sont connaissent leurs devoirs de bonté et les remplissent, mieux peut- remplis les miens. Mais je m'adresse à vous en être que je ne se représentants de votre classe tout entière, qui trompe, tant que surtout négligence, mais dont l'erreur n'en est pas je le sais, par L'erreur volontaire est limitée par la pour cela moins terrible. dont nous sommes volonté, mais quelle limite y a-t-il à celle inconscients? leur Excusez-moi donc de me tourner vers ces ouvriers et de d'un demander, en tant grand que représentants, eux aussi, à leur sens, les « hautes classes » et ce nombre, ce que sont, que, par rapport à eux, elles devraient être. Répondez-moi, ouvriers qui feriez entre avec franchise, et dites- êtes ici, comme vous le vous, ces classes. moi comment Dois-je vous voudriez me voir appeler T.E TilA VA Tí. 3 les appeler — me donner i ez-voiis raison, vous, si je les appelais — les classes oisives? Je crains que vous ne vous sentiez gênés et n'estimiez que je ne traite pas mon sujet liounetemeut et ne parle pas en toute sincérité si je continuais en partant de cette idée que tous les riches sont oisifs. Vous seriez à la fois injustes et inconsidérés en me laissant dire cela; — aussi injustes que les riches qui pi'étendent que tous les pauvres sont des oisifs, qui jamais ne travailleront, s'ils peuvent l'éviter, ni plus qu'il ne sera nécessaire. Car ce qui est vrai, c'est de dire qu'il y a des pauvres oisifs et des riches oisifs; et il y a des pauvres actifs et des riches actifs. Plus d'un mendiant est aussi paresseux que s'il avait deux cent cin- quante mille francs de rente, et plus d'un homme très fortuné est plus occupé que son gai-çon de courses et jamais ne songerait à s'arrêter dans la rue pour jouer aux billes. Si bien que, tout considéré, la distinction entre travailleurs et oisifs, comme entre coquins et honnêtes gens, se retrouve dans le cœur même et l'économie la plus secrète de l'homme, quels que soient son rang et sa situation. Il existe une classe laborieuse — heureuse et forte — chez les riches comme chez les pauvres; il existe une classe paresseuse — faible, perverse et misérable — chez les riches comme chez les pauvres. Et le pire des malentendus qui s'élèvent entre les deux classes naît du fait regrettable que les sages de l'une ne voient habituellement que les sots de l'autre. Si les riches actifs surveillaient et réprimandaient les riches oisifs, tout irait bien ; et si les pauvres actifs surveillaient et réprimandaient les pauvres oisifs, tout irait bien. Mais chaque classe a une tendance à ne voir que les défauts de l'autre. Un laborieux qui a du bien s'irrite plus qu'un autre de voir un mendiant paresseux; et un ouvrier raison- nable, mais pauvre, supporte naturellement avec peine le luxe déréglé des riches. Puis ce qui n'est qu'un jugement sévère dans l'esprit des justes de l'une ou l'autre classe se transforme en farouche hostilité chez les injustes — mais seulement chez les injustes. Les dissolus parmi les pauvres sont les seuls à considérer les riches comme leurs ennemis naturels ou à désirer piller leurs maisons et se partager leurs biens. Les dissolus parmi les riches sont les seuls à parler en termes outrageants des vices et des folies des pauvres. 6 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE Il n'y a donc pas de distinction de classe entre les oisifs et les laborieux; et je ne m'en vais, ce soir, parler que des laborieux. Nous allons, de suite, chasser les oisifs de nos pensées — ils ne sont qu'un embarras — nous examinerons nue antre fois ce qu'il en faudrait faire. Mais il y a des distinctions de classes parmi les laborieux eux-mêmes ; des distinctions effrayantes qui montent et descendent à tous les degrés du thermomètre infini de la douleur humaine et de la puissance humaine — distinction d'élévation et d'abaissement, de défaite et de victoire, embrassant toute l'étendue de l'âme et du corps de l'homme. Ce sont ces séparations que nous allons étudier et leurs lois parmi les hommes d'énergie seulement, ceux qui, soit qu'ils travaillent ou s'amusent, donnent leurs forces au travail et leurs forcer jeu; étant, au sens complet du mot, des « laborieux » au d'une façon on de l'antre — avec ou sans un but. Et ces principales distinctions à établir sont au nombre de quatre : I. Entre ceux qui travaillent et ceux qui jouent. II. Entre ceux qui produisent les ressources de la vie et ceux qui les consomment. III. Entre ceux qui travaillent avec la tête el ceux qui travaillent avec le bras. IV. Entre ceux qui travaillent sagement et ceux qui travaillent sottement. Pour nous résumer, disons que nous allons opposer, dans cet examen ; 1° Le travail au jeu ; 2° La production à la consommation ; 3° La tête au bras ; et 4° La raison à la sottise. 1. D'abord, occupons-nous de la distinction entre les classes qui travaillent et les classes qui jouent. Bien entendu, il nous faut — tomber d'accord sur la définition de ces termes — travail et jeu avant de nous engager plus avant. Or, d'une manière générale, sans vaine subtilité de définition, mais au sens propre du mot, le « jeu » est un effort du corps ou de l'intelligence, fait pour notre satisfaction et sans but déterminé ; et le travail est nue chose faite Vous parce qu'il la faut faire, et dans un but déterminé. jouez, comme vous dites, au cricket, par exemple. C'est un travail aussi LE TRAVAIL 7 dur qu'un autre ; mais il vous amuse et n'a d'autre résultat que votre cMuusement. Si vous vous livriez à ce jeu comme à un genre d'exercice prescidt, en vue de la santé, ce deviendrait aussitôt un travail. Ainsi, de même manière, quoi que nous fassions pour notre distraction, dans un but unique de plaisir, et non dans un but fixe, c'est un «jeu » ; c'est « la chose qui amuse », non la chose utile. Le jeu peut être utile à un point de vue secondaire (rien n'est à vrai dire plus utile ou plus nécessaire), mais son avantage dépend de sa spontanéité. Recherchons donc ensemble quels sont les jeux auxquels, en Angleterre, la classe qui joue consacre sa vie. Le premier de tous les jeux anglais, c'est gagner de l'argent. C'est là un jeu très absorbant; et nous nous assommons plus souvent à ce jeu-là qu'au foot-ball, ou à tout autre exei'cice violent, et cela absolument sans but; aucun de ceux qui, de tout leur cœur, s'adonnent à ce jeu, ne sait pourquoi. Demandez à un grand chercheur d'argent ce qu'il veut faire de son argent — il ne le sait jamais. 11 ne le gagne pas pour en faire quoi que ce soit. 11 ne le gagne que pour le gagner. « Qu'allez-vous faire de ce que vous avez? » demandez-vous. « Mon Dieu! je vais en gagner davantage, » répond-il. Tout comme au cricket, vous voulez gagner plus de points. Les points ne servent à rien, mais en avoir plus que les autres, voilà le jeu. Et l'argent ne sert à rien, mais en avoir plus que les autres, voilà le jeu. Ainsi, toute cette grande et fétide cité de Londres •— bruyante, grondante, fumante, puante — hideux monceau de briques en fermentation, déversant le poison partons les pores, vous vous l'imaginez une cité de travail? Ce n'est pas vrai pour une seule de ses rues! C'est une grande cité de jeu ; jeu très vilain et jeu très ardu, mais jeu cependant. Ce n'est qu'un vaste champ de cricket moins le gazon — un immense billard, moins le drap, muni de poches aussi profondes que l'abîme sans fond; mais seulement une table de billard, en somme. Donc le premier grand jeu anglais, c'est ce jeu de comptoirs. Il diifère des autres en ce qu'il semble toujours produire de l'argent, tandis que les autres sont dispendieux. Mais il ne produit pas toujours de l'argent. Il y a une grande différence entre « gagner » de l'argent et en « faire » ; une grande différence entre le faire passer de la poche d'autrui dans la nôtre ou les LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE remplir toutes les deux. Encaisser rargent, ce n'est pas du tout la même chose que le faire; la maison du percepteur n'est pas la Monnaie; et beaucoup du profit apparent (ainsi dénommé) dans le commerce n'est qu'une forme d'impôt sur le transport ou le change. Notre second grand jeu anglais, cependant, la chasse, est tout à fait dispendieux, et ce que nous sommes anuuellement condamnés à payer pour ce jeu en terres, chevanx, gardes, lois sur la chasse et tout ce qui accompagne ce beau jeu anglais, je n'essayerai pas d'en faire le compte en ce moment ; notez seu- lement que, en dehors de l'exercice qu'on y prend, ce n'est pas simplement un jeu inutile, mais un jeu meurtrier pour tous ceux qui entrent en contact avec lui. Car, grâce aux courses de chevaux, on obtient tontes les formes de ce que les hautes classes partout appellent le « jeu » par excellence; c'est-à-dire — le jeu de hasard; jeu nullement profitable ou récréatif : et, grâce aux chasses gardées, on obtient aussi de curieuses attributions de terrains ; ce magnifique partage des habitations entre l'homme et la hôte, grâce auquel nous avons le coq de bruyère — tant de couples à l'arpent, et les hommes et les femmes — tant de couples à la mansarde. Je me demande souvent ce que les entrepreneurs et géomètres angèliques — les angèliques entrepreneurs qui construisent les « multiples étages » qui nous dominent, et les angèliques géomètres qui mesurèrent avec leur mètre ce carré de ville —je me demande ce qu'ils pensent ou ce qu'ils sont censés penser de l'attribution des terrains par cette nation qui s'est littéralement mise., semble-t-il, à réaliser mot pour mot, ou plutôt en fait qu'en mot, dans la personne de ces pauvres que son Maître laissa pour le représenter, ce que ce Maître disait de lui-même — que les renards et les oiseaux avaient des demeures, mais que Lui n'en avait point. Ensuite, en première ligne après le jeu de la chasse de nos messieurs, il nous faut mettre le jeu de la toilette pour les dames. Ce n'est pas le moins coûteux des jeux. J'ai vu, il y a quinze jours, chez un bijoutier, dans Bond-Street, une broche n'ayant pas un pouce de large et sans aucune pierre bien remarquable, valant pourtant 75000 francs. Et je voudrais pouvoir vous dire ce que ce jeu coûte par an en Angleterre, en France et en Russie réunies. Mais c'est un joli jeu et, dans certaines conditions, il me plaît; LE TJIAVAIL 9 même, je ne le vois pas jouer autant que je le souhaiterais. Vous, mesdames, vous aimez à donner le ton : — certes, donnez-le — donnez-le à fond, allez jusqu'au bout. Habillez-vous bien et babillez tous les autres bien. Donnez Xa ton jjour les pauvres d'abord; qu'ils aient bon air et vous-mêmes, d'une façon que vous ne soupçonnez pas, vous paraîtrez d'autant mieux. Les modes que vous avez établies depuis quelque temps parmi vos paysans ne sont pas très jolies; les crevés de leurs pourpoints sont trop irréguliers et le vent y souffle trop francbement. Puis il est d'autres jeux, assez insensés, comme je pourrais vous le montrer si j'en avais le temps. - Il y a jouer à la littérature et jouer à l'art — bien différent l'un et l'autre de ce qu'est travailler à la littérature ou travailler à l'art, mais je n'ai pas le temps de parler de ces jeux; je passe au plus grand de tous — le jeu des jeux, le jeu des grands que les dames leur préfèrent voir jouer — le jeu de la guerre. Il est éminemment encbanteur pour Limagination; la réalité n'est point toujours aussi charmante. Pour y jouer, on s'habille cependant plus élégamment que pour tout autre jeu; et l'on y part, non pas simplement vêtu de rouge, comme pour une chasse, mais de ronge et d'or et de toutes sortes de belles couleurs; naturellement, on se battrait plus commodément en gris et sans ornements ; mais toutes les nations sont d'accord qu'il est bon d'être bien babillé pour, ce jeu-là. En outre, crosses et balles sont très coûteuses; les crosses anglaises et françaises, avec les balles et les barres, y compris celles dont nous ne nous servons pas, coûtent, je suppose, maintenant environ 375millions par an à chaque nation; somme, vous le savez, payée par le dur labeur de l'ouvrier dans le sillon ou devant la fournaise. Jeu dispendieux, sans parler de ses conséquences; je ne dirai pour le moment rien de celles-ci. C'est le coût immédiat de tous ces jeux que je veux vous voir considérer; ils entraînent tous quelque part un labeur meurtrier, comme beaucoup d'entre nous ne le savent que trop. Le tailleur de diamants dont la vue faiblit au-dessus de ses diamants; le tisseur dont les bras faiblissent au-dessus de la toile ; le forgeur de fer dont le souffle faiblit devant la fournaise — ceux-là savent ce que c'est que travailler — eux qui ont tout le travail et rien du jeu, en dehors d'un genre qu'ils ont dénommé à leur usage, là-bas. 10 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE dans les noires provinces du Nord, où « jouer » veut dire s'aliter. C'est là un joli exemple, pour les philologues, des variations des dialectes, que cette modification du sens du mot « jeu », tel qu'on l'emploie dans les noirs environs de Birmingham et dans le pays de la rouge et de la noire, à Baden-Baden. Oui, messieurs et dames d'Angleterre, vous qui considérez « un seul instant d'ennui comme une misère contraire à la faiblesse de l'homme », voilà ce que, grâce à vous, le mot « jeu » en est venu à signifier dans la joyeuse Angleterre ! Ayez vos flûtes et vos violons ; mais il est des enfants affligés, accroupis sur la place du Marché, qui, sans doute, ne pourront pas vous dire : « Nous avons accordé nos instruments et vous n'avez pas dansé; » mais qui, éternellement, vous diront : « Nous nous sommes tournés vers vous et vous ne nous avez pas écoutés ! » C'est donc là la première distinction entre les « hautes » et les « basses » classes. Et c'en est une qui n'est aucunement nécessaire, qui, même avec le temps, du consentement de tous les honnêtes gens, doit disparaître. L'homme apprendra qu'une existence toute de jeu, entretenue par le sang d'autres êtres, est une existence bonne pour les moustiques et le remora, mais non pour l'homme ; que ni les journées ni les existences ne peuvent être sanctifiées en ne les employant pas ; que la meilleure prière à faire au commen- cement de la journée, c'est que nous ne puissions perdre aucun de ses instants, et le meilleur bénédicité avant le repas, c'est la conscience d'avoir justement gagné notre dîner. Et quand nous sera de nouveau prêchée cette parcelle de vrai Christianisme et que nous serons suffisamment respectueux de ce que nous regardons comme le souffle divin, pour ne pas penser que « Mon fils, va travailler dans ma vigne » signifie « Sot, va jouer aujourd'hui dans ma vigne », nous serons tous des travailleurs, d'une façon ou de l'autre ; et cette parcelle, tout au moins, de la distinction entre les « hautes » et les « basses » classes sera oubliée. II. Je passe donc à notre seconde distinction; entre les riches et les pauvres, entre le Mauvais Riche et Lazare — distinction qui subsiste plus rigoureuse, je suppose, aujourd'hui que jamais elle ne le fût dans le monde, païen ou chrétien, avant ce jour. Je vais d'abord, pour commencer, vous l'exposer lumineusement en vous lisant tout bonnement deux entrefilets que j'ai découpés, en LE TRAVAIL il déjeunant, dans deux journaux placés sur ma table le môme jour, 25 novembre 1864. Le passage concernant le Russe opulent à Paris est assez banal et, qui plus est, stnpide (car ce n'est rien pour un riche de payer 15 francs pour une couple de pêches, en dehors de l'époque ordinaire de ces fruits). Cependant les deux faits-divers parus le môme jour valent d'être placés cote à côte. « Un de ces hommes est actuellement dans nos murs. C'est un Russe, et, avec votre permission, nous l'appellerons comte Teu- felskine. Dans sa façon de s'habiller, il est sublime : l'art joue son rôle dans cette mise où l'harmonie des couleurs est respectée, et où, dans d'heureux contrastes, se révèle le cliiar oscuro. Ses manières sont empreintes de dignité — peut-être même apa- thiques; rien ne trouble la calme sérénité de cet extérieur placide. Notre ami, un jour, déjeunait chez Rignon. Quand arriva l'addi- tion, il y lut ; « Deux pêches, 15 francs. » Il paya, (c Les pêches sont rares, je présume?» se bovna-t-il à remarquer. « Non, monsieur, répliqua le garçon, mais les Teufelskines le sont. » [Telegraph, 25 novembre 1864.) (( Hier matin, à huit heures, une femme, passant près d'un tas de fumier, dans la cour pavée qui longe l'hospice récemment construit dans Shadwell Gap, High-Street, Shadwell, fit remarquer à un constable du quartier un homme accroupi sur le tas de fumier, lui disant qu'elle craignait qu'il ne fût mort. Ses craintes se trouvèrent justifiées. La mort du malheureux paraissait remonter à plusieurs heures. Il était mort de froid et d'humidité, et la pluie avait fouetté le cadavre toute la nuit. Le défunt était chiffonnier. 11 était tombé dans la plus effroyable pauvreté, misérablement vêtu, le ventre vide. La police l'avait à plusieurs reprises chassé de cette cour depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, lui disant de rentrer chez lui. Il avait choisi l'endroit le plus désert afin d'y mourir misérablement. On trouva dans ses poches un sou et quelques os. Il pouvait avoir entre cinquante et soixante ans. L'inspecteur Roberts, deia division K, a ordonné de faire une enquête chez les logeurs afin de s'assurer, si possible, de l'identité du malheureux. » [Morning Post, 25 novembre 1864.) Vous avez ainsi la séparation exposée en ses limites les plus étroites, et je vous prie de retenir la phrase « On trouva dans ses poches un sou et quelques os » et de la rapprocher de ce 12 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE troisième compte rendu, emprunté au Telegraph du 16 janvier de cette année : « Les économistes politiques les pins éminents de FAngleterre viennent de dresser à nouveau le tableau du régime alimentaire des indigents, jeunes et adultes. La quantité est faible, mais suffisante à la subsistance du corps; cependant, moins de dix ans avant l'adoption de la Loi sur les pauvres, nous entendions parler d'indigents, dans la région d'Andover, rongeant des débris de viande putride et suçant la moelle des os de chevaux qu'on les employait à broyer. » Vous comprenez mes raisons de croire que le Lazare de notre Christianisme l'emporte sur celui des Juifs. Le Lazare juif s'attendait, ou c'était du moins sa prière, à être nourri des miettes de la table du riche; mais notre Lazare à nous est nourri des miettes de la pâtée des chiens. Or, cette distinction entre riches et pauvres s'appuie sur deux bases. En deçà de ses propres limites, sur une base légitime et éternellement nécessaire; au delà de celles-ci, sur une base illégitime et ruinant éternellement l'ossature de la société. La base légitime de la richesse, c'est qu'un homme qui travaille doit recevoir l'exacte rémunération de son travail, et que s'il ne lui convient pas de la dépenser aujourd'hui, il doit être libre de la dépenser demain. Ainsi, un laborieux qui tous les jours travaille et tous les jours économise, arrive enfin à la possession d'une somme de richesse accumulée, à laquelle il a un droit absolu. L'oisif qui ne veut pas travailler et le prodigue qui ne met rien de côté, se trouveront au bout du même temps pauvres doublement — pauvres de biens et dissolus d'esprit ; et ils convoiteront alors tout naturellement l'argent que l'autre aura économisé. Si on les laisse alors attaquer l'autre, et lui dérober son bien justement acquis, l'épargne n'a plus de raison d'être ni la bonne conduite de récompense ; toute société est dès lors dissoute ou n'existe que comme système de rapines. Par suite, la première nécessité de la vie sociale, c'est l'intégrité de la conscience nationale dans la mise en vigueur de cette loi — qui l'a justement acquis doit garder son bien. Cette loi, dis-je, est la base propre de la distinction entre riches et pauvres. Mais il est aussi une fausse base de distinction ; j'entends LE TRAVAIL 13 le pouvoir exercé sur ceux cpui acquièrent la richesse par ceux qui la perçoivent ou l'extorquent. 11 y aura toujours un certain nombre d'hommes qui volontiers se donneront à l'accumulation de la richesse comme seul but de leur existence. Nécessairement cette classe d'hommes est une classe ignorante, d'intelligence inférieure, et plus ou moins lâche. Il est physiquement impossible pour un homme instruit, intelligent ou brave de faire de l'argent l'objet principal de ses pensées ; aussi physiquement impossible que ce l'est pour lui de faire de son dîner leur principal objet. Tous les gens bien portants aiment leur dîner, mais leur dîner n'est pas le seul but de leur existence. De même tous les gens de saine raison aiment gagner de l'argent — devraient aimer cela et goûter la sen- sation d'en gagner ; mais le principal but de leur vie n'est pas l'ar- gent; c'est quelque chose de mieux que l'argent. Un bon soldat, par exemple, ne désire surtout que bien se battre. 11 apprécie sa solde — à très juste titre, et murmure avec raison quand vous la lui retenez pendant dix ans — pourtant sa conception essentielle de la vie est de gagner des batailles, non d'être payé pour les gagner. 11 en est de même des prêtres. Ils tiennent au casuel et aux droits de baptême, naturellement; mais cependant, s'ils sont braves et instruits, le casuel n'est pas le seul but de leur vie ni les droits de baptême la seule fin du baptême; le but du prêtre est essentielle- ment de prêcher et de baptiser, non d'être payé pour prêcher. 11 en est de même des médecins. Ils tiennent à leurs honoraires, sans doute, — doivent y tenir ; cependant, s'ils sont braves et instruits, les honoraires ne sont pas l'unique objet de leur vie. Ils désirent, en somme, guérir les malades ; et — s'ils sont de bons médecins, et ils ont équitablement eu le choix — aiment mieux guérir leur client etperdre leurs honoraires, que de les tuer et de les empocher. Et il en est ainsi avec tous les autres hommes braves et d'instruc- tion sérieuse ; leur travail passe en premier, leurs émoluments en second — très importants toujours, mais en second pourtant. Mais chez tous les peuples, comme je l'ai dit, il y a une classe nom- breuse ignorante, lâche et plus pu moins stupide. Et pour ces gens-là, les émoluments passent en premier et le travail en second tout aussi certainement que pour les braves le travail passe en premier et les émoluments en second. Et ce n'est pas là une mince distinction. C'est toute la distinction à établir chez un homme; 14 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE distinction entre la vie et la mort chez lui, entre le ciel et l'enfer i:iour lui. Vous ne pouvez pas servir deux maîtres ; — il vous faut servir l'un ou l'autre. Si pour vous le travail passe eu premier et votre salaire eu second, le travail voilà votre maître et le maître du travail, qui est Dieu. Mais si le salaire pour vous passe eu pre- mier et votre travail eu second, le salaire, voilà votre maître, et le maître des salaires, qui est le Démon; et non seulement le Démon, mais le plus méprisable de tous les démous — « le plus vil des démous qui soient tombés ». Et voilà la question eu quelques mots; le Travail eu premier — vous êtes les serviteurs de Dieu ; le Salaire eu premier—vous êtes ceux du Démon. Et ce fait une différence, eu tous temps, croyez-moi, que vous serviez Celui qui sur Sa tunique et Ses reins portait écrit « Rois des Rois », et dont le service signifie liberté absolue ; ou celui sur le vêtement et les reins duquel est écrit : « Esclaves des Esclaves » et dont le service signifie absolue servitude. Cepeudaut, chez tous les peuples, il y a et il y aura toujours un certain nombre de ces serviteurs du Démon dont l'objet esseu- fiel de la vie est de gagner de l'argent. Ils sont toujours, comme je l'ai dit, plus ou moins stupides et ne peuvent rien concevoir de meilleur que l'argent. La stupidité est toujours le fond du marché de Judas. Nous sommes souverainement injustes envers Iscariote, en le croyant pervers au delà de toute perversité. Ce n'était qu'un vulgaire amoureux d'argent, et, comme tous les amoureux d'ar- gent, il ne comprenait pas le Christ ; — ne pouvait saisir Sa valeur et Sa portée. 11 ne voulait pas qu'on le tuât. 11 fut frappé d'horreur en apprenant que le Christ allait être mis à mort; il jeta aussitôt loin de lui son argent et se pendit. Combien, selon vous, de nos chercheurs d'argent actuels auraient la prévenance de se pendre, qui que ce fût qu'on mît à mort? Mais Judas était vulgaire, hébété, égoïste et voleur, la main toujours plongée dans la besace des pauvres, ne s'inqniétant pas d'eux. 11 ne comprenait pas le Christ — pourtant croyait en Lui, beaucoup plus que la plupart d'entre nous ; il Lui avait vu faire des miracles. Le croyait assez fort pour Se tirer d'affaire tout seul et lui. Judas, pouvait bien de l'aventure tirer ses petits bénéfices. Le Christ en sortirait sans grand en- combre et il aurait ses trente deniers. Or, c'est là le raisonnement du chercheur d'argent dans l'univers entier. 11 ne hait point le LE TRAVAIL 15 Christ, mais ne Le peut pas comprendre — ne s'inquiète pas de Lui, ne voit rien de bon dans cette alïaire de bienfaisance; mais, De en tous il même, cas, y fait son profit, advienne que pourra. dans toute agglomération d'hommes, vous avez un certain nombre de — ceux-là ces hommes d'argent de pour qui le salaire passe en dont le but essentiel est de gagner de l'argent. Et ils premier, et en gagnent vraiment — ils en gagnent par toutes sortes de moyens la force même de déloyaux, principalement par le poids et l'argent, ou de ce qu'on appelle la puissance du capital ; c'est-à-dire le pou- labeur du voir que l'argent, une fois obtenu, exerce sur le pauvre, si bien que le capitaliste peut en garder tout le produit pour lui, exception faite de la nourriture du travailleur. C'est là la façon du Judas moderne de « porter la bourse et de gardpr tout ce que l'on y met ». Mais en quoi consiste, demande-t-on, l'injustice d'un pareil L'homme qui de l'argent pour son travail n'a-t-il avantage? a reçu pas le droit de s'en servir du mieux qu'il peut? Non ; sous ce rap- ce dans le port, l'argent aujourd'hui est exactement qu'étaient temps les chaînons de montagnes dominant les grandes routes. Les barons se les disputaient loyalement : — les plus forts et les plus astucieux s'en rendaient maîtres ; puis ils les fortifiaient et contraignaient quiconque passait au-dessous à acquitter un droit de Eb bien, le capital aujourd'hui est exactement ce péage. luttent qu'étaient alors ces cimes escarpées. Les hommes loyale- ment (nous ferons, du moins, cette concession, bien que ce soit une fois plus leur qu'il que nous ne devions) pour argent; mais, l'a, le millionnaire fortement retranché peut contraindre quiconque passe au-dessous à et à une payer un droit à son million ajouter nouvelle tour à son château d'argent. Et je vous le garantis, les misérables vagabonds sur la route en endurent aujourd'hui tout autant de la part du baron du sac qu'ils en ont enduré de la part du baron du pic. Le sac et le pic ont la même signification pour la de loque. Je n'ai cependant pas le temps ce soir de vous montrer combien de façons la puissance du capital est injuste; mais il me faut affirmer ce grand principe — vous le trouverez indiscutable- ment vrai chaque fois que l'argent est le but essentiel de la — que vie soit homme, soit pour un peuple, il est tout à la fois pour un mal acquis, et mal dépensé; mais quand il n'est pas le but essen- LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE tiel, il est ainsi que toute autre chose bien acquis et bien dépensé ! Et voici le moyeu, pour tout liomme, de reconnaître s'il considère ou non l'argent comme but essentiel. Si, arrivé à l'âge mur, ils'ar- rete et dit, « maiuteuaut j'ai suflisammeut pour vivre, je m'en vais vivre sur ce que j'ai ; et l'ayant bien acquis, je m'en vais aussi le bien dépenser et sortir de ce monde pauvre comme j'y suis entré, » alors l'argent n'est pas pour lui l'essentiel; mais si, eu ayant siif- lisammeut pour vivre comme il sied à sou caractère et à sou il rang, veut eu gagner davantage et mourir riche, l'argent est alors sou but essentiel et il deviendra une malédiction pour lui et eu général pour ceux qui le dépenseront après lui. Cai' vous n'ignorez pas que cet argent doit quelque jour se dépenser; la seule question est de savoir s'il sera,dépeusé par celui qui l'a gagné ou par quelque autre. Et généralement il vaut mieux que celui qui l'a gagné soit celui qui le dépense, car il eu connaîtra mieux la valeur et l'utilité. C'est là la véritable loi de la vie. Et s'il ne plaît pas à l'iiomme de dépenser ainsi sou argent, il lui faut ou bien le thésauriser ou le prêter, et le pire qui puisse ordinairement lui arriver, c'est de le prêter; caries emprunteurs le dépensent presque toujours mal, et c'est l'argent prêté qui est la plupart du temps cause de tous les maux et de la prolongation de toute guerre inique. Car remarquez ce que sont eu réalité les prêts faits aux goiiver- uemeuts militaires étrangers et combien c'est bizarre. Si votre jeune fils venait vous demander de l'argent pour le tiisées dépenser eu et eu pétards, vous y regarderiez à deux fois avant de le lui donner; et vous vous diriez, eu le voyant partir eu feux d'artilice quand bien même il n'eu résulterait aucun dommage, que c'est de l'argent gaspillé. Mais les enfants Russes et les enfants Autricbieus viennent vous emprunter de l'argent ; ce n'est pas pour le dépeu- ser eu pétards iuolfeusifs, mais eu cartouches et eu baïonuettes pour vous attaquer dans les Indes et pour réprimer tout noble sentiment eu Italie, et pour massacrer des femmes et des enfants polonais ; cet argent-lci cependant vous le donnez aussitôt, par- ce qu'eu échange ils vous payent un intérêt. Or, pour vous cet intérêt, il payer leur faut imposer dans leur empire chaque qui travaille paysan ; et c'est de ce travail-là que vous vivez. Donc tout à la fois vous volez le paysan autricbieu, vous assassinez ou exilez le paysan polonais et vous vivez du produit de ce vol et du prix de LE TIEVVAÍÍ. 17 ce meurtre! Voilà la vérité pleine et entière — VQÜà la signilica- lion précise de vos prêts à l'étranger et du plus gros intérêt ; puis en vérité vous cherchez querelle à l'évêque Colenso comme si c'était lui qui reniait la Bible et vous qui y croyiez ! quoique, chacun des actes rélléchis de votre existence, malheureux que vous êtes, soit un nonvean défi à ses préceptes élémentaires; et comme si, pour la plupart des riches en Angleterre à l'heure actuelle, il ne serait vraiment pas à souhaiter, comme la chose la plus heureuse du moins pour eux, que la Bible, ne fut pas vraie, puisque c'est contre eux qu'y sont inscrits ces mots : « La rouille de votre or et de votre argent parlera contre vous et rongera votre chair, comme du feu. » m. j 'en arrive maintenant à la troisième des distinctions que nous avons établies, la distinction entre les hommes qui travaillent avec le bras et ceux qui travaillent avec la tête. Et ici nous rencontrons enfin une distinction inévitable. Il faut qu'il y ait nn travail fait par les bras ou aucun de nous ne pourrait vivre. 11 faut qu'il y ait un travail fait par le cerveau, ou la vie que nous avons ne vaudrait pas la peine qu'on la vive. Et les mêmes hommes ne peuvent faire l'un et l'autre. 11 y a un travail grossier à faire, et il faut des hommes grossiers pour le faire ; il y a nn tra- vail noble à faire et il faut des hommes de distinction pour le faire ; et il est matériellement impossible qu'une classe puisse faire, ou se partager le travail de l'autre. 11 ne sert de rien d'essayer de dis- simuler cette douloureuse vérité sous de belles paroles, et de parler à l'ouvrier de l'honorabilité du travail manuel et de dignité hn- maine. C'est nn vieux et grand proverbe que celui de Sancho Panza : « Ce n est pas avec de belles paroles qu'on beurre ses tartines ; » el je vous le dis, dans toule rAngleterre aujourd'hui, vous autres ouvriers, vous achetez trop de beurre à cette crémerie. Le travail grossier, honorable on non, nous prend de noire vie ; et l'homme qui d nn fossé a tiré de l'argile pendant tonte une journée, ou cou- duit un train express contre le vent du Nord pendant tonte nue nuit, ou tenu la barre d'un charbonnier pendant un grain le long d une côte sons le vent, ou manié le fer chantré à blanc devant le gueulard d un loiirnean, cet homme-là n'est pas le même à la fin de sa journée on de sa nuit, que celui qui est resté assis dans une chambre tranquille, entouré de tout le bien-être, à lire des livres, LA COURONNE. 2 18 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE OU à classer des papillons, ou à peindre des tableaux. Si ce vous est une consolation de vous entendre dire que le travail grossier est le plus honorable des deux, je serais taché de vous enlever cette fiche de consolation ; et sous un certain rapport, je n'en vois pas l'uti- lité. Le travail grossier est en tous cas vrai, honnête et générale- ment, bien le que ce ne soit pas toujours exact, utile ; tandis que travail bien élégant, aussi pour une grande part, est sot et perfide qu'élégant, et partant déshonorant ; mais quand ils sont tous les deux également bien et dignement faits, le travail de tete est noble et celui du bras est vil ; et pour le travail manuel quel qu'il soit, nécessaire maintien de la vie, ces antiques paroles, « tu man- au géras ton pain à la sueur de ton front » indiquent que sa nature inhérente en est une de calamité; que le sol, maudit à cause de nous, projette lui aussi une ombre d'avilissement sur notre lulte avec ses épines et ses chardons ; si bien que les nations ont célé- bré leurs jours honorables ou « saints », et les ont constitués des de jours de « fête » ou de « congé », en en faisant des jours repos; et que la promesse qui, entre toutes nos lointaines espérances, semble luire de l'éclat le plus xif sur la mort, c'est cette grâce qui existe pour les morts qui sont morts en Dieu, « ils se reposeront de leurs labeurs et leurs travaux les suivront. » Et c'est ainsi que toujours se pose l'éteruelle question et que naît le problème, qui doit faire ce travail grossier? Et comment le travailleur doit-il être consolé, racheté et récompensé? et quelle sorte d'amusement devrait-il avoir et quel repos, dans ce monde, quelquefois, aussi bien que dans l'autre? Eh bien, travailleurs, mes amis, il faudra quelque temps encore pour répondre à ces questions. 11 faut qu'on y réponde : tous les braves gens s'en occu- et aussi tous les honnêtes penseurs, lise fait sur ce pent, sujet un travail de tête considérable ; mais il faut découvrir bien des choses et faire bien des elforts en vain, avant qu'on puisse rien dire de décisif. Notez seulement ces quelques points, qui déjà sont cer- tains. Au sujet de la distribution du travail grossier d'abord. Aucun d'entre nous, ou très peu d'entre nous, se livrent à un travail soit rude, soit doux parce qu'ils pensent que c'est un devoir, mais qu'ils sont hasard tombés sur sa route et ne parce par peuvent taire autrement. Or nul ne fait bien quelque chose qu'il ne peut LE TRAVAIL 19 s'empêcher de faire : un travail n'est bien fait que lorsqu'il est fait avec cœur ; et aucun homme n'a le cœur parfaitement ferme à moins de savoir qu'il fait ce qu'il doit et qu'il est à sa place. Et, croyez-moi, tout travail se doit faire enfin, non pas d'une manière désordonnée, brouillonne, mauvaise, mais d'une manière ordonnée, disciplinée, humaine — d'une manière légale. On enrôle des hommes pour le travail qui tue — le travail de la gu-erre : on les compte, on les exerce, on les nourrit, on les habille et on les féli- cite pour cela. Qu'on les enrôle aussi pour le travail qui nourrit ; qu'on les compte, qu'on les exerce, qu'on les nourrisse, qu'on les habille, qu'on les félicite pour cela. Enseignez l'exercice de la charrue avec autant de soin que vous le faites pour l'exercice du sabre, et accordez aux officiers des troupes de la vie autant de considération qu'aux officiers des troupes de la mort, et tout est dit : mais ni ceci ni aucune autre chose juste ne se peut accomplir — vous ne pourrez même pas savoir comment vous y prendre — à moins que, tout d'abord, le serviteur et le maître ne soient résolus, quoi qu'il advienne, à se rendre mutuellement justice. Les gens sont sans cesse à se chamailler sur ce qu'il vaudrait mieux faire, ou sur ce qui serait le plus facile à faire, ou le plus convenable ou le plus profitable; mais jamais, du moins à ma connaissance, ils ne demandent ce qu'il serait le plus jimte de faire. Et c'est la loi de Dieu que vous ne puissiez juger ce qui est sage et facile, à moins que vous ne soyez d'abord résolus à juger ce qui est juste et à le taire. C'est là ce que constamment répète notre Maître — le pré- cepte qui entre tous est le plus fréquemment donné.— « juste et Soyez jugez. » — Voilà le précepte de l'Écriture; voilà le « Service Divin » et non prier ou chanter des psaumes. On vous dit, il est vrai, d'entonner des psaumes lorsque vous êtes dans la prier joie et de lorsque vous êtes dans le besoin ; et, la du Malin par perversion Esprit, nous en arrivons à prendre la prière et le chant des psaumes pour le « Service ». Qu'un enfant se trouve avoir besoin de quelque chose, il court le demander à son — cela père rendre appelle-t-il un service à son père? S'il demande un jouet ou un gâteau — appelle-t-il cela servir son père ? Vis-à-vis de là la Dieu, c'est prière, et 11 aime à l'entendre ; Il aime que vous Lui deman- diez un gâteau quand vous en avez besoin, mais 11 cela n'appelle pas « Le servir » . Mendier n'est point servir : Dieu aime les men- I.A COURONNE DOLIVIER SALVACE 20 aussi vous-même. — Il aime les serviteurs diants tout peu que tionnêtes, non les mendiants. De même quand un enfant aime chanter de lîeaucoup son père et qu'il est dans la joie, il peut petites chansons à son père ; mais il n'appelle pas cela servir son père ; et chanter des chants à Dieu, ce n'est pas davantage servir Dieu. C'est nous réjouir, si ce signitie quelque chose ; hieii prohahlemeut rien; mais si ce signifie quelque chose, c'est nous ce ne signitie servir nous et non pas Dieu. Et pourtant nous avons assez d'impu- le « Service dence nos chants pour appeler notre mendicité et — mot — la Divin là noti'e » ; nous disons : « On célébrera (c'est — formule acceptée) — le Service Divin à onze heures. « Hél as ! à moins célébrions le Service Divin dans chacun des que nous ne actes voulus de notre vie, nous lie le célébrons jamais. Le vrai et travail divin —le vrai sacrifice ordonné —c'est d'être juste; c'est la dernière chose nous soyons jamais enclins à être. Tout que plutôt que cela ! Autant de charité que vous voudrez, mais de jus- lice point. « Alais, me direz-vous, la charité est plus sainte que la justice. )) Oui, elle est plus sainte ; elleest le faîtemêniede lajustice, elle est le temple dont la justice est la hase. Mais vous n'aurez — le faîte la hase vous ne pouvez éditier sur la charité. Il pas sans ; vous faut édifier sur la justice, pour celte honne raison, que vous la n'avez point, au départ, la charité avec laquelle bâtir. C'est récompense dernièi'e du bon travail. Soyez juste envers votre frère (vous pouvez l'être, que vous l'aimiez ou non), et vous vien- drez à l'aimer. Alais soyez injuste envers lui, parce que vous né l'aimez pas ; et vous en viendrez à le haïr. C'est très joli de croire que, pour commence!', vous pouvez édifier sur la charité ; mais vous com- vous vous apercevrez que tout ce dont disposez pour mencer, commence par vous-même, et n'est à proprement parler que l'amour de vous-même. Amus autres gens riches, par exemple, qui êtes ici soir, vous irez au « Service Diviu « dimanche ce pro- et pimpants, et vos petits enfants auront mis leurs chain, soignés jolis petits souliers des dimanches et auront à leurs chapeaux leurs belles plumes des dimanches ; et vous songerez, complaisam- ment et pieusement, combien ils sont charmants ! Et c'est vrai : et vous les aimez sincèrement et vous prenez plaisir à mettre des plumes à leurs chapeaux. C'est fort bien ; et c'est là de la charité ; mais c'est de la charité qui commence par soi-même. Puis vous ê IJ-: TRAYATr. 21 rencontrez le pauvre petit balayeur, atlifé aussi lui, dans ses habits des dimanches — ses haillons les pins crasseux — afin de pou- voir d'autant mieux mendier : nous lui donnerons un sou et songerons combien nous sommes bons. C'est là de la charité allant en ville. Mais que dit la Justice, qui marche à nos côtés et nous épie? La Justice chrétienne est restée étrangement inuette, et en apparence aveugle, ou sinon aveugle, du moins décrépite, depuis bien longtemps : elle tient toujours ses comptes pourtant — très assidûment, — les faisant la nuit, soigneusement, après avoir enlevé son bandeau et à l'aide des lunettes les plus perçantes (la seule des inventions scientifiques modernes dont elle ait cure). Il vous faut approcher l'oreille bien près de ses lèvres pour l'entendre parler ; et alors vous sursauterez à ce qu'elle murmurera tout d'abord, cai' ce sera certainement : « Pourquoi ce petit balayeur n'aurait-il pas sur la tête des plumes tout comme votre enfant. » Vous pouvez alors demander à la Justice, sur un ton de stupéfac- tion : « Comment elle peut bien être assez sotte pour penser que des enfants pourraient balayer la rue avec des plumes sur la tète? » Vous vous approchez encore et la Justice de dire — toujours de sa façon languissante et stupide : « x\lors pourquoi, un dimanche sur deux, ne laissez-vous pas votre enfant balayer le trottoir et n'emmenez-vous pas le petit balayeur à l'église en chapeau à plumes? » Bonté divine (pensez-vous en vous-meme) que va-t-elle exiger ensuite? Et vous répondez bien entendu que « vous ne le faites pas parce que chacun doit être satisfait de la situation dans laquelle la Providence l'a mis ». Ah ! mes amis, voilà précisément où le bât nous blesse. Est-ce la Providence ou vous qui les avez mis dans cette situation? Vous poussez un individu dans un fossé et puis vous lui dites de se considérer satisfait de la « situation dans laquelle l'a mis la Providence. » C'est là le cbristia- nisme moderne. « Ce n'est pas nous, dites-vous, qui l'avons poussé dans le fossé. » Comment savez-vous ce que vous avez fait ou ce que vous faites ? C'est précisément ce que tous nous devons savoir et ce que jamais nous ne saurons, tant que pour nous chaque matin la question ne sera pas de savoir comment faire la chose lucrative, mais comment faire lachóse juste; ni tant que nous ne nous serons pas du moins suffisamment avancés dans la voie chrétienne pour comprendre cette maxime du pauvre Maho- 22 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE métan qui n'est lui qu'à mi-chemin : « Une heure d'accomplissement de la justice vaut soixante-dix années de prières. » A supposer donc que nous ayons résolu en toute justice qui doit faire le travail manuel, les aulres prohlèmes doivent etre de l'ecliercher comment seront payés les travailleurs, et comment ils seront délassés et le jeu qu'ils doivent avoir. Or, la somme possible de jeu dépend de la somme possible do salaire ; et la somme de salaire n'est pas matière à considération pour les travailleurs manuels seulement, mais pour tons les travailleurs. Généralement le vrai travail utile, qu'il soit de la tête ou des bras, est mal payé, ou ne l'est point du tout. Je ne dis pas qu'il doive en cire ainsi, mais il en est tonjours ainsi. Les gens, en règle générale, payent uniquement pour qu'on les amuse on qu'on les vole, non pour qu'on les serve. Vingt-cinq mille francs par an à votre beau parleur et vingt-cinq sons par jour à votre soldat, à votre mineur et à votre penseur, c'est la règle. Le meilleur travail de tete en art, en littérature on en science n'est jamais rétribué. Combien pensez-vons qu'Homère ait obtenu pour sow Iliade? ou le Dan le pour son Paradis? le pain et le sel nniquement, et les étages des antres à grimper et à des- cendre. En science, rbomine qui découvrit le télescope et le premier vit le ciel, lut payé de prison ; l'homme qui inventa le microscope et le premier vit la terre, monrnt de faim, expulsé do son logis ; il est manifeste que Dieu entend que tonte parole bonne et tout travail utile soit fait pour rien. Barucb, l'écrivain public, ne gagna pas, je gage, un sou la ligne à copier pour Jérémie son second rouleau, et saint Etienne n'eut pas les émoluments d'un évêqne pour son long sermon aux Pharisiens; il n'eut que des pierres. Car c'est là le payement naturel du père terrestre. Qu'un enfant de ce monde travaille pour le bien du monde, honnêtement, de toute sa tête et de tout son cœur et vienne à lui, disant : « Donne- moi un pen de pain, jnsle ce qu'il faut pour vivre » le père terrestre lui répondra : « Non, mon enfant, pas de pain, nue pierre, si tn veux ou autant que tu en voudras, pour te faire taire. » Mais les travailleurs manuels ne sont pas aussi malheureux que tout ceci le laisserait entendre. Le pire qui puisse vous arriver à vous, c'est de casser des cailloux, non d'être lapidés. Et pour vous viendra un moment de payement plus avantageux; quelque jour, cer- LE TRAVAIL 23 tainement, on paiera davantage à Pierre le pêclieiir et moins à Pierre le Pape; nous ne payerons plus les gens pour discourir au Parlement et ne rien faire tout à fait autant que pour se taire en dehors de ses murs et faire quelque chose; nous payerons notre lahoureur un peu pins et notre avoué un peu moins, et ainsi de suite. Mais du moins pouvons-nous dès maintenant veiJler à ce que quel que soit le travail, il reçoive sa pleine rétribution; à ce que riiomme qu'il l'a fait soit rétribué et non un autre; à ce que ce soit fait d'une manière ordonnée, militaire, sensée, saine, sous de bons capitaines et de bons lieutenants du travail; à ce qu'on lui assigne ses inslanls de repos, et en nombre suffisant; et à ce que pendant ces instants le jeu soit un jeu salutaire, non pas dans un décor de jardin, avec des fleurs artificielles et sous l'éblouissement du gaz, avec des filles dansant par misère ; mais dans de vrais jardins, au milieu de vraies fleurs, dans l'éblouissement du soleil et avec des enfants dansant de joie; si bien que les rues seront vraiment pleines (je dis, les rues, et non les ruisseaux) d'enfants y prenant leurs ébats. Nous pouvons veiller à ce que les travailleurs aient au moins d'aussi bons livres à lire que n'importe qui, quand ils auront le loisir de les lire, et des foyers aussi confortables pour s'y asseoir que n'importe qui, quand ils auront le loisir de s'y asseoir. Ceci, on peut, à mon sens, venir à bout de vous le donner, travailleurs, mes amis, en son temps. IV. rime faut cependant arriver à notre dernière distinction qui nous concerne tous, en tant que travailleurs. Qu'est-ce que le travail raisonnable et qu'est-ce que le sot travail? Quelle diffé- rence faut-il établir entre la raison et la sottise, dans nos occu- pations journalières. Eb bien, le travail raisonnable, c'est, en un mot, le travail avec Dieu. Le sot travail, c'est le travail contre Dieu. On peut décrire d'un mot le travail fait avec Dieu, auquel II donnera son aide, comme la « Mise en ordre » — c'est-à-dire la mise en vigueur de la loi d'ordre de Dieu, spirituelle et matérielle, devant régir hommes et choses. C'est la première chose que vous ayiez essentiellement à faire. Le véritable « bon travail », c'est, par rapport aux hommes, de mettre en vigueur la justice, et par rapport aux choses, de mettre en vigueur la propreté et la fécondité. Et contre ces deux grandes œuvres humaines luttent perpétuellement deux grands 24 LA COUROA'NE D'OIAVIER SAUVAGE démons, — le démon d'iniquité, on d'injustice, et le démon de désordre, on de mort; car la mort n'est que l'achèvement du désordre. Il vous faut quotidiennement combattre ces deux démons. Aussi longtemps que vous ne combattrez pas le démon d'iniquité, vous travaillerez pour lui. Vous « ferez œuvre d'iniquité » et le jugement contre vous, en réponse à vos « Seigneur, Seigneur, Dieu », sera « Ecartez-vous de moi, vous qui faites œuvre d'iniquité ». Aussi longtemps que vous ne résisterez pas au démon du désordre, vous ferez œuvre de désordre et ferez vous-même le jeu de la mort, qui est le péché et qui pour gage a la mort elle-même. Remarquez donc que tout travail sage a trois qualités principales. 11 est honnête, utile et heureux. 1" Il est honnête. Il n'est guère à mon sens, rien de plus étrange que le fait que vous exigiez la loyauté dans le jeu, et ne l'exigiez pas dans le travail. Dans vos moindres jeux vous avez loujours quelqu'un pour veiller à ce que tout soit « franc-jeu ». Dans la boxe, les coups doivent être loyaux; aux courses, le départ loyal. Vous avez pour mot d'ordre anglais franc-jeu, et pour haine anglaise trahison. L'idée vous est-elle jamais venue qu'il vous fat- lait encore un autre mot d'ordre, franc-travail, et une antre haine encore, le travail déloyal? Votre boxeur de profession a encore quelque honneur en lui ; et il en est de même de la galerie qui l'entoure ; elle jugera qu'il a perdu la partie, sur un coup déloyal. Mais votre gros marchand gagne la partie en vendant de mauvaises marchandises et nul ne s'élève contre cela. Vous chassez de la salle de jeu un joueur qui pipe les dés, mais vous laissez prospérer un commerçant qui fausse ses balances ! Car, voyez-vous, tout commerce déloyal, c'est ni plus ni moins fausser les balances. Qu'importe que l'on me donne moins que mon poids, un produit frelaté ou falsifié? La falsification est incomparablement ce qu'il y a de pire entre les deux. Donnez-moi une portion de nonrritnre in- suffisante, je ne ferai que perdre par votre faute ; mais donnez-moi une nourriture falsifiée et je meurs par votre faute. Voici donc votre premier devoir, travailleurs et commerçants — soyez vi'ais envers vous-mêmes et envers nous qui vous aiderions. Nous ne pouvons rien pour vous ni vous pour vous-mêmes, sans loyauté. Ayez cela, vous avez tout; sans cela, vos votes, vos réformes, vos mesures libre-échangistes, vos institutions scientifiques, tout est LE TRAVAIL 25 vain. C'est inutile d'unir vos cervelles si vous ne pouvez unir vos cœnrs. Epaule contre épaule, loyale étreinte entre vous sans fausse étreinte pour aiicnn antre, et le monde sera encore à vous. 2" Puis, secondement, le travail sage est utile. Ancnn homme ne s'inquiète, on ne devrait s'inquiéter, qu'il soit pénible, pourvu seule- ment qu'il aboutisse à quelque chose ; mais quand il est pénible et n'aboutit à rien, quand tout le labeur de nos abeilles se change en labeur d'araignées, et qu'an lien de rayons de miel nous n'avons pour résultante qu'une toile fragile qu'emporte la pre- mière brise, c'est là ce qui est cruel poiir le travailleur. Cependant nous demandons-nous jamais, individuellement, on même comme peuple, si notre travail aboutit ou non à quelque chose? Peu nous chant de conserver ce qui a été noblement fait ; moins encore de faire noblement ce que d'antres conserveraient, et surtout de ren- dre le Iravail lui-même utile an lieu de meurtrier pour celui qui le fait, de façon à employer à la vérité sa vie, mais non à la gaspiller. De tons les gaspillages, le pins grand gaspillage auquel vous puis- siez vous livrer c'est le gaspillage du travail. Si le matin vous descendiez à votre laiterie et constatiez que votre plus jeune enfant vous y a devancé ; et que le chat et lui y ont joué et qu'il a versé sur les dalles toute la crème pour que le chat puisse la laper, vous gronderiez l'enfant et regretteriez la perte du lait. Mais si an lien de jattes en bois pleines de lait, il s'agit de vases d'or pleins de vie humaine, et qu'an lieu du chat pour compagnon de jen — il y ait le démon pour compagnon de jen et que ce soit vous qui jouiez, et qu'au lieu de laisser Dieu briser ce vase d'or à la fontaine, vous le fracassiez vous-même dans la poussière et répandiez le sang humain sur le sol pour que le démon le lèche,— ce n'est pas du gaspillage ! Comment ! Peut-être pensez-vous que « gaspiller le travail des hommes ce n'est pas les tuer ». Vraiment? Je voudrais savoir comment vous les pourriez tuer plus complè- tement — les tuer d'une seconde mort, d'une septième mort, d'une centuple mort ? Arrêter le souffle de l'homme, c'est la façon de tuer la plus légère. Que dis-je, la faim et le froid et les petites balles qui sifflent — nos messagers d'amour de peuple à peuple — ont avant ce jour porté à plus d'un homme un message agréable ; avis de douce délivrance et permission de s'en aller enfin ou il sera heureux et bienvenu. Au pis aller, vous ne faites qu'abréger sa 26 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE vie, vous ne corrompez pas sa vie. Mais si vous le mettez à un labeur vil, si vous enchaînez sa pensée, si vous aveuglez ses yeux, si vous émoussez ses espérances, si vous lui dérobez ses joies, si vous déformez son corps et llétrissez son âme, et enfin ne le laissez même pas récolter le pauvre fruit de sa dégradation ; mais si vous cueillez ce fruit pour vous-même et congédiez l'homme au tomheau, quand vous en avez fini avec lui, après avoir, dans la mesure de votre possible, rendu les parois de sa tomhe éternelle (quoique, au fond, j'imagine que les honnes hriques de quelques- uns de nos caveaux de famille se serreront an jour de la résur- rection plus que les mottes de gazon sur la tête du travailleur) vous ne pensez pas que ce soit là un gaspillage et un crime ! 3" Puis, enfin, le travail raisonnable est heureux, comme l'est le travail de l'enfant. Et je voudrais que vous remportiez chez vous une pensée au moins et que vous la conserviez devers vous. Tout le monde dans cette salle s'est vu enseigner à prier chaque jour, « que votre règne arrive ». Or, si nous entendons un homme jurer dans la rue, nous pensons que c'est très mal et nons disons qn'il « invoque le nom de Dieu en vain ». Mais il y a une façon vingt fois pire que cela d'invoquer Son nom en vain. C'est de de- mander à Die^t ce dont nous n avons pas besoin. Il n'aime pas ce genre de prières. Si vous n'avez pas besoin d'une chose, ne la de- mandez pas : pareille demande est la plus sanglante raillerie que vous vous puissiez permettre envers votre Roi ; les coups que les soldats avec un roseau Lui portèrent sur la tête n'étaient rien à côté de cela. Si vous ne désirez pas son règne, ne l'appelez pas dans vos prières. Mais si vous en avez le désir, il faut faire plus que de prier pour sa réalisation, il faut travailler pour elle. Et pour travailler pour cela, il vous faut savoir ce que c'est; nous avons tous prié pour cela longtemps sans réfléchir. Comprenez bien, c'est un règne qui doit venir à nons ; ce n'est pas nons qui devons aller à lui. De plus, cene doit pas être un royaume des morts, mais des vivants. De plus, il ne doit pas venir tout d'un coup, mais douce- ment ; nul ne sait comment : « Le règne de Dieu vient par sur- prise ». De plus, il ne doit pas venir en dehors de nous, mais dans nos cœurs. « Le royaume de Dieu est en vous. » Et étant en nous, ce n'est pas une chose que l'on voit, mais qu'on sent ; et bien qn'il apporte toutes sortes de biens avec lui, ce n'est pas en cela qu'il LE TRAVAII. 27 consiste : « Le royaume de Dieu n'est pas le manger et le boire, mais la justice, la paix et la joie dans le Saint-Esprit, » c'est-à-dire la joie dans l'Esprit de sainteté, de santé, de charité. Or, si nous voulons travailler à l'avènement de ce royaume et y entrer, il y a d'abord une condition à remplir. 11 faut y entrer comme un petit enfant ou pas du tout. « Ouiconquene le recevra pas comme un petit enfant n'y pourra pénétrer. >> Et encore : « Laissez ces petits enfants et ne les empêchez pas de venir à moi, car le royaume des deux est pour ceux qui leur ressemblent. » Pour ceux-là^ entendez-vous bien. Non pas des enfants eux- mêmes, mais de ceux-là qui ont une àme d'enfant. Je crois que la plupart des mères qui lisent ce texte s'imaginent que les ci eux sont remplis d'enfants. Mais il n'en est pas ainsi. 11 y aura des enfants, mais leur couronne sera de cheveux blancs. « Longues journées, et longue vie et paix » , telle est la parole bénie pour ne pas mourir dans la première enfance. Les enfants ne meurent que pour les fautes de leurs parents ; Dieu les destine à la vie, mais 11 ne peut pas toujours la leur laisser; ils ont alors leur place prématurée dans les deux: et le petit enfant de David, pour qui les prières furent vaines; —le petit enfant de Jéroboam, tué par le pied de sa mère sur le seuil même de son logis, — eux y seront. Mais David, vieux et las, et Barzillai, vieux et las, ayant appris, enfin, les leçons de l'enfance, y seront aussi ; et l'unique question qui nous intéresse tous, jeunes et vieux, c'est: Avons-nous appris la leçon de l'enfance? C'est une âme d'enfant qu'il nous faut acquérir à nos risques et périls ; voyons, brièvement, en quoi elle consiste. La première caractéristique du véritable enfant, c'est d'être Modeste. Un enfant bien élevé ne s'imagine pas pouvoir instruire ses parents ni tout savoir. Il peut penser que son père et sa mère sont omniscients — peut-être que toutes les grandes personnes le sont ; très certainement il est sûr que lui ne sait pas tout. Et il est toujours à poser des questions et à vouloir en savoir davantage. Eh bien, c'est là la caractéristique de l'homme sage et hon à son tra- vail. Savoir qu'il sait peu de chose ; — s'apercevoir qu'il y en a beaucoup de plus sages que lui; toujours poser des questions, vou- lant apprendre, non instruire. Qui veut instruire, n'instruit jamais bien, ou qui veut gouver- ner, jamais ne gouverne bien; c'est une vieille maxime (de Pla- 28 LA COULOANE D'OLIVIER SALVALE ion, mais je ne sais s'il fui le premier à l'exprimer) et aussi sage qu'elle est vieille. Puis, la seconde caractéristique du véritable enfant, c'est d'être Soumis. Voyant que son père sait mieux ce qui est bon pour lui et ayant toujours trouvé, chaque fois qu'il a au contraire voulu en faire à sa tête, que son père avait raison et qu'il avait tort, un noble enfant s'abandonne à son père complètement, lui livre sa main et le suivra aveuglément, s'il le lui commande. Et c'est aussi là la caractéristique de tous les hommes de bien, comme ouvriers obéissants, ou soldats sous les ordres de capitaines. Il leur faut se confiera leurs capitaines; — c'est pour eux une question de vie de n'en choisir d'autres que ceux auxquels ils piiisseni se conlier. Mais ils ne doivent pas toujours s'imaginer que ce qui leur paraît étrange ou mauvais dans ce qu'on veut les voir faire, est réelle- ment étrange ou mauvais. Ils connaissent leur capitaine; où il les mène, il leur faut aller, ce qu'il ordonne, ils doivent le faire ; et sans cette confiance et celte foi, sans cette autorité du chef et cette discipline du soldat, il n'est de grande œuvre, ni de grand salut possible à l'homme. Chez les peuples ce n'est que lorsque cette soumission est acquise qu'ils deviennent grands : le Juif, le Grec, le Mahométan du moins en témoignent. Ce fut à un de ces actes d'absolue obéissance qu'Abraham dut de devenir le père des fidèles ; ce fut l'affirmation de la puissance de Dieu comme capi- taine de tous les hommes et l'acceptation d'un chef nommé par lui comme commandeur des croyants, qui jetèrent les fondations de cette toute puissante nation existant encore en Orient ; ce fut encore l'acte des Grecs, devenu le type de la discipline noble et désintéressée dans tous les pays et dans tous les temps, acte célébré sur la tombe de ceux qui donnèrent leur vie pour l'assurer, dans la plus émouvante, me semble-t-il et autant que je puis sentir, de toutes les expressions humaines : « G étranger, va dire aux nôtres que nous sommes ici couchés, pour avoir obéi à leurs ordres !» Puis la troisième caractéristique d'un véritable enfant, c'est d'être Affectueux et Généreux. Donnez un peu d'affection à un enfant, vous en aurez beaucoup en retour. Il aime tout ce qui l'ap- proche — s'il est un véritable enfant, — ne voudrait faire du mal à rien, donnerait au besoin ce qu'il a de meilleur, toujours, — ne I.E TRAVAIL 20 rusc pas pour se procurer tout ce qu'il y a dans la maison et prend plaisir à aider les gens ; vous ne sauriez autant le ravir qu'en lui donnant une occasion de se rendre utile, si peu que ce soit. Et enfin à cause de toutes ces caractéristiques, il est lieureux. Mettant sa confiance en son père, il ne s'inquiète de rien — plein d'altection pour toutes les créatures, il est heureux toujours, soit dans le jeu, soit dans le devoir. Eh bien, c'est là aussi la caractéris- tique du grand travailleur. Sans inquiétude du lendemain, uni- quement soncieux de son devoir du jour, laissant à nn autre le soin de s'inquiéter du lendemain, sachant en vérité ce qu'est le travail, mais ignorant la douleur; et toujours prêt pour le jeu — le jeu superbe — car le beau jeu humain est comme le jen du soleil. Voilà un travailleur. Assidu à son labeur, il s'attache comme riiomme fort à fournir sa carrière, mais aussi comme l'homme fort, il est dans la joie de fournir sa carrière. Voyez comme il joue, le soleil, le matin, avec les brumes au-dessous et les nuages au-dessus, avec un rayon ici et un éclair là, et une pluie de pierreries partout, elle grand jeu humain ressemble au sien—plein de variété— tout plein de lumière et de vie, et tendre comme la rosée de l'aube. Ainsi vous avez l'àme de l'enfant avec ces quatre vertus — Humilité, Eoi, Charité et Joie. Voilà ce à quoi vous devez vous convertir. « Si vous ne changez et ne devenez comme de petits enfants. » — Vous entendez beaucoup parler de conversion aujour- d'hui, mais les gens paraissent toujours croire que la conversion les doit attrister — leur doit allonger le visage. Non, mes amis, elle doit vous l'épanouir; le repentir doit vous ramener à la pre- mière enfance, à la joie et à renohantement. Vous ne pouvez aller dans nn conventicule, sans entendre beaucoup parler de retour en arrière, d'apostasie. D'apostasie, vraiment ! Je vous le dis, dans la voie où la plupart d'entre nous s'engagent, plus vite nous retour- nerons en arrière, mieux cela vaudra. Retournons au berceau, si poursuivre la route mène an tombeau — en arrière, vous dis-je; en arrière — quittons les tigures longues et reprenons les, longues robes de l'enfance. C'est parmi les enfants seulement, et comme enfants seulement que vous trouverez le remède pour votre guéri- son et la vraie sagesse pour votre enseignement. Les conseils des hommes de ce monde sont empoisonnés ; leurs paroles sont tout fiel, « le venin de l'aspic est sur leurs lèvres », mais « l'enfant à la 30 TA COURONNE D'OIJVIER SAUVAGE mamelle jouera près du repaire de l'aspic ». Les regards des hommes parlent de mort. « Leurs yeux sont secrètement dirigés contre les pauvres; » ils sont comme le reptile qu'on ne peut fasci- ner, le basilic, dont les regards tuaient. Mais « l'enfant sevré posera la main sur le repaire du basilic». Les pas des hommes sonnent la mort, « leurs pieds sont prompts à répandre le'sang; ils nous ont enserrés dans notre marche comme le lion qui convoite sa proie et comme le lionceau aux aguets par les lieux cachés, » mais dans ce royaume le loup reposera près de l'agneau et la brebis grasse près du lion et « un petit enfant les pourra mener ». Les pensées des hommes donnent asile à la mort ; le monde est pour eux une vaste énigme, de plus en plus sombre au fur et à mesure qu'elle tire à sa fin ; mais le mot en est connu à l'enfant, et il faut surtout rendre grâce au Seigneur du ciel et de la terre de ce qu' « Il a celé ces choses aux sages et aux prudents et les a révélées aux petits enfants ». Oui, et la mort gît — infini- ment de mort — dans les souverainetés et puissances des hommes. Autant l'Orient est séparé de l'Occident, autant nos péchés sont — non pas éloignés de nous — mais multipliés autour de nous : pensez-vous que maintenant le soleil lui-même « soit dans la joie » de fournir sa carrière quand il s'enfonce vers l'Ouest à l'horizon, si complètement rouge, non de nuages, mais de sang ? Et il rougira plus complètement encore. Quelque disette qu'il puisse y avoir des premières et dernières pluies, il n'y en aura point de cette pluie rouge. Vous vous retranchez, vous vous armez contre elle en vain; l'ennemi et le vengeur fonceront également sur vous à moins que vous n'appreniez que ce n'est pas de la bouche menaçante ou calme des canons, mais « de la bouche des petits enfants et des nourrissons» que viendra l'ordre qui doit « arrêter l'ennemi et le vengeur ». DEUXIÈME CONFÉRENCE FAITE A L'HOTEL DE VILLE DE BRADFORD, YORKSHIRE Le trafic. Mes bons amis du Yorkshire, vous m'avez convié avenir ici au milieu de vos collines, vous entretenir de cette Bourse que vous allez construire ; tout en vous priant sérieusement et sincère- ment de me le pardonner, je n'en ferai rien..le ne saurais parler de cette Bourse ou du moins n'en pourrais dire que fort peu de chose. C'est de toute autre question qu'il me faut vous entretenir, quoique à contre-cœur; —je ne pourrais pas mériter votre indulgence, si, convié par vous à prendre la parole sur un sujet, j'en adoptais volontairement un autre. Mais je ne saurais utilement parler sur une question qui ne m'intéresse pas ; et très franchement et très tristement je dois vous dire que je ne m'intéresse pas du tout à votre Bourse. Si, pourtant, lorsque vous m'avez adressé votre invitation, j'avais répondu : « ,1e ne viendrai pas, je n'ai cure de la Bourse de Bradford; » ignorant les raisons d'une indifférence aussi bourrue, vous vous seriez trouvés justement offensés. .Je suis donc venu, dans l'espoir que vous me laisserez patiemment vous dire pourquoi, en cette circonstance, comme en beaucoup d'autres, je d'hui garde le aujour- silence, quand autrefois j'aurais saisi l'occasion de devant parler un aimable auditoire. En un mot donc, je ne m'intéresse pas à cette Bourse, — parce que vous ne vous y intéressez pas vous-mêmes, et que vous savez parfaitement bien queje ne puis vous y contraindre. Examinez les points essentiels de la question qu'en hommes d'affaires vous connaissez bien, tout en vous disant peut-être que je les oublie. Vous allez dépenser 750000 francs qui pour vous tous ensemble ne sont pas une somme ; l'achat d'un nouveau vêtement est, en fait 32 Í.A COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE de dépense, un sujet de réilexion beaucoup plus impoidaui pour moi que ne Test pour vous la coiistructiou d'une nouvelle Bourse. Mais vous estimez avoir eu somme le droit de vous montrer exigeants pour votre argent. Vous savez qu'il y a par le monde bon nombre de styles d'architecture fort dilTéreuts ; vous avez eiiteudii parler de moi, entre autres, comme d'un marchand de modes ai'chitecturales : et vous me faites demander pour vous indiquer la dernière mode et vous dire quel est, dans nos maga- sins, à l'heure actuelle, l'article le plus nouveau et le plus seyant eu matière d'édifices. Or, pardonnez-moi ma franchise, vous ne pouvez avoir de bonne arcbitecture eu consultant simplement les gens eu passaiil. Toute bonne architecture est Texpressiou de la vie et du caractère national; elle est engendrée par la puissance d'un goût national ardent, ou d'un besoin de beauté. Et je voudrais vous voir réllé- chir un peu à la profonde signification de ce mot « goût ». J'ai dit ailleurs que le bon goût est essentiellement une qualité morale et jamais aucune de mes affirmations n'a été plus sérieusement, ni plus fréquemment discutée que celle-là. « Non, disent beaucoup de mes contradicteurs, le goût est une chose, la morale en est une antre. Dites-nous ce qui est joli ; nous ne demandons pas mieux; mais ne nous prêchez pas de sermons. «'· Permettez-moi donc de consolider nu peu ce vieux dogme tout personnel. Le goût n'est point seulement une partie et un trait caractéristique de la morale — c'est la seule morale. La première et la dernière question, la pierre de touche la plus sûrement révé- latrice » pour juger tout être vivant, c'est : « Qii'aimez-vous? Dis-moi ce que tu aimes et je le dirai qui tu es. Sortez dans la rue demander au premier homme et à la première femme que vous rencontrerez quel est leur « goût », s'ils répondent en tonte sincé- rité, vous les connaîtrez, corps et âme. « Toi, l'ami en haillons, à la démarche chancelante, qu'aimes-tn'? ». « Une pipe et un demi- setier de gin '? ». Je te connais. « Vous, ma brave femme, an pas pressé et de mise soigneuse, qu'aimez-vous ? » « Un âtre sans poussière, une table reluisante avec mon mari assis en face de moi et un enfant sur les bras ». Bien, je vous connais aussi. « Vous, fillette aux cheveux d'or et aux yeux doux, qn'aimez-vous ? » « Mon serin, et courir au milieu des jacinthes dans les bois. » LE TRAFIC 33 «Toi, gamin aux mains sales et au front étroit, qiTaimes-tu ? » « Jeter des pierres aux moineaux et jouer au tmuction. » Bon, nous TOUS connaissons tous. Que leur demanderious-nous de plus ! « Mais, me répondrez-vous peut-être, mieux Auiudrait demander ce que font ces gens et ces enfants, plutôt que ce qu'ils aiment. S'ils font bien, peu importe qu'ils aiment ce qui est mal ; et s'ils font mal, peu importe qu'ils aiment ce qui est bien. Ce qu'on fait, voilà l'important. Il n'importe guère que l'homme aime boire, tant qu'il ne boit pas; ou que la petite fille aime à se montrer bonne pour son serin, si elle ne veut pas apprendre ses leçons ; ou que le gamin aime à jeter des pierres aux moineaux, s'il suit l'école des dimanches. » A dire vrai, pour un instant et provisoirement, ceci est juste. Car si, résolument, les gens font ce qui est bien, avec le temps ils en arriveront à aimer à le faire. Mais ils ne sont dans une condition vraiment conforme à la morale que lorsqu'ils en sont arrivés à aimer à le faire; et tant qu'ils n'en sont pas là, ils sont toujours dans une condition de vice. Ce n'est pas l'homme ayant toujours soif de la houteille du placard qui a la santé du corps, tout en endurant courageusement sa soif ; c'est l'homme qui prendra plaisir à boire de l'eau le matin et du vin le soir, de chcK|ue en quantité suffisante et à son heure. Le hut entier de l'éducation est d'amener non seulement les gens à faire les choses justes, mais à ¡^rendre plaisir aux choses justes — de les rendre non seulement laborieux, mais de leur faire aimer le travail — non seulement instruits, mais de leur faire aimer la science — non seulement purs, mais de leur faire aimer la pureté — non seiïiement justes, mais de leur donner faim et soif de justice. Mais vous pouvez demander ou penser : « Le goût des ornements extérieurs — des tableaux, ou des statues, ou des meubles, ou de l'architecture — est-il une qualité morale? » Oui, très certaine- ment, si c'est un goût hien dirigé. Le goût de n'importe quels tableaux ou de n'importe quelles statues n'est pas une qualité morale, mais c'en est une que celui des bons tableaux et desbônnes statues. Seulement ici encore il nous faut définir le mot « bon ». Je n'entends pas par « bon» adroit— ni savant — ni d'une exécu- lion difficile. Prenez un tableau de Téniers, des gens ivres se dis- putent aux dés : c'est une composition très adroite, si adroite qu'on n'a jamais rien fait en ce genre qui la puisse égaler; mais c'est LA COVRONNE. 3 34 1;A GOUHOiXAE D'OLIVIER SAUVAGE aussi un tableau toiil à fait méprisable et pervers. C'est l'expres- sion de plaisir que donne la contemplation prolongée d'un spec- tacle vil et le plaisir pris à cela est une qualité « grossière » ou « immorale ». C'est du « mauvais goût » au sens le plus profond — c'est le goût des démons. D'autre part, un tab!eau du Titien, ou une statue grecque, ou une monnaie grecque, ou un paysage de Turner exprime le plaisir que donne la contemplation constante d'une chose bonne et parfaite. C'est une qualité parfeitement morale — c'est le goût des anges. Et tout plaisir en art, et tout amour pour l'art aboutissent au simple amour de ce qui mérite d'être aimé. Ce mérite est la qualité de ce que nous appelons « beauté ». — (Nous devrions avoir le ternie contraire « odiosité » qu'on emploierait pour toutes choses méritant d'être détestées) ; et ce n'est pas chose indifférente ou facultative que nous aimions ceci ou cela ; c'est précisément la fonction vitale de tout notre être. Ce que nous aimons décide de ce que nous sommes et c'est l'indication de ce que nous sommes. Enseigner le goûl, c'est inévitablement former Tàme. Comme je songeais à cette idée, en remontant Fleet Street l'autre jour, mes yeux tombèrent sur le titre d'un livre ouvert dans la devanture d'un libraire. C'était : « De la nécessité de la dilfusion du goût parmi toutes les classes. » « Ah, pensais-je en moi-même, cher classificateii]', quand vous aurez propagé vos goûts, où donc seront vos classes ? L'homme qui aime ce que vous aimez, se range, je pense, dans la même classe que vous. C'est inévitable. Vous pourrez le mettre à un autre travail, si bon vous semble; mais, grâce à l'état d'esprit que vous aurez formé en lui, il montrera autant d'aversion pour ce nouveau travail que vous en pourriez avoir vous-même. Allez prendre un boueur, ou un marchand des quatre saisons qui en fait de littérature prend plaisir au recueil des causes célèbres et en fait de musique aux refrains de café-concert. Croyez-vous pouvoir lui faire aimer le Dante ou Beethoven ? Je vous souhaite du plaisir à vos leçons ; mais si vous réussissez, vous en aurez fait un monsieur: — il n'aimera pas retourner à son petit négoce. » Et c'est si complètement, si irrécusablement vrai, que, si j'en avais le temps ce soir, je vous démontrerais qu'une nation ne sau- rail être alfectée par un vice ou une faiblesse sans l'exprimer lisi- blement ei, à tout jamais, soit clans un art mauvais, soit faute d'art, LE TRAFIC 35 ci qu'il n'est pas de vertu nationale, petite on grande, qui ne se manifeste dans tout l'art que les circonstances rendent les gens, possesseurs de cette vertu, capables de produire. Prenez, par exemple, votre grande vertu anglaise d'endurance et de conra- gense patience. Vous n'avez en Angleterre, àl'henre actuelle, qu'un art de quelque importance — c'est le travail du fer. \ous savez parfaitement fondre et marteler le fer. Or, pensez-vons que dans ces masses de lave qne vous entassez pour fondre des cônes volca- niques et que vous forgez aux gueulards des Lieux Infernaux que vous avez créés; pensez-vous, que sur ces plaques de fer ne soient pas à tout jamais gravés votre endurance et votre courage — non seulement avec nne plume de fer, mais sur un parchfcmin de fer ? aussi votre grand vice anglais vice européen — Et — vice pi'enez de l'Univers entier — vice de tons les autres mondes qui roulent ou brillent dans le ciel, et portent toujours avec pux l'atmosphère de l'Enfer — le vice de la jalousie, qui engendre la rivalité dans votre commerce, la trahison dans vos conseils et le déshonneur dans vos guerres — ce vice qui, pour vous et cette nation, votre plus proche voisine, a rendu les occupations journalières de l'exis- tence dorénavant impossibles à moins d'une cuirasse sur la poi- trine et d'une épée se tirant sans peine du fourreau, si bien qu'en lin de compte, vous avez réalisé poui* toutes les multitudes de ces deux grands peuples à la tête de la prétendue civilisation dn monde — vous avez réalisé pour eux tous, dis-je, individuellement et en politique, ce qui autrefois n'était vrai qne des rudes cava- liers riverains de vos Monts Cheviot ; « Ils découpaient à table avec des gantelets d'acier et buvaient le vin rouge à travers la visière de leur casque; » — pensez-vous que cette honte natio- nale et cette lâcheté de cœur ne soient pas gravées sur chaque rivet de votre armure de fer aussi lisiblement que la vigueur de vos bras qui l'ont forgée? Mes amis, je ne sais si c'est là chose d'autant pins risible ou d'autant pins affligeante. C'est cer- tainement les deux à la fois. Supposons qu'au lieu d'avoir été mandé par vous, je l'aie été par un particulier, habitant une maison des environs, avec nn jardin séparé de celui de son voisin par un espalier; et qu'il m'ait mandé pour me consulter sur l'ameuble- ment de son salon. Je commence par regarder autour de moi et je trouve les murs plutôt nus; j'estime qu'il faudrait tel ou tel 36 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE papier — peut-être une petite fresque par-ci par-là au ptafond, — un rideau de Damas ou quelque chose d'approchant aux fenêtres. « Ah, me dit mon commettant, des rideaux de Damas, vraiment ! C'est fort joli, mais voyez-vous, je ne puis me permettre pareille dépense pour l'instant ! » « Cependant le monde vous croit de beaux revenus ! » « Ah, oui, me dit mon ami, mais, voyez-vous, en ce moment, je me trouve obligé de les dépenser presque entiè- rement en pièges à ressorts d'acier. » « En pièges à ressorts d'acier! Pour qui'? » « Mais pour cet individu qui vit là de l'autre côté du mur, parbleu : nous sommes très bons amis, excellents amis ; mais nous sommes forcés de tendre nos pièges de chaque côté du mur ; nous'ne pourrions rester en bons termes sans eux et nos pièges à fusil. Le pis, c'est que nous sommes l'un et l'autre assez intelligents et qu'il ne se passe pas de jour que nous n'inventions quelque nouveau piège ou quelque nouveau canon de fusil ou quelque autre engin ; nous dépensons en moyenne trois cent soixante-quinze millions chacun en pièges, chiffres ronds ; et je ne vois pas bien comment nous nous en pourrions tirer à moins. » Conditions d'existence des plus comiques pour deux particuliers ! mais pour deux nations, ce ne me semble plus tout à fait comique? Une maison de fous serait comique peut-être, si elle ne renfermait qu'un seul fou ; et votre pantomime de Noël est comique, quand il n'y a dedans qu'un seul clown; mais quand le monde entier se transforme en clowns et se barbouille du rouge de son propre sang au lieu de vermillon, ce cesse, à mon sens, d'être comique. Sans doute, je sais que beaucoup de tout ceci n'est que jeu et je le concède volontiers. Vous ne savez que faire de vous-mêmes pour vous créer une sensation nouvelle : la chasse au renard et le cricket ne vous mèneront pas jusqu'au bout des insupportables longueurs de cette vie mortelle ; vous aimiez les canonnières quand vous étiez enfants, et les fusils et les Armstrongs ne sont que des mêmes jouets mieux conditionnés ; mais le pis c'est que, ce qui pour vous gamins était un jeu, n'en était pas un pour les moineaux; et que ce qui est un jeu pour vous aujourd'hui n'en est pas un non plus pour les Etats, petits oiseaux ; quant aux aigles noirs, vous y regardez à deux fois avant de les tirer, si je ne me trompe. LE TRAFIC 37 Mais il me faut revenir à mon sujet. Croyez-moi, sans autre exemple, je pourrais vous montrer que de tous temps le vice ou la vertu de toute nation sont gravés dans son art : vertus guerrières de l'antique Grèce ; sensualité de rancienne Italie; extravagance religieuse de la Toscane ; beauté et splendide énergie humaine de Venise. Je n'ai pas le temps de le faire ce soir (je l'ai fait ailleurs déjà) ; mais je m'en vais nous appliquer à nous-mêmes le principe d'une manière plus sensible. Je remarque que parmi les nouveaux édifices qui recouvrent vos collines autrefois sauvages, on trouve les églises et les écoles en nombre voulu, c'est-à-dire en large proportion, à côté de vos fabriques et de vos demeures et je remarque aussi que les églises et les écoles sont presque toujours gothiques, et que les habitations elles fabriques ne sont jamais gothiques? Or, voulez-vous me per- mettre de vous demander la raison de cet état de choses? Car, voyez-vous, c'est là tout particulièrement un phénomème moderne. Quand on inventa le gothique, les maisons étaient gothiques aussi bien que les églises ; et quand le style italien remplaça le gothique, les églises furent italiennes aussi bien que les maisons. S'il y a un clocher gothique à la cathédrale d'Anvers, il y a un hef- froi gothique à l'Hôtel de Ville de Bruxelles ; si Inigo Jones bâtit un Whitehall italien, sir Christophen Wren construit un Saint Paul italien. Mais aujourd'hui vous vivez selon une école d'archi- lecture et vous adorez selon une autre. Qu'entendez-vous par là? Dois-je comprendre que vous projetez de ramener votre architec- ture au gothique, et que vous expérimentez sur vos églises parce que les erreurs commises dans la construction d'une église ne tirent pas à conséquence ? Ou dois-je comprendre que vous considérez le gothique comme une forme de construction suprêmement sainte et belle, qui selon vous, doit, comme l'encens, n'être mêlé que pour le tabernacle et réservé pour vos services religieux ? Si c'est là votre sentiment, bien qu'il puisse à première vue paraître plein de vertu et de vénération, vous reconnaîtrez pourtant qu'au fond il signifie tout simplement que vous avez séparé votre religion de votre vie. Car songez à la réelle gravité qu'a ce fait : et souvenez-vous que ce n'est pas vous seulement, mais toute la population de l'Angle- terre qui se conduit ainsi à l'heure actuelle. 38 LA COURONNE D'OLÎVÎER SAUVAGE Vous avez tous pris l'habitude d'appeler l'église « la maison de Dieu ». J'ai elTectivement vu, gravée au-dessus du porche de bien des églises, l'inscription : « C'est ici la maison de Dieu et c'est ici la porte du Ciel. » Or, notez d'où vient l'inscription et où ces mots furent pour la première fois prononcés. Un enfant quitte la maison de son père et entreprend à pied un long voyage pour aller à Carlisle rendre visite à un oncle. Le second ou troisième jour, notre enfant se trouve quelque part entre Ilawes et Brough, en pleine lande, au coucher du soleil. Le sol est pierreux et inaréca- geux; il ne peut faire un pas de plus ce soir-là. Il fait choix, pour s'étendre et dormir, d'un endroit sur le penchant de Wharnside, après avoir rassemblé quelques pierres pour y appuyer sa tôte. Et là, couché sous la vaste nuit, il fait un rcve, et il voit une échelle se poser sur le sol dont le faîte atteint le ciel, et les anges de Dieu y montent et descendent. Et quand il se réveille de son sommeil, il dit : « Que cet endroit est terrible; il n'est autre, certainement, que la Maison de Dieu et c'est ici la porte du Ciel. » Cet endroit, entendez-vous bien ; non pas cette église ; ni cette cité ; ni cette pierre meme qu'il redresse en témoignage commémoratif — ce morceau de silex sur lequel s'appuya sa tete. Mais cet endroit, cette pente venteuse de Wharnside; ce creux de lande, raviné par les pluies, brûlé par la neige; cet endroit quelconque où Dieu pose l'échelle. Et comment saurez-vous où ce sera? Ou comment déci- derez-vous où ce pourra être, à moins d'y être toujours préparés? Savez-vous où va maintenant tomber le tonnerre? Cela, vous le savez, en partie ; vous pouvez conduire la foudre ; mais vous ne pouvez conduire la marche de l'Esprit, qui est cette foudre quand elle embrase l'horizon de rest à l'ouest. Mais l'insolente et perpétuelle déviation de ce robuste verset, pour servir un but uniquement ecclésiastique, n'est que l'un des mille cas où nous retombons dans un Judaïsme grossier. Nous appelons nos églises des « temples ». Or vous savez, ou devriez savoir, qu'elles ne sont^;«.9 des temples. Elles n'ont jamais rien eu, ne pourront jamais rien avoir de commun avec les temples. Ce sont des « synagogues » — des « endroits de réunion » — où vous vous réunissez en assemblée; et en ne leur donnant pas ce nom, vous vous méprenez encore sur la signification d'un autre texte énergique : — « Quand tu prieras, tu ne seras pas comme LE TEAFTG 39 sont les hypocrites ; car ils aiment à prier debout dans les églises (c'est ainsi que nous traduirions), alin de se faire voir des hommes. Mais pour prier, tu entreras dans ton cabinet et, quand tu auras fermé ta porte, tu prieras ton Père. » Ce qui signifie : non dans un sanctuaire ni dans ses bas-côtés, mais « en secret ». — Or, vous vous imaginez, en m'entendant parler ainsi je sais que vous vous l'imaginez — que j'essaye de ruiner la sainteté de l'honneur vos églises. Ce n'est pas ; je m'efforce de vous prouver de vos habitations et de vos collines; je m'efforce de vous démon- trer — non que l'église n'est pas sacrée — mais que la terre entière d'est. Je voudrais vous faire sentir combien est insouciant, combien est constant, combien est contagieux le péché qu'il y a dans toute forme de pensée par laquelle, en appelant « saintes » vos seules églises, vous appelez profanes vos aires et vos demeures : vous vous êtes ainsi séparés des payens en précipitant sur le sol tous vos dieux domestiques, au lieu de reconnaître en place de leurs lares nombreux et impuissants la présence de Votre Seigneur et Lare Un et Tout-Puissant. « Mais en quoi tout cela concerne-t-il notre Bourse? » me demanderez-vous avec impatience. Mes cbers amis, cela la concerne au plus haut point; de ces grandes questions intérieures dépendent toutes les petites questions extérieures; et si vous m'avez prié de venir ici vous parler, parce que vous vous étiez précédemment intéressés à quelqu'un de mes ouvrages, vous devez savoir que tout ce que j'ai déjà dit sur rarcbitecture se proposait cette démons- tration. Le livre que j'ai appelé « les Sept Lampes » devait montrer que certaines conditions de droiture et de moralité étaient la force magique qui engendre toute bonne architecture sans exception. « Les Pierres de Venise » n'avaient du commencement à la fm d'autre but que de montrer que l'architecture gothique de Venise était sortie de l'existence d'une foi nationale pure et de vertu domestique et qu'on en retrouvait la preuve dans tous ses — caractères ; — que son architecture Renaissance était née et que tous ses traits l'indiquaient — d'une condition d'impiété nationale cachée et de corruption domestique. Aujourd'hui, vous venez me demander quel est, pour un édifice, le style le meilleur. Comment puis-je répondre, connaissant la signification des deux styles, autrement qu'en posant à mon tour une question, — 40 I.A COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE avez-voiis rintontion de construire en Chrétiens ou en Infidèles"? Et à plus forte raison — avez-vous l'intention de construire en Chré- tiens honnêtes ou en Infidèles honnêtes ? Etant vraiment et ouver- tement soit run soit l'autre? Vous n'aimez pas vous voir poser des questions aussi brutales. Je n'y puis rien ; elles sont autrement im- portantes que cette affaire de construction d'une Bourse; et si elles peuvent obtenir une réponse immédiate, cette affaire de la Bourse sera bientôt résolue. Avant de les pousser plus loin, je dois deman- der la permission d'exposer un point clairement. Dans toute mon œuvre passée, je me suis appliqué à montrer que la bonne architecture est essentiellement religieuse — le fait d'un peuple' croyant et vertueux et non d'un peuple sceptique et corrompu. Mais dans le cours de cette démonstration, il m'a fallu aussi montrer que la bonne architecture n'est pas ccdéúaüiquc. Les gens sont tellement portés à considérer la religion comme l'affaire du clergé, non la leur, que, dès qu'on leur parle d'une chose relevant de la « religion », ils s'imaginent qu'elle a dû également relever du clergé. Il m'a fallu prendre position entre ces deux erreurs et les combattre toutes deux, souvent avec une apparente contra- diction. La bonne architecture est l'œuvre d'hommes bons et croyants; dès lors vous dites, du moins d'aucuns disent : « La bonne architecture doit essentiellement avoir été l'œuvre du clergé, non des la'iques. » —Non — mille fois non; la bonne architecture a toujours été l'œuivre de la masse, non celle du clergé. Comment, me direz-vous, les architecteurs de ces glorieuses cathédrales — orgueil de l'Europe — n'ont-ils pas formé l'architecture gothique? Non; ils ont corrompu l'architecture gothique. Le Gothique s'est formé dans le château du baron et la rue du bourgeois. Elle fut engendrée par les pensées, par les bras et les forces de libres citoyens et de rois-soldats. Le moine ne s'en est servi que comme un instrument pour aider sa superstition ; quand cette superstition devint une grandiose folie et que les meilleurs cœurs de l'Europe rêvèrent et languirent inutilement au. fond des cloîtres, et se ruèrent et périrent inutilement aux croisades — par suite de cette fureur de foi pervertie et de guerres gaspillées,- le Gothique atteignit aussi ses rêves les plus beaux, les plus fantastiques et, finalement, les plus insensés, et dans ces rêves trouva sa perte. J'espère maintenant ne pas courir le risque de vous voir vous LE TRAFIC 41 méprendre sur le sens de mes paroles quand j'en arrive au point principal de ce queje veux dire ce soir— quand je répète que toute grande architecture nationale a été le résultat et l'interprète d'une grande religion nationale. Vous ne pouvez en avoir des fragments ici, des fragments là — vous devez la rencontrer partout ou nulle part. Elle n'est pas le monopole d'une compagnie ecclésiastique —^ elle n'est pas l'interprète d'un dogme théologique — elle n'est pas le document hiéroglyphique d'un clergé initié ; elle est le viril langage d'un peuple inspiré par une résolution commune et accor- dant résolument une lidélité commune aux lois lisibles d'un Dieu incontesté. Or, il y a eu jusqu'ici trois écoles distinctes d'Architecture Européenne. Je dis Européenne, parce que les Architectures Asia- tique et Africaine sont la propriété si exclusive d'autres races et d'autres climats, qu'il n'en est pas question ici; mais, en passant, je vous assurerai tout uniment que tout ce qui est bon ou grand en Egypte, en Syrie et aux Indes est précisément bon et grand pour les mêmes raisons que les édifices de notre côté du Bosphore. Nous autres Européens, nous avons eu trois grandes religions ; la religion Grecque, qui fut le culte du Dieu de Sagesse et de Force; celle du Moyen Age, qui fut le culte du Dieu de Justice et de Conso- lation; celle de la Renaissance, qui fut le culte du Dieu d'Orgueil et de Beauté ; ces trois là nous les avons eues — elles sont passées — et maintenant, enfin, nous autres Anglais, nous avons une quatrième religion, et un Dieu à nous, sur lequel je veux vous interroger. Mais il me faut d'abord expliquer ces trois religions du passé. Je le répète d'abord, les Grecs adorèrent essentiellement le Dieu de Sagesse ; si bien que tout ce qui luttait contre leur religion — pour les Juifs amas confus — était, pour les Grecs — Sottise. La première idée grecque de la Divinité fut celle exprimée dans le mot dont il nous reste une bribe dans nos mots «Dz-urne et Di- vin » — le Dieu du Jour, Jupiter Révélateur. Atbéné est sa fille, mais fille surtout de l'Intelligence, sortie tout armée de la tête. Ce n'est qu'aujourd'hui, à l'aide de récentes investigations, que nous commençons à pénétrer la profondeur de la signification contenue dans les symboles d'Atbéné; mais je puis brièvement remarquer que son égide, le manteau aux franges de serpents, dont on la 42 LA COURONNE D'OIAVIEIÎ SAUVAGE représente, dans les meilleures statues, enveloppant sa main gauche pour se mieux protéger, et la Gorgone sur son hoiiclier, symbolisent surtout l'une et l'autre la glaçante horreur et la tris- tesse (pétrifiant les hommes, en quelque sorte) des sphères exté- rieures et superficielles de la science — de cette science qui isole, dans ramertiime, la dureté et l'aflliction, le cœur de l'homme fait du cœur de l'enfant. Car de la science imparfaite provient la terreur, la dissension, le danger et le mépris; mais de la science parfaite, que donne la complète révélation d'Athéné, jaillit la force et la paix, en foi de quoi elle esl couronnée d'une branche d'olivier, et porte rirrésistible lance. Telle élait donc la conception grecque de la plus pure Divinité, et toute habitude de vie et toute forme de son art émanent de la recherche de cette éclatante, sereine et irrésistible sagesse ; s'alla- chant virilement à faire éternellement les choses justement et fortement, non avec une ardente affection ou une espérance finale; mais avec une énergie de volonté, résolue et pondérée, sachant que pour l'insuccès il n'y avait pas de consolation et que pour la faute il n'y avait pas de rémission. Et l'architecture grecque s'éleva infaillible, resplendissante, clairement définie et maîtresse d'elle-meme. Puis lui succéda en Europe la grande foi Chrétienne, qui fut essentiellement la religion de la Consolation. Sa grande doctrine, c'est la rémission des péchés : de là vient que trop souvent, en certaines phases du christianisme, la maladie et le péché sont eux- mêmes en partie glorifiés, comme si, plus grande était la plaie, plus divine aussi était la guérison. En art, cette doctrine a poui' résultat pratique la constante contemplation du péché et du mal, et d'états imaginaires de purification. Elle nous a donné une architecture conçue dans un* sentiment mêlé de mélancolie et d'aspiration, mi-sévère, mi-splendide, qui se plie à chacun de nos besoins et à chacun de nos caprices, qui sera forte et faible envers lions, selon que nous serons forts ou faibles nous-mcmes. Et maintenant remarquez que ces deux religions — celle de la Grèce et celle du Moyen Age — ont péri pour avoir menti à leur fin première. La religion grecque de la Sagesse sombra en une fausse philosophie — « Oppositions de science, ainsi dénommée à tort ». La religion de Consolation du Moyen Age sombra dans la LE TRAFIC 43 fausse consolation; dans la rémission des péchés donnée avec mensonge. Ce iht la mise en vente de l'absolntion qui tua la foi dn Moyen Age; et je dirai pins, c'est la vente de rabsolntion qui, jusqu'à la fin des siècles, marquera le faux cbristianisme. Le vrai Christianisme pour accorder la rémission des péchés exige leur suppression ; mais le faux christianisme absout les péchés en transigeant avec eux, il est bien des manières de transiger avec eux. Nous antres Anglais, nous avons de jolies petites façons tran- quilles d'acheter l'absolution, dans la basse comme dans la hante Eglise, autrement astucieuses qn'ancim des trafics de ïetzel. Puis vint en troisième lien la religion dn Plaisir, avec laquelle tonte l'Europe s'adonna à la volupté, qui s'achève dans la mort. D'abord, des bals masqués dans tons les salons et puis des guillo- tines sur tontes les places. Et ces trois cultes aboutissent à l'édifi- cation de nombreux temples. Vos Grecs adorent la Sagesse et vous bâtissent le Parlhénon — temple de la Vierge. Le iMoyen Age adore la Consolation et vous bâtissent aussi des temples de la Vierge, — mais à Notre-Dame-dn-Salnt. Puis la Renaissance adore la Beauté, ce qu'elle conçoit telle, et bâtit Versailles et le Vatican. Maintenant enfin vonlez-vons me dire ce que nous, nous adorons et ce que nous, nous bâtissons? Nous parlons toujours, n'est-ce pas, dn culte réel, actif, inin- terrompn, national; celui d'après lequel les hommes agissent tant qu'ils vivent, non celui dont ils parlent quand ils meurent. Or, nous avons, à vrai dire, une religion nominale à laquelle nous payons le dixième de nos revenus et le septième de notre temps; mais nous avons aussi une religion pratique et fervente, dont on peut en général très heureusement représenter, vous le reconnaîtrez avec moi, la déesse souveraine comme la « Déesse du Succès » ou la « Britannia du Marché ». Les Athéniens avaient une « Athéné de l'Agora )) ou Minerve du Marché ; mais la leur était un modèle inférieur de leur déesse, taudis que notre Britannia de l'Agora est pour nous notre divinité principale. Et c'est à elle, bien entendu, que sont édifiées toutes nos grandes œuvres architecturales. Voilà longtemps que vous n'avez bâti une grande cathédrale, et comme vous ririez de moi si je proposais de construire une cathédrale au sommet d'une de vos collines la prenant pour une Acropole ! Mais les remblais de vos voies ferrées, séries prolongées d'Acropoles; vos 44 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE gares, plus vastes que le Parthéuou, et innombrables; vos chemi- nées, combien plus hautes et plus coûteuses que des flèches de cathédrale ! vos embarcadères ; vos entrepôts ; vos Bourses ! — autant de monuments édifiés à votre grande déesse du « Suc- cés » ; et elle a formé et continuera de former votre architecture, aussi longtemps que vous l'adorerez; et c'est bien inutile de me demander de vous dire comment lui bâtir à elle; vous le savez beaucoup mieux que moi. On pourrait à vrai dire, d'après certaines théories, concevoir une bonne architecture pour une Bourse — du moins s'il était dans le fait ou l'acte de l'échange quelque héroïsme, que l'on pour- rait sculpter d'une manière symbolique à l'extérieur de l'édifice. Car, vous le savez, toute belle architecture doit être décorée de sculptures ou de peintures; et pour la sculpture ou la peinture, il faut un sujet. Or, jusqu'ici c'est une opinion courante chez toutes les nations du globe que les seuls bons sujets pour l'une ou l'auti'o, sont des h^roUmes de quelque sorte. Le Grec lui-môme, sur ses poteries ou ses amphores mettait un Hercule égorgeant des lions ou un Apollon égorgeant des serpents, ou Bacchus terrassant la mélancolie des géants et les désespoirs humains. Sur ses temples, le Grec plaçait les combats des grands guerriers pour fonder des empires ou des dieux contre de mauvais génies. Sur ses demeures et ses temples également, le Chrétien plaçait des sculptures d'anges écrasant des démons, ou de héros-martyrs échangeant ce monde contre l'autre; sujet, à mon sens, peu approprié à notre genre d'échanges. Le Maître des Chrétiens non seulement n'a laissé à ses disciples aucun ordre relatif à la représentation sculpturale des affaires d'échange à l'extérieur des monuments, mais même il leur a donné de solides témoignages de son dégoût des affaires d'échange qui se faisaient à l'intérieur. Et pourtant il pourrait sûrement y avoir un héroïsme en de telles affaires : tout commerce pourrait devenir une sorte de vente de pigeons, qui ne serait point impie. Je m'étonne fort que l'on n'ait jamais supposé que l'héroïsme pût être compatible en quelque sorte avec l'exploitation de l'approvi- sionnement des gens en aliments ou en vêtements, mais qu'il le soit avec cette pratique qui consiste à vivre sur les gens et à les dépouiller de leurs vêtements. La prise d'une armure est en tous les temps un acte héroïque ; mais la vente d'habits, vieux ou neufs. LE TRAFIC 45 n'a jamais revêtu la moindre apparence de magnanimité. Cepen- dant on ne voit pas pourquoi nourrir ceux qui ont faim et vêtir ceux qui sont nus deviendrait jamais besognes méprisables même lorsqu'elles se font sur une grande échelle. Si on pouvait en quelque sorte arriver à leur attacher une idée de conquête? A supposer qu'il y eut quelque part une race obstinée qui refusât d'être choyée ne pourrait-on s'enorgueillir de lui donner le bien-être obligatoire ; et ne pourrait-on, pour.ainsi dire, « occuper iin pays» de ses dons, an lieu de l'occuper de ses armées? Si seulement on pouvait considérer comme une victoire aussi glorieuse d'ensemencer un champ en friche que de saccager un champ de blé, et lutter à qui construirait des villages, au lieu de lutter à qui s'en emparera. Toutes les formes de l'héroïsme ne se peuvent-elles pas concevoir dans l'accomplissement de ces actes protitables? Vous vous de- mandez lequel est le plus fort ? On pourrait s'en rendre compte en poussant la bêche plutôt que le sabre. Lequel est le plus sage ? On peut déployer de l'ingéniosité à préparer d'autres affaires que des campagnes. Lequel est le plus brave? 11 resterait toujours la lutte contre les éléments, plus forts que l'homme, et presque aussi im- pitoyables. Le seul point absolument et inaccessiblement héroïque dans l'œuvre du soldat me paraît être — qu'il est peu payé en échange —et qu'il l'est régulièrement ; tandis que vous, trafiquants, banquiers et autres, occupés d'ail'aires en apparence bienfaisantes, vous voulez être payés cher — et par aventuiu. Je ne puis com- prendre comment il se fait qu'un chevalier errant n'espère pas être payé de sa peine, au lieu qu'un colporteur ambulant y compte ; — que des gens consentent à recevoir des coups pour rien, mais jamais ne veulent vendre des rubans bon marché ; — qu'ils soient prêts à partir pour de ferventes croisades afin de reconquérir le sépulcre d'un Dieu enseveli, jamais pour des voyages afin d'exé- enter les ordres d'un Dieu vivant ; — qu'ils aillent n'importe où pieds mis prêcher leur foi, mais qu'il faille les grassement payer pour la pratiquer et qu'ils soient parfaitement prêts à donner l'Evangile gratis, mais jamais les pains et les poissons. Si vous voulez envisager la question à ce point de vue militaire, faire votre commerce et votre approvisionnement des peuples pour un sa- laire fixe et être aussi soucieux de donner aux gens la nourriture la meilleure et le meilleur vêtement que le sont les soldats de leur 46 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE donner la meilleure pondre, je pourrai vous sculpter sur votre Bourse quelque chose qui vaudra d'être regardé. Mais pour Fins- tant je ne puis que suggérer d'eu orner la frise avec des porte- monnaie pour thème de décoration ; et d'eu faire les piliers larges à la hase pour le collage des affiches. Dans le fond des salles il pourrait y avoir une statue de la Britauuia du Marché ayant, judicieusement peut-ctre, une perdrix pour cimier, symbole de sou courage dans la défense des iiohles idées et de sou intérêt pour le gihier, avec autour de sou cou l'inscription eu lettres d'or ; <( Perdix fovit quaî non peperit. » Puis, au lieu de lance, elle pourrait tenir un en- souple de tisserand ; sur son hoiiclier, au lieu de sa croix, le san- glier milanais, mi-tondu, avec la ville de Genesareth en propre, dans le champ, et la devise « Sur le Marché le meilleur » ; enfin, son corselet, de cuir, serait plissé sur son cœur en forme de hourse, munie de trente fentes pour que s'y put glisser une pièce de mon- naie, chaque jour du mois. Je ne doute pas que la foule ne vînt voir votre Bourse et sa déesse, avec approhation. Néanmoins, je voudrais vous indiquer certaines qualités hi- zarres de votre déesse. Elle difiere essentiellement des grandes di- vinités de la Grèce et du Moyen Age en deux points — d'ahord quant à la durée, ensuite quant à l'étendue de sa puissance pré- sumée. P D'abord quant à la durée. La déesse grecque de la Sagesse donnait un continuel surcroît de sagesse, comme l'Esprit Chrétien de Consolation (ou Consola- teur) un continuel surcroît de consolation. 11 n'était pas question avec ces divinités d'une limite ou d'une cessation quelconque de la fonction. Mais pour votre Déesse de l'Agora, c'est précisément la question la plus importante. Réussir—mais à quoi ? Accumuler — mais combien ? Voulez-vous toujours accumuler— ne jamais dépenser? S'il en est ainsi, je vous félicite de votre déesse, car je suis tout aussi bien pourvu que vous, sans avoir du tout la peine de l'adorer. Mais si vous ne dépensez pas, un autre dépensera — c'est de toute nécessité. Et voilà pourquoi (avec bien d'autres er- reurs semblables) j'ai intrépidement déclaré que votre prétendue science de l'Economie Politique n'est pas une science ; parce que, surtout, elle a précisément omis d'étudier la branche la plus ini- portante de la question — la dépense. Car il vous faut dépenser, et LE TRAFIC 47 autant que vous gagnerez, en fin de compte. Vous entassez du blé ; — allez-vous ensevelir l'Angleterre sons un amas de grains ; ou, quand vous aurez entassé, finirez-vous par manger? Vous entassez de l'or ; — allez-vous en faire des tuiles pour couvrir vos demeures ou en paver vos rues ? Ce serait encore là un moyen de le dépenser. Mais si vous le gardez, afin d'en pouvoir acquérir davantage, je vais vous en donner; je vous donnerai tout l'or que vous voulez — vous concevoir — que pourrez si vous pouvez me dire ce que vous en ferez. Vous aurez des milliers de pièces d'or; —des milliers de milliers — des millions — des montagnes d'or : où le garderez- vous ? Mettrez-vous un Olympe d'argent sur un Pélion d'or — du mont Ossa ferez-vous une verrue ? Pensez-vous que la pluie et la rosée descendraient vers vous, dans les ruisseaux coulant de ces montagnes, plus heureusement que de ces montagnes que Dieu vous a faites, de mousse et de trapp ? Mais ce n'est pas de l'or que vous voulez entasser? Qu'est-ce ? Des obligations? Non, pas davan- tage. Qu'est-ce alors? — sont-ce des chiffres après \ui7noi écrit en majuscules? Ne pouvez-vous vous exercer à écrire des chiffres et en écrire autant que vous voudrez. Inscrivez des chiffres une heure tous les matins, dans un grand livre, et dites-vous, tous les soirs, je vaux tous ces zéros de plus que je ne valais hier. N'est-ce pas bien comme cela? Mais, au nom de Plutus que voulez-vous donc ? Ni or, ni obligations, ni chifi'res après un moi en majuscules? 11 vous faudra, après tout, répondre : « Non ; ce que nous voulons, de façon ou d'autre, c'est la de l'argent. » Mais, qu'est-ce que cela ? Que votre Déesse du Succès le découvre et s'y tienne. 2" Mais il est une seconde question à poser au sujet de la Déesse du Succès. La première concernait la durée de sa puissance ; c'est l'étendue de celle-ci que concerne la seconde. Pallas et la Madone passaient pour la Pallas de l'Univers et la Madone de l'Univers. Elles pouvaient enseigner à tousles hommes et elles pouvaient consoler tous les hommes. Mais examinez de près la nature de cette puissance de votre Déesse du Succès, et vous découvrirez — que c'est la Déesse non pas du succès de tous — mais du succès de quelques-uns seulement. C'est là une distinction vitale ou plutôt fatale. Examinez-la d'après votre propre, idéal de la condition de vie nationale que doit évoquer et entre- tenir cette Déesse. Je vous ai demandé, la dernière fois que je suis 48 I.A COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE venu ici, en quoi il consistait ; — vous ne me l'avez jamais dit. Eh bien, essayerai-je de vous le dire? Votre idéal delà vie humaine, c'est, à mon sens, qu'elle se passe dans nn monde agréable et onduleux, renfermant partout en son sein du fer et du charbon. Sur chacune des agréables hauteurs de ce monde doit s'élever nn superbe château, avec deux ailes ; et des écuries et des remises; et un parc d'une étendue modérée; un grand jardin et des serres ; et une bonne voiture pour se promener à l'ombre des charmilles. Dans ce chateau doivent vivre les élus de la Déesse ; le châtelain anglais, avec sa gracieuse femme et sa ravissante famille ; toujours à môme d'avoir boudoir et bijoux pour sa femme-, superbes robes de bal pour ses filles, chevaux de chasse pour ses fils et une chasse dans les Highlands pour lui-même. Au pied dé la hauteur doit être la fabrique ; elle n'aura pas moins de 400 mètres de long, avec une machine à vapeur à chaque extré- mité, deux au milieu et une cheminée de 300 pieds de haut. Dans cette fabrique doivent constamment travailler de 800 à 1000 on- vriers, qui jamais ne boiront, jamais ne se mettront en grève, iront toujours à l'église le dimanche et toujours s'exprimeront d'une façon respectneuse. N'est-ce pas là, dans ses grandes lignes, le genre d'existence que vous vous proposez ? C'est, à dire vrai, très joli, vu d'en haut ; pas du tout aussi joli, vu d'en bas. Car, n'est-ce pas, tandis que, pour une famille, cette divinité est vraiment la Déesse du Succès, pour un millier d'autres familles elle devient la Déesse de Fin- succès. « Mais, direz-vous, ils ont tous une chance. » Sans doute, tout le monde en a une dans une loterie, mais il faut quand même le même nombre de billets blancs. « Ah ! mais dans une loterie, ce n'est ni l'adresse ni l'intelligence qui l'emportent, c'est le hasard pur. » Eh bien, alors ! pensez-vous que l'antique usage « Prenne qui a la force et garde qui pourra » soit moins inique, parce que la force est devenue celle du cerveau au lieu de celle du poing ? et croyez-vous que, tout en ne pouvant pas profiter de la faiblesse d'une femme ou d'un enfant, nous le pouvons de la sottise d'un homme? « Mais, en fin de compte, il faut que le travail se fasse et il faut quelqu'un en haut et quelqu'un en bas ». D'accord, mes amis. Le travail doit toujours être et il doit toujours y avoir des capitaines du travail. Si vous vous rappelez le moins du monde LE TRAFIC 49 le ton de quelqu'un de mes écrits, vous devez voir qu'on les juge inappropriés à l'époque, parce qu'ils insistent toujours sur la nécessité d'un gouvernement et parlent avec dédain de la liberté. Mais je vous prie de remarquer qu'il y a une grande différence entre être capitaines du travail et eu accaparer les profits. Il ne s'ensuit pas, parce que vous etes le général eu chef d'une armée, que vous devez prendre tout le trésor ou les terres dont elle s'emparera (selon qu'elle combattra pour un trésor ou des terres) ; ni que vous deviez, parce que vous êtes roi d'un peuple, cousoiiimer tout le profit du travail de ce peuple. Invariablement, au contraire, ou connaît les vrais rois à ce qu'ils fout tout l'opposé — à ce qu'ils prennent pour eux le moins possible du travail de leur peuple. 11 n'est pas d'épreuve de la vraie royauté plus infaillible que celle-là. L'être couronné vit-il simplement, bravement, sans ostentation? C'est probablement un roi. Couvre-t-il son corps de joyaux et sa table de mets délicats ? Selon toute probabilité ce n'est pas un roi. 11 est possible qu'il puisse l'être, comme l'était Salomon ; mais c'est lorsque son peuple partage avec lui sa splendeur. Salomon faisait que l'or servît non senlement de pierres pour son propre palais, mais de pierres aussi pour Jérusalem. Même ainsi, la plupart du temps, ces royautés splendides sombrent dans la ruine et seules vivent les vraies royautés, faites d'artisans royaux gouvernant de loyaux artisans; qui, menant les uns et les autres une vie rude, fondent de vraies dynasties. Vous découvrirez pour conclure que, parce que vous êtes roi d'un peuple, il ne s'ensuit pas que vous deviez pour vous accaparer toute la richesse de ce peuple; ni que vous deviez, parce que vous êtes roi d'une petite fraction d'un peuple et que vous administrez ses moyens de subsistance — champs, on fabrique, ou mine — prendre pour vous tout le de produit cette fraction de la base de l'existence nationale. Je n'ai pas, me direz-vous, à m'élever contre cet état de choses, puisque je n'y puis rien changer. Non, mes bons amis, je ne le puis; mais vous, vous le pouvez et vous le ferez; ou une autre force le pourra et le fera. Pensez-vous que ces doivent phénomènes toujours conserver leur puissance ou leur aspect actuel? L'histoire tout entière, au contraire, démontre que c'est précisé- ment ce qu'ils ne pourront jamais faire. Un changement viendra. Mais c'est à nous de déterminer si ce changement doit être le I.A COrUONXE. 4 30 LA COURONNE DOIAVIER SAUVAGE progrès ou Ja mort. Le Parthenon sera-t-il en ruines sur son roc, le prieuré de Bolton en ruines dans ses prairies, mais vos fabriques seront-elles ranéantissement des édilices de la terre, et leurs Pensez- rouages seront-ils comme les rouages de l'éternité? vous que « les hommes viennent et passent », mais que les fabriques vont éternellement? Xon pas; de celles-ci sortira le meilleur ou le pire; et c'est à vous de choisir entre les deux. Je sais que ce mal n'est pas fait de propos délibéré. Je sais, au contraire, que vous voulez du bien à vos ouvriers ; que vous faites beaucoup si pour eux et que vous désirez faire davantage pour eux, vous trouviez le moyen de le faire sûrement. Je sais que beaucoup d'entre vous ont fait, et font tous les jours, ce que vous sentez dépendre de vous, et que même tout ce mai et toute cette misère sont causés par une déviation du sentiment du devoir, chacun d'entre vous cbei'cbant à faire de son mieux, sans remarquer que ce mieux est essentiellement le mieux pour soi, non pour les autres. Tout ceci vient de la propagation de cette doctrine, trois fois maudite et trois fois impie, de l'économiste moderne que faire de son mieux pour soi, c'est, en fin de compte, faire de son « mieux pour autrui ». Mes amis, ce n'est pas ainsi que parlait notre Maître; et, véritablement, nous verrons que le monde n'est pas ainsi fait. A dire vrai, faire de son mieux pour autrui, c'est, en fin de compte, faire de son mieux pour soi; mais il n'est pas bon de garder nos yeux fixés sur cette fin. Les payens étaient allés au delà. Ecoutez ce que dit un payen sur cette question ; écoutez ce que furent, peut-être, les dernières paroles écrites — par Platon sinon les dernières en réalité (car nous ne le pouvons savoir), du moins, très assurément, en fait et par leur puissance, ses paroles d'adieu — où il s'elTorce de donner à toutes ses pensées un couronnement suprême et une fin barmonieuse, en les résumant par la phrase qu'il prête au Grand Esprit quand ses forces et le cœur lui manquent, et que les mots s'arrêtent, à tout jamais interrompus. C'est la fin du dialogue intitulé « Grillas », où il décrit en partie d'après la vraie tradition, en partie d'après un rêve idéal, la première condition d'Athènes, et la genèse, l'ordre et la religion de l'île fabuleuse d'Atlantis. Dans cette genèse, il conçoit cette même perfection première et dégénérescence finale de l'homme, que notre propre tradition biblique exprime en LE TRAFIC ol disant que les Fils de Dieu se marièrent avec les filles des hommes, car il suppose que la premièi'e race fut vraiment les enfants de Dieu el qu'ils se corrompirent jusqu'à ce que « leur signe ne fût plus le signe de ses enfants «. Et ce fut là, dit-il, la fin. ce Pendant de nombreuses générations, tant que la Nature de Dieu fut encore entière en eux, ils furent soumis aux lois divines et se comportèrent avec amour envers tous ceux qui avaient avec eux ce lien de divine parenté; leur âme la plus cachée était fidèle et vraie et de toute façon grande; si bien qu'ils en usaient les uns avec les autres et couraient toutes les chances de la vie en toute humilité de sagesse. Méprisant tout hors la vertu, peu leur tait impor- ce qui survenait chaque jour, et ils portaient légèrement le poids de for et des biens. Ils voyaient en effet que, si. seulement leur commun amour et leur commune vertu augmentaient, toutes ces choses augmenteraient en môme temps; mais qu'accorder leur estime et leurs ardents efforts à la possession matérielle, serait d'abord perdre celle-ci et avec elle, en môme temps, leur vertu et leur amour. Et par ce raisonnement et ce qui subsistait en eux de la natui'e divine, ils gagnèrent cette grandeur dont nous avons parlé déjà ; mais quand la partie de Dieu qui était en eux se flétrit et se dessécha, sans cesse môlée et effacée par la humanité, triomphante el qu'enfin la nature humaine Femporla, ils devinrent aloi's incapables de supporter les formes de la fortune : ils tombèi'ent dans un état informe de vie et dans la bassesse aux yeux de celui qui pouvait voir, ayant perdu tout ce qu'il y avait de plus beau dans leur honneur. Pour les cœurs aveugles, au contraire, qui ne pouvaient discerner la vraie vie, aboutissant au ils bonheur, semblaient qu'ils fussent alors éminemment nobles et comblés heureux, qu'ils étaient de toute l'iniquité des excès de la et de la possession puissance. Là-dessus, le Dieu des Dieux, qui règne et gouverne, voyant une nation autrefois juste tombée dans la misère et désirant lui imposer tel châtiment qui la faire et pourrait repentir se corriger, réunit tous les dieux dans sa demeure du centre du ciel, domine qui, tout ce qui fait partie de la création, et les rassemblés, il dit ayant — ». Et c'est tout. Là s'arrêtent les dernières paroles de l'éminente sagesse des payens, parlant de cette idole des idole richesses; de votre à vous; cette image dorée, haute d'incommensurables 52 J.A COÜROAXE D'OLÍVIEU SArVAG]' coudées, dressée là où les pi'és verdoyants de l'Anglefen^e sont par le feu de vos grands fourneaux roussis comme la plaine de Dura; cette idole qui, la première de toutes les idoles, nous est interdite notre propre Maître et notre foi; nous est interdite aussi par pai- toute lèvre humaine qui ait jamais, en tous les temps et chez tous les peuples, été considérée capable de nous parler selon les voies de Dieu. Continuez de faire de cette divinité interdite votre priiici- pale déesse et bientôt aucun art, aucune science, aucune joie ne sera plus possible. La catastrophe viendra; ou pire que la catasti^opbe, dans l'effritement et le dessèchement la chute lente aux enfers. Mais si vous pouvez vous arrêter à la conception d'une condition de vie vraiment humaine à atteindre — de vie pour tous aussi bien que pour vous-mêmes — si vous pouvez décider d'un ordre d'existence honnête et simple, suivant ces sentiers battus de la sagesse, qui sont le charme, et cherchant ses sentiers tranquilles et écartés, qui sont la paix; alors — sanctifiant ainsi la richesse en en faisant la chose publique— tout votre art, votre littérature, vos labeurs quotidiens, vos affections domestiques et vos devoirs civiques s'uniront et grandiront en une magnifique harmonie. ^ ons saurez suffisamment alors comment hàtir; vous bâtirez bien avec la pierre et mieux encore avec la chair; vos temples ne seront pas faits avec les bras, mais cimentés parles cœurs; et ce genre de marbre, aux veines de pourpre, est celui-là véritablement éternel. TROISIÈME CONFÉRENCE faite a l'École royale militaire, woolwich La guerre. Jeunes soldats, sans aucun doute beaucoup d'entre vous sont ce soir venus à contre-cœur, et beaucoup avec dédain et par pure curiosité, entendre ce cpue pourrait bien dire, ou se risquer à dire, sur votre grand art de la guerre un homme qui écrit sur la pein- ture.—Vous vous dites dans votre for intérieur qu'uu peintre pourrait peut-être, sans manquer à la modestie, conférencier à de jeunes peintres sur la peinture, mais non à de jeunes avocats sur le droit ni à de jeunes docteurs sur la médecine—à plus forte raison, vous direz-vous, à de jeunes guerriers sur la guerre. Et à dire vrai, quand je fus prié de prendre la parole devant vous, je refusai tout d'abord et refusai longtemps : je sentais que ma spécialité ne vous intéresserait pas et que vous jugeriez qu'il n'y avait pas pour moi grande nécessité de venir vous enseigner la vôtre. Que dis-je? Je sais qu'il ne pouvait y avoir aucune nécessité de ce genre, car les grands soldats aguerris de l'Angleterre aujourd'hui sont hommes si parfaitement réfléchis, si nobles et si bons, que vous n'aviez besoin d'entendre — et même, à moins de l'assurance d'une modestie convenable, ne supporteriez — aucun autre enseignement que leur chevaleresque exemple, ou que les quelques conseils de leur expérience éprouvée. Mais sollicité, non pas une seule fois, ni deux fois, je n'ai pas voulu persister dans mon refus, et je vais m'efforcer, en très peu de mots, de vous exposer les raisons qui pourront me valoir votre indulgence et votre patiente attention. Vous pouvez penser que vos travaux sont complètement étrangers aux miens et distincts. Bien loin de là, tous les arts nobles et purs de la paix sont fondés sur la guerre; il ne s'est jusqu'ici produit de grand art en ce monde que T.A COURONNE D'OLTYTER SAUVAGE chez un peuple de soldats. L'on ne tronve pas d'art chez un peuple de bergers, s'il reste en paix. L'on ne trouve pas d'art chez un peuple de cultivateurs, s'il reste en paix. Le commerce n'est que compatible avec les beaux-arts ; il ue peut les produire. L'industrie est non seulement incapable de les produire, mais encore en détruira invariablement tous les germes qui pourront exister. 11 n'est de grand art possible pour un peuple que quaud il est ])asé sur les batailles. Or, tout en aimant, je l'espère, la guerre pour elle-même, vous devez, j'imagine, être surpris de m'entendre affirmer que la guerre puisse produire un aussi beau fruit. Vous pensiez, sans doute, que votre tâche consistait à défendre les travaux de la paix, mais non certainement à les fonder : vous avez même pu penser que la règle habituelle de la guerre était uniquement de les détruire. Et moi qui vous parle ainsi de l'utilité de la guerre, je devrais véritable- ment être le dernier à vous parler de cette façon, si je m'en fiais à ma seule expérience. Voici pourquoi : j'ai consacré une grande partie de ma vie à des recherches sur la peinture vénitienne et ces études ont eu pour résultat de me faire adopter l'un de ses repré- sentants comme le plus important de tous les Vénitiens et par suite, à mon sens, de tous les peintres quels qu'ils fussent. Je me suis fait cette conviction (qu'elle soit fondée ou non n'importe en rien pour rinstant) de la suprématie du Tintoret, sous un plafond couvert de ses peintures; et parmi ces peintures, trois des plus belles n'offraient plus que des lambeaux de toile déchiquetée, mêlés aux lattes du plafond crevé par trois obus autrichiens. Or, ce n'est pas tous les conférenciers pourraient vous dire avoir vu trois de leurs peintures préférées mises en lambeaux par des obus. Et après un pareil spectacle, ce n'est pas tous les conférenciers qui vous diraient que, cependant, la guerre est le fondement de tout grand art. Et pourtant cette conclusion ressort inévitable d'une attentive comparaison de la condition des grandes races historiques aux différentes périodes. Uniquement pour vous montrer ce queje veux dire, je m'en vais très brièvement vons esquisser les grandes étapes du progrès de l'art le meilleur de ce monde. Nous le voyons d'abord poindre en Egypte on sa force est basée sur l'incessante contemplation de la mort et du jugement futur, par l'esprit d'un LA CUEl^HE dont les prêtres étaient la caste dominante, et les soldats la peuple seconde. Les plus belles œuvres qu'ils aient produites sont des sculptures de leurs rois allant au combat ou recevant l'hommage d'armées conquises. Et il faut aussi vous rappeler, comme l'une des grandes clés de la splendeur du peuple égyptien, que ses prêtres ne s'occupaient pas de théologie seulement. Leur théologie formait la base du gouvernement pratique et du droit, en sorte qu'ils n'étaient tant prêtres que juges religieux; les fonctions pas de Samuel, chez les Juifs, répondent d'aussi près que possible aux leurs. Aussi tous les premiers principes de l'art, et beaucoup plus que les premiers principes de toute science, sont-ils d'abord établis par cette grande nation militaire, qui méprisait les arts mécaniques et abhorrait tout à fait la vie paisible du pâtre. De l'Egypte l'art passe directement en Grèce où toute la poésie et toute la peinture ne sont autre chose que la description, la louange ou la représentation dramatique de la guerre ou des exercices qui y préparent, dans leurs rappoi'ts avec les cérémonies de la religion. Toutes les insti- tutions grecques avaient d'abord le respect de la guerre ; les images de leurs principaux dieux expriment simplement la conception qu'ils en avaient, comme l'une des fonctions nécessaires de toute vie humaine et divine. Apollon est le dieu de toute sagesse de l'in- telligence; il porte l'arc et les flèches avant de porter la lyre. Athéné encore est la déesse de toute sagesse dans la conduite. C'est par le casque et le bouclier, plus souvent que par la navette, qu'elle se distingue des autres divinités. Il y avait pourtant deux grandes différences de principe entre les théories politiques des Grecs et des Egyptiens. En Grèce, nous n'avons pas de caste militaire ; tout citoyen est nécessairement soldat. Et encore, tandis que les Grecs méprisaient les arts méca- niques autant que les Egyptiens, ne commettaient-ils pas l'erreur fatale de mépriser la vie agricole et pastorale : ils les honoraient parfaitement l'une et l'autre. Cette double condition de pensée plus vraie les hausse au rang le plus élevé de sage humanité qui ait été atteint ; car tous nos grands arts et presque toutes nos grandes pensées leur ont été empruntés ou nous viennent d'eux. Qu'on nous enlève ce qu'il nous ont donné, et, je puis à peine concevoir dans quelle abjection se trouvera l'Européen moderne. 56 LA COURONNE JVOÍJVÍER SAUVAGE Maintenant, n'oubliez pas, en passant à la période suivante de l'histoire, que, bien qu'il l'aille la guerre pour produire l'art, -— il vous faut avoir aussi beaucoup plus que la guerre; nom- niément, un instinct d'art ou génie chez le peuple. Encore que tous les talents du monde pour la peinture ne feraient pas de vous des peintres, à moins que vous n'ayez également le don du combat, vous pourriez avoir le don du combat, sans celui de la peinture. Or, dans la grande dynasiie de soldats qui suit, l'instinct d'art fait totalement défaut. Je n'ai pas encore sufiisamment fouillé le carac- tère romain pour vous en dire les causes, mais j'imagine, pour paradoxal que ce vous puisse paraître, que le Romain, si véridi- quement qu'il se soit pu prétendi'o issu de Alars et allaité par la louve, était néanmoins, au fond du cœur, plutôt un fermier qu'un soldat. Les exercices de la gueri-e étaient pour lui pratiques, non poétiques. Sa poésie résidait toute dans la vie domestique et le but de la bataille était « pacis imponere moreni ». Les arts se meurent entre ses mains pour se relever seulement, quand, avec la che- Valerie gothique, l'esprit de l'Europe s'emplit de l'enchante- i-esse passion de la guerre elle-même, pour l'amour de la guerre. Pui s, avec la chevalerie romantique qui ne peut concevoir d'autre occupation noble — sous les rois-soldats de France, d'Angleterre et d'Espagne; dans les duchés et républiques de l'Italie, l'art renaît et atteint son apogée dftns les grandes vallées de la Lombar- die et de la Toscane, où de leurs Alpes et de leurs Apennins, ne coule pas un seul torrent dont les combats n'aient pas autrefois rougi les flots. Il s'élève à sa gloire culminante dans la cité qui donne à l'histoire le type militaire le plus parfait qu'on ait vu parmi les hommes ; — cette cité dont les armées furent menées à l'assaut par leur roi, menées à la victoire par leur roi, et menées ainsi, hien que ce roi fut aveugle et à l'extrémité de la vieillesse. Et, à partir de ce moment, au furet à mesure que s'établit ou s'étend la paix en Europe, les arts déclinent. Ils atteignent à un incomparable degré de richesse, mais perdent leur vie, s'enrôlent enfin du côté de ta volupté et des ditférentes corruptions pour achever de se flétrir chez les nations parfaitement tranquilles. Ils ne subsisteront partiellement que chez les races qui, comme les Français et nous, auront encore l'esprit, bien que nous ne puissions tous vivre la vie, du soldat. . I.A (iUlíRllE (( S'il eu est ainsi, s'écriera, je suppose, uu philanthrope; périssent donc les arts, s'ils ne peuvent prospérer qu'à pareil prix, (luelle est la valeur de ces hochets de toile ou de pierre, comparés à la joie et à la paix de la simple vie domestique? » Et la réponse est — en soi ils n'en ont vraiment aucune. Mais comme expression de la condition la plus haute de l'esprit humain, leur valeur est infinie. Gomme résultats ils peuvent être méprisables, mais comme docu- ments ils li'ont pas de prix. Car, c'est une vérité absolue : chaque fois que les facultés humaines sont en plein épanouissement, elles se doivent exprimer par l'art ; dire qu'un état n'a pas pareille exprès- sion, c'est dire qu'il est déchu de son niveau propre de nature humaine. En sorte que, quand je vous dis que la guerre est le fondement de tous les arts, je veux en même temps dire qu'elle est le fondement de toutes les hautes vertus et facultés de l'homme. Cette découverte pour moi fut très surprenante et très terrible — mais je constatai que c'était un fait parfaitement indéniable. La notion courante que la paix et les vertus de la vie civile s'épa- nouissent côte à cote, était, je le voyais, tout à fait insoutenable. La paix et les vices de la vie civile seuls s'épanouissent côte à côte. Nous parlons de paix et de science, et de paix et d'abondance, et de paix et de civilisation; mais je m'aperçus que ce n'étaient point là les mots qu'accouple la muse de l'Histoire et que sur ses lèvres on trouve au contraire* ces mots — paix et sen- sualité, paix et égoïsme, paix et corruption, paix et mort. Bref, je découvris que toutes les grandes nations apprenaient la vérité des mots et la force des pensées dans la guerre ; qu'elles étaient nourries dans la guerre et s'épuisaient dans la paix ; instruites par la guerre et déçues parla paix ; formées par la guerre et trahies par la paix ; — en un mot, qu'elles naissaient dans la guerre et mou- raient dans la paix. Maintenant pourtant remarquez bien, en .second lieu, que ce n'est pas de toute guerre que l'on peut ainsi parler — ce ne sont pas toutes les dents de dragon, qui, semées, surgiront en hommes. Ce ne sont pas les dévastations des bandes de loups barbares, comme celles de Genséric ou de Souwarow, ni la constante turbulence et les rapines de Montagnards, comme sur les anciennes frontières de l'Ecosse ; ni la lutte accidentelle d'un peuple fort et paisible pour la vie, comme dans les guerres des Suisses contçe l'Autriche; ni les LA COURONNE D'OLÎVIEH SAUVAGE combats de nations purement ambitieuses d'étendre leur puissance comme dans les guerres de la France sous Napoléon, ou la guerre qui vient de prendre fin en Amérique. Aucune de ces formes de la guerre n'édifie antre chose que des tombeaux. Mais la guerre qui crée on qui fonde, c'est celle où la turbulence naturelle et l'amour de la lutte chez les hommes, sont disciplinés, d'un commun accord, en des modes dejen magnifique — hien que parfois fatal ; où l'am- hition naturelle et l'amour du pouvoir chez les hommes sont disci- plinés pour la conquête aggressive du mal qui les environne ; et où l'instinct naturel de légitime défense est sanctifié par la noblesse des institutions, la pureté domestique qu'ils sont appelés à défendre. C'est pour une guerre comme celle-ci que sont nés tousles hommes ; c'est pour une guerre comme celle-ci que tout homme peut henreu- sement mourir ; et c'est d'une guerre comme celle-ci que dans toute l'étendue des siècles passés se sont élevées toutes les sain- tetés les plus hautes et les plus hautes vertus de l'humanité. Dans la guerre dont je voudrais parler, je vais distinguer trois espèces de guerres. La guerre en vue de l'exercice et du jeu ; la guerre en vue de la domination ; et la guerre en vue de la défense. I. Donc en premier lieu, de la guerre en vue de l'exercice ou du jeu. Je l'envisage d'abord sous ce jour, parce que, dans tonte l'his- toire passée, la guerre a été un exercice plutôt qu'autre chose, parmi les classes qui roccasionnent et la proclament. Ce n'est pas un jeu pour le conscrit ou le matelot enrôlé par la presse ; mais ni l'un ni l'autre ils n'en sont les auteurs. Pour le souverain qui décide de la guerre, et pour les jeunes gens qui de plein gré en font leur profession, elle fut toujours un grand passe-temps, choisi surtout faute d'autre occupation. C'est là une vérité qui n'admet aucune exception. Jamais un roi préoccupé du développement des ressources intérieures de son royaume ou d'un autre sujet suffisam- ment absorbant, n'est parti en guerre, à moins d'y être contraint. J amais un jeune homme, sérieusement occupé par des études paci- fiques ou attaché à une carrière profitable, ne s'est volontairement fait soldat. Adonnez-le, de bonne heure et sagement, à l'agriculture ou aux afïaires, aux sciences ou à la littérature, jamais il n'envisa- géra la guerre autrement que comme une calamité. Mais laissez-le dans l'oisiveté, plus il sera de sa nature hrave, actif et capable, plus TA (¡UIiRHli o9 il aura soif de se voir assigner un champ d'action, et c'est seule- ment dans la passion et le danger des combats qu'il trouvera la complète satisfaction de son existence inoccupée. Depuis les premiers pas de la civilisation jusqu'à nos jours, la population du globe se divise, lorsqu'on la considère dans son ensemble, en deux races, l'une de travailleurs, et l'autre de joueurs, — l'une labourant la terre, fabriquant , construisant et pourvoyant de toutes manières aux besoins de la vie ; — l'autre orgueilleuse de son oisiveté, et conséquemment à la poursuite incessante d'une récréation, pour laquelle elle se sert de la classe productrice et laborieuse, en partie comme de bétail et en partie comme de marionnettes et de pièces pour le jeu de mort. Or, ne l'oubliez pas, quelque vertu ou quelque beauté qu'il puisse y avoir dans ce jeu de la guerre, légitimement joué, il n'y en a plus dès que vous le jouez ainsi avec une multitude de menus pions bumains. Si vous, messieurs de ce royaume ou de tout autre, il vous plaît de faire des combats votre passe-temps, faites et à votre aise ; mais ne dressez pas dans la plaine verdoyante transformée en échiquier ces malheureux pions de paysans. Si ce doit être un enjeu de mort, risquez-le sur vos propres têtes, non sur les leurs. Les dieux s'inté- resseront à une belle lutte dans la poussière olympique, quand bien même ce serait la poussière de là tombe, et ils seront avec vous ; mais ils ne seront pas avec vous, si vous prenez place sur les côtés de l'amphithéâtre, dont les montagnes du globe sont les degrés, et dont ses vallées sont l'arène, pour pousser vos millions de paysans dans une guerre de gladiateurs. Vous aussi, femmes tendres et délicates, pour qui et par ordre de qui fut et sera toujours toute vraie bataille ; vous frissonneriez peut-être aujourd'hui, bien que ce ne soit pas nécessaire, à l'idée de présider comme reines à des tournois dont les joutes seraient mortelles. Combien alors ne devriez-vous pas frissonner davantage à l'idée de trôner dans un cirque où seuls quelques esclaves condamnés s'entre-tuêraient pour votre unique plaisir ! Et ne frissonnez-vous pas de présider de fait dans une arène où s'entre-tuent — non pas des esclaves condamnés — mais les meilleurs et les plus braves des fils pauvres de votre peuple — et où ils s'entre-tuent — non pas homme contre homme, comme les gladiateurs accouplés, — mais race contre race, dans 60 \A C0UI10XNI5 D'OIJVIER SAUVAGE un duel de générations? Vous me direz peut-être que vous n'assis- tez pas à ce spectacle ; et c'est en effet vrai qne les femmes d'Europe — celles dont les intérêts de cœur ne sont pas en péril dans la lutte, — tirent les rideaux de leur loge, et en calfeutrent les ouvertures, en sorte que de l'arène de carnage ne leur parviennent plus qu'à intervalles un cri étouffe et un murmure, tel les soupirs du vent quand expirent des myriades d'âmes. Elles interceptent les cris d'agonie et elles sont heureuses, et elles conversent spiri- tuellement entre elles. Voilà absolument à la lettre ce qne font nos dames dans leurs charmantes existences. Mais, me pourriez-voiis répondre, prenant leur défense — « Nous ne laissons pas se faire ces guerres pour notre distraction ni par insouciance; nous ne pouvons les empêcher. Comment toute querelle entre nations se peut-elle régler autrement que par la guerre ? » Je ne puis maintenant m'arrêter, pour vous dire comment les querelles politiques se pourraient régler diiTéremment. Mais admettons que ce ne soit pas possible. Admettons que les na- tions ne puissent comprendre aucune des lois de la raison; qu'on ne leur puisse soumettre aucune des lois de la justice; et, tandis qne des différends pour quelques arpents de terre ou une menue somme d'argent se peuvent résoudre par la loyauté et l'équité, admettons qu'on ne puisse autrement que par la loyauté du sabre et par l'équité du fusil, résoudre les questions qui se doivent termi- ner par la chute ou le salut des royaumes. Admettez ceci, et même alors, voyez s'il vous sera toujours nécessaire de faire passer votre querelle dans le camr de vos pauvres et de signer vos traités avec le sang de vos paysans. Vous auriez honte de le faire pour vos intérêts privés. Qne n'auriez-vous honte aussi de le faire pour vos intérêts publics? Si vous vous querellez avec votre voisin et que la querelle ne se puisse poursuivre en justice, qu'elle soit mortelle, vous n'enverrez pas vos valets de pied dans la plaine de Battersea pour en décider par les armes ; et vous n'incendierez pas les habi- tations de ses fermiers ni ne saccagerez leurs biens. Si vous devez décider la querelle par les armes, vous le ferez à vous deux, et à vos risques et périls. Et vous ne pensez pas que la solution sera considérablement modifiée parce que l'un aura une domesticité plus nombreuse que l'autre et que, si serviteurs et tenanciers entraient en ligne avec leurs maîtres, le résultat de la lutte ne LA GÍJERRL 61 saurait être doiiteux? Ou l)ieu vous refusez le duel, ou bien vous y recourez selon les lois de riiouneui-, non celles de la force phy- sique, qu'il se puisse, eu quelque sorte, terminer justement. Or la conclusion juste on non d'une discussion particulière est de peu de poids, tandis que la conclusion juste ou injuste d'une discussion publique est d'éternelle importance ; et cependant, pour cette que- relie publique, vous arrachez leurs tils des bras de vos serviteurs pour combattre et leur nourriture de la bouche de vos serviteurs pour la soutenir; et les sceaux noirs sur les parchemins de vos traités de paix sont faits d'àtres déserts et de champs dévastés. Il y a en ceci une part de lugubre comique comme il y en a presque toujours dans ces grands crimes universels. Ecoutez l'exposé du fait môme, tel que nous le trace l'un de nos plus grands penseurs anglais : « Quel est, soit dit en un langage qui n'a rien d'officiel, le but et la tin de la guerre? Tenez, à ma connaissance, habitent et peinent d'ordinaire dans le village anglais de Corvée-la-Muette environ cinq cents âmes. Parmi celles-ci, certains « ennemis natu- rels » des Français, choisissent successivement, pendant la guerre contre la France, mettons trente hommes vigoureux. Corvée-la- Muette, à ses frais, les a allaités et soignés, les a, non sans peine ni douleur, nourris jusqu'à l'âge d'homme et même les a exercés à différents métiers, pour que l'un puisse tisser, l'autre bâtir, l'autre forger et le moins fort poider le poids coquet de deux cents kilos. Néanmoins, au milieu des pleurs et des malédictions, on tes choisit; on les habille de rouge; on les embarque et on les expédie, à frais publics, à quelques six cents lieues, ou mettons seulement dans le sud de l'Espagne, où on les nourrit jusqu'à ce qu'on en ait besoin. « Et voilà qu'en ce même endroit du sud de l'Espagne se trou- vent trente artisans français de même ordre, choisis dans quelque Corvée-la-Muette de France, marchant comme eux, jusqu'à ce qu'enfin, après d'infinis efforts, les deux troupes en viennent à se rencontrer. Et les voilà Trente faisant face à Trente autres, chacun un fusil à la main. « Sur-le-champ, le commandement de « Feu » est donné; ils se cassent la tête les uns aux autres, et au lieu de soixante alertes et utiles ouvriers, le monde a soixante cadavres qu'il lui faut ense- 62 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE velir et bientôt pleurer. Quelle querelle ces hommes avaieut-ils? Pour affairé que soit le diable, pas la moindre ! Ils vivaient assez loin les uns des autres, s'iguoraieut absolument; bien plus, eu un si vaste monde, entre eux existait môme, iucoiisciemmeut, grâce au commerce, une certaine assistance mutelle. Eh bien, alors? Nigaud ! Leurs souverains s'étaient brouillés et au lieu de se casser mutuellement la tete, ils avaient en l'astuce de faire tirer ces pauvres niais. » Certainement, messieurs, le jeu de la guerre ne doit pas et finira par ne plus se jouei' ainsi. Mais se doit-il en quelque sorte continuer dejouei'? S'il ne doit pas être pratiqué par vos serviteurs, le peut-il être par vous? Oui, à mon sens. L'histoire et l'instinct humain paraissent d'accord pour répondre également, oui. Tous les hommes robustes aiment la lutte et aiment le sentiment du dan- ger; toutes les femmes courageuses aiment à entendre parler de leurs combats et à savoir qu'ils ont alfronté le danger. C'est un instinct lixe de leur belle race; et je ne puis m'empecher de penser qu'un combat loyal est le jeu qui leur convient le mieux et qu'un tournoi était jeu meilleur qu'une chasse à courre. Le moment viendra peut-être en France tout comme ici des courses de haies et du cricket universels; mais je ne pense pas que le cricket doive produire la meilleure qualité de nobles dans l'nn on l'autre pays. J'adopte, pour cette question, la pierre de touche dont je me suis servi dans les rapports de la guerre avec les autres arts; et je me demande qnels seraient, comme sculpteur, mes sentiments si l'on me demandait de faire un monument pour un chevalier défunt dans l'Abbaye de Westminster, en sculptant une raquette à un bout et une balle à Taiitre. Ce pent être un vieux reste en moi de préjugés gothiques sauvages, mais j'aimerais mieux sculpter un bouclier à un bout et une épée à l'autre. Et ceci, remarquez bien, sans allusion aucune à l'accomplissement d'un devoir ou à la défense d'une cause. Admettez que ce chevalier n'ait fait qu'enfourcher quelquefois sa monture pour combattre un voisin en guise d'exercice ; admettez même que ce ne soit qu'un soldat de fortune, qui n'ait fait que gagner sa vie et remplir sa bourse à la pointe de son épée. Cepen- dant i] me semble que c'est en quelque sorte plus grand et plus digne de sa part d'avoir gagné son pain au jeu du sabre plutôt qu'à un autre jeu; je préfère qu'il Tait gagné par les armes que par la LA GUERRE 63 raquette; — à plus forte raison, plutôt qu'en pariant. Je préfère de beaucoup lui voir monter des chevaux de guerre que de parier pour des chevaux de course; et —je le dis sérieusement et délihé- rément —je préfère de heaucoup le voir tuer son voisin que de le voir le voler. Mais, ne l'oubliez pas, dans la mesure du possible, le jeu de la. guerre n'est que celui où l'entière force personnelle de la créature humaine se révèle dans le maniement de ses armes. Et ceci pour trois raisons : D'abord, la grande justilication de cejen c'est que, quand il est bien joué, il montre vraiment qui est le meilleur homme, — qui est le mieux exercé, le plus désintéressé, le plus indomptable, qui a le plus de sang-froid, le coup d'œil et le bras le plus prompt. Vous ne pouvez mettre ces qualités réellement à l'épreuve, à moins qu'il ne soit manifestement possible que la lutte se termine par la mort. C'est seulement lorsqu'il affrontera cette condition que nous aurons une mise à l'épreuve complète de l'homme, corps et âme. Vous pouvez vous adonner à votre cricket, à vos courses de haie, à vos jeux de cartes, et telle fourberie latente en vous peut néan- moins ne pas être provoquée. Mais que le jeu soit à tout instant susceptible de se terminer par un coup de lance, l'homme arran- géra probablement un peu ses comptes avant d'entrer dans la partie. Tout ce qui est pourri et mauvais en lui affaiblira davantage son bras quand il brandira une épée que lorsqu'il balancera une queue de billard, et en somme, l'habitude de vivre le cœur léger, dans la présence quotidienne dé la mort, a toujours eu, et doit tou- jours avoir, pour résultat de faire des hommes honnêtes et de mettre leur honnêteté à l'épreuve. Mais dans l'épreuve finale, ne l'oubliez pas, il faut que l'issue du combat dépende strictement de l'excel- lence du corps et de la fermeté du bras. Il ne s'agit pas de recher- cher qui des combattants a le meilleur fusil, ou qui s'est posté derrière l'arbre le plus gros, ou qui a le vent contre soi, ou qui a la poudre faite par le meilleur chimiste, ou le fer fondu par la meilleure houille, ou derrière lui la populace la plus courroucée. Décidez du combat, qu'il soit de nations ou d'individus, dans ces conditions-là; — et vous n'avez fait que multiplier la confusion et ajouter le massacre à l'injustice. Mais décidez de votre combat par la pure mise à l'épreuve de qui a le bras le plus vigoureux et le 64 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVACE cœur le plus ferme, — vous aurez réussi à décider de bien d'autres questions et à en décider justement. Et les autres raisons en faveur de cette manière de résoudi'e un différend, sont à la fois la diminulion ou de la puissance de des- truction matérielle, ou des dépenses, ou de la détresse physique -de la guerre. Car il ne vous faut pas croire (comme vous le pour- riez imaginer) qu'en vous faisant ce fantastique éloge de la guerre, j'ai négligé les arguments opposés. Je prie tous ceux d'entre vous, qui ne les avez pas lus, de lire avec la plus grande attention les deux essais de M. llelp sur La Guerre et le Gouvernement, dans le premier volume de sa dernière série de « Amis en Conseil ». Tout ce qu'on peut mettre en avant contre la guerre y est exposé de la manière la plus simple, la plus complète et la plus pittoresque. Et tout ce qui est mis en avant est vrai. Mais les deux grandes sommes de maux allégués contre la guerre par cet écrivain rélléclii ne valent que contre la guerre moderne. S'il vous faut arracher des masses d'hommes à tout travail industriel — les nourrir par le labeur des autres — les mouvoir et les pourvoir d'engins destruc- tours que modifie tous les jours l'émulalion nationale de dépense inventive; s'il vous faut dévaster le pays que vous attaquez — détruire pour une vingtaine d'années à venir, ses routes, ses forêts, ses cités et ses ports; — et si linalement, ayant amené ces masses d'hommes, comptés par centaines de milles, face à face, vous met- tez ces masses en pièces à coups de mitraille et laissez d'innom- brailles fragments de créatures vivantes que la chirurgie est impuis- saute à secourir, mourir de faim et se dessécher pour tomber enfin, après une vie de torture, dans leur enveloppe d'argile — sur quel livre de comptes s'inscrira le coût de votre œuvre; — quel code condamnera son forfait'? C'est là, dis-je, la guerre moderne — la guerre scientifique — la guerre chimique et mécanique, pire même que la llèche empoi- sonnée du sauvage. Et cependant, me direz-vous, toute autre guerre que celle-ci est aujourd'hui impossible. Gela se peut ; peut-être les progrès de la science ne se peuvent-ils autrement enregistrer que par de nouvelles facilités de destruction; et l'amour fraternel de . notre Christianisme élargi ne se peut-il prouver que par la mut- tiplication du meurtre. Ecoutez pourtant un instant ce qu'était la guerre au temps du Paganisme et de l'ignorance — ce que pour- LA GULUllE 65 rait être encore la guerre, si nous pouvions plonger notre science dans les ténèbres et joindre la pratique payenne à la théorie cliré- tienne. J'emprunte le passage cà un livre que la plupart d'entre vous connaissent probablement bien et que tons devraient connaître — « Les Doriens », de Muller; —mais j'ai rapproché pins qu'ils ne le sont dans son texte les points que je désire vous voir vous rap- peler. « La grande caractéristique des guerriers de Sparte, c'est un gi'and sang-froid et une force disciplinée; ils considéraient l'empor- tement (Xúcr^a) d'Aristodème etd'Isadas comme plus digne du blâme que de l'éloge. Ces qualités distinguaient en général les Grecs des Barbares du Nord, dont l'intrépidité était surtout faite de bruit et de violence. C'est pour cette raison que les Spartiates sacrifiaient aux Muses avant le combat ; ils espéraient voir ces déesses pro- diiire la régularité et l'ordre dans la bataille; en cette même occa- sion l'on sacrifiait en Crète au dieu de Tamour^ parce qu'il forti- liait l'estime mutuel et l'honneur. Chaque homme se couronnait de lleurs, quand les joueurs de flûte donnaient le signal de rattaqnc; tous les boucliers de la ligne soigneusement polis étince- laient et mêlaient leur splendeur au rouge sombre des manteaux de pourpre, destinés à la fois à orner les combattants et à cacher le sang des blessés; bien tomber et avec bienséance, tel était en effet le désir qui le mieux embrasait les plus héroïques courages. La conduite des Spartiates dans le combat dénote un caractère noble et élevé, qui rejetait tous les extrêmes de la rage brutale. La poursuite de l'ennemi prenait tin dès que la victoire était complète ; et dès qu'avait été donné le signal de la retraite, toutes les hosti- lités étaient suspendues. L'enlèvement des armes, du moins peu- dant la bataille, était également interdit ; l'on considérait aussi comme un mauvais présage de consacrer aux dieux les dépouilles des ennemis tués, comme l'étaient aussi en générai toutes les réjouissances de victoire. » Telle était la guerre des meilleurs soldats, priant des dieux payens. Ce qu'est la guerre chrétienne, prêchée par des ministres du Christ, celui-là vous le dira qui a vu les guirlandes sacrées, entendu les flûtes sacrées, et qu'a inspiré et sanctifié le langage musical et divinement cadencé, de tout régiment de l'Amérique du Nord se préparant à la charge. Quant à la dépense comparée LA COruONNi;. 5 66 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE des existences dans les guerres payenne et chrétienne , un seul fait le dira ; — les Spartiates gagnèrent la décisive bataille vous de Corinthe avec une perte de huit hommes ; les vainqueurs à la bataille de Gettysburg, qui ne devait rien terminer, en avouèrent une perte de 30000. IL Je passe maintenant à la deuxième catégorie de guerre, la plus répandue parmi les hommes, celle qui s'entreprend par désir de domination. Et laissez-moi vous prier de rélléchir quelques instants à ce qu'est la réelle signification de ce désir de domination — d'abord dans l'esprit des rois ■— puis dans celui des peuples. Or, notez bien tout d'abord — que je parle soit des rois, soit des multitudes d'hommes, avec la ferme conviction que la nature humaine est chose belle et noble, et non chose mauvaise et vile. Je considère tous les péchés des hommes comme leur maladie, non leur nature propre ; comme une folie qui se peut prévenir, non comme une nécessité qu'on doive accepter. Et ma surprise, même lorsque les choses sont au pis, vient toujours de l'élévation à laquelle cette nature humaine peut se hausser. La jugeant élevée, je la trouve toujours plus élevée que je ne pensais ; tandis que ceux qui la jugent basse, la trouvent et la trouveront toujours plus basse qu'ils ne pensaient. Elle est en effet infinie, et capable — d'une infinie élévation et d'une chute infinie. Mais sa nature et c'est là la avec moi croyance queje voudrais vous voir partager — sa nature est dans la noblesse, non dans la catastrophe. Prenez la conception de la nature humaine dans ses deux extrêmes. Quand le capitaine du London serre la main de son second en lui disant : « Dieu vous aide ! Je coulerai avec mes passagers, » c'est là, je crois, « la nature humaine ». 11 n'agit pas ainsi mû par quelque mobile religieux — quelque espoir de récompense ou par crainte de châtiment; il le fait parce que c'est homme. Mais, quand une mère, vivant au milieu des un prés verdoyants de la joyeuse Angleterre, donne son enfant de deux son tandis ans à étoulfer sous un matelas dans arrière-chambre, que cette même mère attend et bavarde sur sa porte ; ce n'egt pas là, je crois, la nature humaine. Nous avons ainsi en quelques mots les deux extrêmes. Et vous, hommes et mères qui êtes ici, soir, face à face avec moi, je vous adjure de me dire ce lequel est humain et lequel est inhumain — lequel est « naturel » et lequel LA GUERRE 67 est « contre-nature »? Choisissez de suite votre opinion, je vous en supplie : — choisissez-la d'un choix inébranlable, — choisissez- la une fois pour toutes. Prendrez-vous pour base de nos actes et de nos espérances la croyance que cet homme était bien tel que l'avait fait Dieu, ou celle que cette femme était bien telle que l'avait faite Dieu ? Lequel de ces deux etres a failli à sa nature ? — à sa nature présente, possible, réelle — non pas à sa nature d'autan, mais à sa nature d'aujourd'hui. Lequel l'a trahie — faussée? Le défenseur qui mourait à son poste, est-il mort inhumainement et comme un sot ? L'assassin de son enfant a-t-elle satisfait à la loi de son ctre? Choisissez, dis-je ; il est ici une infinité de choix possibles. Vous avez eu parmi vous de faux prophètes — vous en avez eu pendant des siècles — pour solennel- lenient avertis que vous fussiez contre eux; de faux prophètes qui vous ont dit que tous les hommes ne sont rien que des démons ou des loups, mi-hêtes, mi-dérnons. Croyez-les et vous pouvez en eifet tomber à cela. Mais désavouez-les, et croyez que Dieu «vous a fait droit », quoique vous ayez cherché et trouvé bien des inventions ; vous voudrez alors vous rapprocher davantage de ce que votre Créateur se proposait et se propose que vous soyez, et ce qu'il vous donne aussi chaque jour la force d'être — et vous vous attacherez de plus en plus à la noblesse et à la vertu qui sont en vous, disant : « Je persévère dans ma droiture et ne m'en veux pas écarter. » Je vous ai proposé le choix, comme si vous pouviez vous atta- cher de préférence à l'une ou à l'autre de ces croyances. En réalité, vous n'avez pas le choix; les faits parlent assez par eux-mêmes. La vérité, c'est qu'une créature humaine de la race la plus élevée et la plus parfaite comme être humain est invariablement et honne et loyale ; au fur et à mesure que vous abaissez la race, vous obtenez cruauté et fausseté, en même temps que difiormité, et ceci de façon si constante et si certaine que les deux grands mots qui, dans leur premier emploi, signifiaient seulement perfection de race, en sont venus, par suite de l'invariable rapport de la vertu avec la belle nature humaine, à signifier l'un et l'autre honté de caractère. Le mot généreux et le mot noble, l'un et l'autre, à l'origine, voulaient seulement dire « de race pure », mais comme la charité et la dou- ceiir sont inséparables de cette pureté du sang, les mots qui autre- 68 \A COURO-N.NE DÜliVIHIi SALVACh: fois signifiaient orgueil, sont anjourd'liui synonymes de vertu. Or, comme c'est là la véritable force de noire linmanité natn- relie étant donné que le seul but de l'éducation devrait être de la développer ; étant donné encore la magnifique abnégation doiil les classes d'hommes pins élevées sont capables, pour tonte canse qu'ils comprennent ou sentent — je ne puis vraiment concevoir comment des princes instruits, qui de Ions les gentilshommes devraient être les plus nobles, et de tons les nobles les plus dont le titre de royauté ne signifie autre chose que leur généreux, fonction de faireà tont homme « justice » — comment ces princes, dis-je, dans tonte l'hisfoire, se sont si rarement rangés du côté du pauvre et de la justice, mais se sont continuellement défendus eux et leurs propres intérêts en opprimant le pauvre et en faussant la justice; ni comment cela paraît si naturel que lé mot loyauté, dont le sens esl fidélité à fa loi, s'emploie comme si c'était unique- ment le devoir d'un peuple d'être loyal envers son roi, et non le devoir d'un roi d'être infiniment plus loyal envers son peuple. Comment se fait-il qu'un capitaine mourra avec ses passagers et se penchera par-dessus le plat-bord pour indiquer sa route à la chaloupe qui s'éloigne, mais qu'un roi ne mourra ordinairement — pas avec ses passagers ni à plus forte raison pour eux et qu'il pensera qu'il est au contraire du devoir de ses passagers, quel que soit leur nombre, de mourir pour Songez, je vous en prie, à l'étrangeté de ce fait. Le capitaine d'un navire — il n'est pas capitaine de droit divin, il ne l'est que par la nomination d'une compagnie; — ce n'est pas un homme de descendance royale, ce n'est qu'un plébéien qui sait tenir un gouvernail; — il n'a pas les yeux du monde fixés sur lui, mais n'a qu'une faible chance, sus- pendue à un pauvre bateau, que son nom soit jamais entendu au-dessus du heurt des lames fatales; — la cause d'une nation ne repose pas sur son acte, impuissant qu'il est à sauver seulement un enfant dans cette fonle perdue avec laquelle il se résout à succomber —■ et cependant il descend calme dans son tombeau plutôt que de manquer à son engagement envers ces quelques émigrants. Mais votre capilaine de droit divin — voire capitaine sur la poitrine de qui se nuancent les couleurs de cent écussons de rois — votre capitaine dont chaque acte, grand ou vil, sera à tout jamais mis en lumière ou flétri sous les yeux perçants des T.A GUERRE 69 hommes — votre capitaine dont chaque pensée et chaque acte sont bienfaisants ou funestes, depuis te lever jusqu'au coucher du soleil, bienfaisants comme sa lumière ou funestes comme la nuit — ce capitaine, tel que nous le trouvons dans l'histoire, la plupart du temps ne songe qu'à pressurer ses passagers et à trôner dans son grand salon! Car remarquez, si vraiment les souverains de grandes multi- ludes d'hommes avaient eu dans le cœur cette pensée de travailler au bien de ceux qui sont sous leur domination, que l'on trouve chez le maître bon et réfléchi de toute petite fraction d'hommes, non seulement les guerres sans autre but qu'une extension de puissance ne pourraient jamais avoir lien, mais encore notre conception du pouvoir serait complètement modifiée. Supposez- vous que de penser et d'agir même pour un million d'hommes, d'écouter leurs doléances, de surveiller leurs faiblesses, restreindre leurs vices, leur faire des lois et les amener, de jour en jour, à une vie plus pure, ne soit pas pour un homme une tâche suffisante? Si quelques-uns d'entre nous, nous étions maîtres absolus d'une région d'une centaine de kilomètres carrés et que nous fussions résolus à faire pour elle de notre mieux; à lui faire nourrir un nombre de gens aussi grand que possible ; à rendre chacune de ses mottes de terre féconde, à mettre en état de défense chacun de ses rochers, et à rendre chaque être humain heureux ; n'en aurions- nous pas, pensez-vous, assez sur les bras? Mais si le souverain a d'autre but que celui-ci; si, indifférent au résultat de son inter- vention, il ne désire l'autorité que pour intervenir; si, insouciant de ce qui est mal ou bien fait, il s'inquiète uniquement de le voir exécuter sur son ordre; — s'il aime mieux faire le mal, sur une étendue de deux cents kilomètres, plutôt que le bien sur une étendue de cent kilomètres, il s'efforcera naturellement d'ajouter à son territoire, et d'y ajouter sans bornes. Mais ajoute-t-il à sa puissance? Est-ce puissance chez un enfant, quand on le laisse jouer avec les rouages et les courroies d'une vaste machine et s'amuser de leur mouvement et de leur bruit, jusqu'à ce que sa main imprudente, s'égarant où elle n'eut pas dû, brise et disperse rouages et balancier? Quelle machine pourtant est aussi vaste, aussi difficile à connaître que les rouages de l'intelligence d'une nation. Quelle main d'enfant est aussi capricieuse que la parole 70 Í.A COURONNE D'OLIVIER SAUVAGE d'un roi égoïste? Et pourtant depuis combien de temps permettons- nous aux historiens de parler de la somme de calamités que cause un homme, comme d'un juste sujet d'orgueil, et de vanter comme le plus grand prince, celui qui n'est que le foyer de la plus vaste erreur. Suivez par vous-mêmes cette pensée jusqu'au bout, et vous trouverez que toute puissance, digne de ce nom, est sage et bien- faisante. Un brûlot en dérive peut avoir la faculté de détruire une Hotte ; un cadavre peut renfermer assez de venin pour infecter toute une nation; — mais qui d'entre vous, le plus ambitieux même, souhaiterait une royauté en dérive, revêtue d'un feu dévorant ou un sceptre empoisonné dont le contact serait mortel? Il n'est pas de puissance vraie, ne l'oubliez pas, hormis celle de l'assistance; d'ambition vraie, hormis l'ambition de sauver. Et puis, remarquez encore, ce pouvoir vrai, ce pouvoir de sauver ne dépend ni du nombre d'hommes, ni de l'étendue du territoire. Nous prétendons constamment que la force des nations augmente avec le nombre. C'est en elfet exact si le nombre n'a qu'une même pensée ; mais comment pouvez-vous être certain de les tenir tous dans une même pensée et de les empêcher d'avoir une pensée du Nord et une pensée du Sud? Supposons qu'ils soient unanimes, comment savez-vous s'ils seront unanimes dans le bien? S'ils sont unanimes dans le mal, plus ils le sont, plus ils sont faibles nécessairement. Or, supposez qu'ils ne puissent être ni d'une pensée, ni de deux, mais qu'ils ne peuvent être que sans pensée? Supposez qu'ils ne soient qu'une simple multitude impuis- santé, que menace une rapide catastrophe, telle une charretée de pierres, quand la roue casse. Elle sera dangereuse à souhait pour les voisins, certainement, mais ne sera pas « puissante ». La force ne dépend pas plus de l'étendue du territoire que du nombre de la population. Prenez vos cartes en rentrant chez vous ce soir, — placez le groupe des lies Britanniques à côté de l'éten- due de l'Amérique du Sud ; et puis voyez si une race d'hommes se doit soucier de la quantité de terrain qu'elle occupe. La force réside chez les hommes eux-mêmes, dans leur union et leur vertu, non dans l'étendue dont ils disposent : mieux vaut un petit groupe de cœurs sages qu'une immensité pleine de sots ; et cette nation-là conquiert un territoire vrai, qui se conquiert elle-même. I.A GUERRE 71 El maintenant quel est en résumé le résultat de tout ceci. Ne l'oubliez aucun gouvernement n'est en fin de pas, compte fort, qu'en proportion de sa bonté et de sa justice, et une nation ne se fortifie pas, uniquement en se multipliant et en s'étendant. Nous sommes pas fortifiés, que je sache, en nous ne nous multipliant faire l'Amérique. Bien plus, même lorsqu'elle n'a pas à pour affronter les conditions désunissantes de l'émigration, une nation est mal si venue de se vanter de se multiplier sur son propre sol, elle se multiplie seulement comme le font les mouches ou les san- terelles, avec le dieu des mouches pour son dieu. Elle ne multiplie sa force qu'en se développant en une grande famille, en commu- nauté fraternité parfaite. Et enfin, elle ne se fortifie pas par la ou conquête de races à qui elle ne peut pas faire de bien. L'Autriche n'est point fortifiée, mais aifaihlie par sa prise de la Lomhardie ; et quel que soit l'apparent surcroît de majesté et de richesses qui ait pu résulter pour nous de notre possession des Indes, ce dépend entièrement de la mesure où notre inlluence sur la race indigène sera bienfaisante et anoblissante, que pour nous, en fin de compte, elles se révèlent une force ou une faiblesse. Mais, de même que c'est à un ses risques et périls qu'une race étend son empire par simple désir d'autorité, de même ce sera à ses plus grands risques et périls qu'elle refusera d'entreprendre une guerre agressive, en rapport avec sa force, chaque fois qu'elle sera certaine que son autorité serait utile et protectrice. Et point n'est besoin de prêter l'oreille à l'objection sophistique de l'impossibilité de savoir quand l'assistance d'un peuple est utile ou quand elle ne l'est pas. Que votre conscience nationale soit propre, et votre vue nationale sera bientôt nette. Aucun homme, véritablement prêt à prendre parti dans une noble querelle, ne sera long à savoir à qui ou dans quelle cause son assistance est nécessaire. Je considère comme un devoir de ne pas faire devant cet auditoire d'exposé politique trop précis ; mais je vous déclare franchement et hardiment que, dans ces dix dernières années, nous autres Anglais, en tant que nation cbeva- leresque, où nous avons perdu nos éperons : nous avons combattu, nous n'aurions pas dû combattre, pour le gain ; et nous avons été passifs où nous n'aurions pas dû être passifs, par peur. Je vous déclare que le principe de la non-intervention, tel qu'il nous est aujourd'hui prêché, est aussi égoïste et cruel que la pire frénésie 72 LA COUROAAE D'OLIVIER SAU VARE de coiiqiiêle, eten difîère uniquement en ce qu'il est uou seulement méchant, mais lâche. III. Je sais cependant que mes opinions sur ce sujet difí'èrent heaucoup trop de celles que l'on partage ordinairement, pour vous en importuner plus longtemps; et par suite j'en arrive enfin à examiner les conditions de la troisième catégorie de la nohle guerre ; — la guerre faite uniquement pour la défense du pays où nous sommes nés, et pour le soutien et l'exécution de ses lois, qui que ce soit qui les menace ou les défie. C'est, je pense, à ce devoir que la plupart des hommes qui entrent dans l'armée, se considèrent en réalité engagés, el je désire maintenant que vous réiléchissiez sur ce que sont les lois de la défense pure et sur ce qu'est le devoir du soldat, tel qu'on le comprend aujourd'hui ou qu'on le suppose compris. Vous vous êtes solennellement consacrés à être soldats anglais, pour la prolcclion do l'Angleterre. Je désire que vous sentiez ce que signifie vraimeut votre vœu ou ce qu'il arrive peu à peu à signifier. Vous le formez d'abord à l'âge de l'écolier senti- mental; vous eulrez dans votre couvent militaire, ou caserne, tout comme une jeune tille entre dans son couvent alors qu'elle est écolière sentimentale ; vous ne savez ni l'un ni l'autre à quoi vous vous engagez, quoique et les bons soldats et les bonnes religieuses s'en arrangent de leur mieux par la suite. Vous ne comprenez peut-être pas pourquoi j'appelle « écolier sentimental » le jeune homme qui entre dans l'armée? Parce que c'est en somme l'amour des aventures, de l'excitation, du bel uniforme et de la gloire, tous au même titre mobiles de sentiment, qui surtout amènent un garçon à préférer entrer dans les Gardes que dans le commerce? Vous vous imaginez peut-être qu'à ces mobiles de paon se mêle un sens sévère du devoir? Daus le meilleur de vous- même, il existe, mais ne croyez pas que ce soit le principal. Si vous teniez à faire votre devoir envers votre pays d'une façon prosa'ique et froide, croyez-moi, il est maintenant un devoir plus réel à remplir en produisant des moissons, plutôt qu'en les détrui- sant ; en construisant des maisons plutôt qu'en les bombardant, — en gagnant de l'argent par votre propre travail, pour aider les hommes, plutôt qu'en imposant le travail des autres, afin d'avoir de l'argent pour tuer les hommes ; enfin un devoir plus réel dans une vie honnête et désintéressée que dans une mort honnête et désin- téressée, bien que cette dernière paraisse à vos yenx de jennes gens la pins conragense. Du moment donc que, pour son propre honneur et l'honneur de sa famile, on choisit une mort conragense dans un habit rouge de préférence à une vie courageuse dans un vêtement sombre, on est sentimental ; et maintenant voyez on aboutit ce vœu pas- sionné que vous faites. Pendant quelque temps, vous montez à cheval, vous chassez les tigres ou les sauvages, vous tirez et on vous tire dessus ; vous êtes heureux et fiers toujours, et honorés et pleurés, si vous mourez ; et vous êtes satisfaits de votre vie et de sa fin ; croyant, en somme, qu'il en résulte pins de bien que de mal pour les autres, et beaucoup de plaisir pour vous. Mais comme le sentiment du devoir entre dans vos esprits qui se forment, le vœu prend une autre face. Vous découvrez que vous vous êtes mis dansles mains de votre pays comme une arme. Vous avez fait vœu de frapper quand il l'ordonne, et de rester l'épée an fourreau, quand il l'ordonne ; tout ce dont vous répondrez, c'est que vous ne faillirez pas dans sa main. Et il y a de la bonté en ceci, et de la grandeur, si vous pouvez vous fier au bras et au cœur du Britomart qui vous a atta- ché à son flanc, et être assurés que, quand il vous laisse l'arme an fourreau dans l'obscurité, il n'est pas besoin de son flamboiement au soleil. Mais ne l'oubliez pas, pour noble et bonne que soit cette condition, c'est une condition d'esclavage^ 11 est des genres diffé- rents d'esclaves et des maîtres différents. Certains esclaves sont poussés au travail par le fouet, d'autres y sont poussés par la tur- bulence ou l'ambition. Qu'importe le fouet, ce n'en est pas moins un fouet, parce que vous en avez découpé les lanières sur vos propres âmes : le fait, jusqu'ici, de l'esclavage, c'est d'être chassé au travail sans pensée, sur l'ordre d'un autre. Puis, l'on achète certains esclaves avec de l'argent et d'antres avec des louanges. Qu'importe ce dont on les paye. Le signe distinctif de l'esclavage, c'est d'avoir un prix et d'être acheté ce prix. Puis, peu importe le genre de travail qu'on impose ; certains esclaves sont mis à des fouilles forcées, d'autres à des marches forcées ; les uns creusent des sillons, d'autres des ouvrages, d'autres des tombes. Les uns pressent le jus des cannes, d'autres le jus des vignes et d'antres le sang des hommes. Le fait de la captivité reste le même quelle 74 LA COURONNE D'OLIVIER SAUVACE que soit la tâche qu'on nous donne,si diiTérents que soient les fruits du labeur. Mais, ne l'oubliez pas, en faisant ainsi vœu d'être les esclaves d'un maître, nous devrions nous demander quel travail il va vraisemblablement exiger de nous. Vous pouvez croire que le devoir absolu d'un soldat est d'être passif, que c'est au pays que vous avez laissé derrière vous, de commander et que vous n'avez qu'à obéir. Mais êtes-vous certains d'avoir laissé tout votre pays derrière vous ou que la partie que vous en avez laissée, en soit la meilleure partie? Supposez — et croyez que c'est parfaitement imaginable—que vous soyez vous-mêmes la partie la meilleure de l'Angleterre, que vous qui êtes devenus les esclaves, devriez être les maîtres ; et que ceux qui sont les maîtres, devraient être les esclaves ! Si c'est une Angleterre noble et généreuse, dont vous êtes tenus d'exécuter l'ordre, c'est bien ; mais si vous êtes vous-mêmes le meilleur de son cœur et que l'Angleterre que vous avez laissée ne soit qu'une iVngleterre sans générosité, que devient votre obéis- sanee ? Vous étiez trop fiers pour devenir commerçants : êtes-vous alors satisfaits de devenir les domestiques des commerçants? Vous étiez trop fiers pour devenir vous-mêmes négociants ou fermiers : voulez-vous alors pour généraux des négociants ou des fermiers? Vous n'aviez pas le don de grâce spéciale pour Exeter-Hall ; voulez- vous avoir là quelque individu doué comme généralissime pour juger votre travail et le récompenser ? Vous vous imaginez être l'armée de l'Angleterre : que diriez-vous si vous vous trouviez, enfin, n'être que la police de ses villes manufacturières et les bedeaux de ses petites Betbels? Ce n'est pas le cas et ce ne le sera, j'espère, jamais; mais ce que je veux vous voir comprendre et ce dont je veux vous convaincre, c'est que l'idéal du soldat n'est pas l'obéissance purement passive et la bravoure ; que, bien loin de là, un pays qui a, même si peu que ce soit, séparé son pouvoir civil de son pouvoir militaire, n'est pas dans une condition saine. Tous les Etats du monde, pour grands qu'ils soient, tombent dès qu'ils se servent d'armées mer- cenaires ; et pour être une forme d'erreur moins immédiate (parce qu'elle n'entraîne aucune flétrissure nationale de lâcheté), ce n'en est moins finalement une erreur fatale — pas c'est l'erreur spéciale aux temps modernes, dont nous ne pouvons encore connaître toutes les conséquences désastreuses — d'enlever à une nation le meil- I.A GUERRE 75 leur do son sang ot de ses forces, toute sa substance d'àme qui est brave et insoucieuse de récompense et dédaigneuse de la peine, et fidèle à sa parole, de la couler en acier et d'en faire simplement une épée, lui enlevant sa voix et sa volonté, mais de garder la partie pire delanation—tout ce qui est lâcheté, avarice, sensualité et déloyauté — et de donner à celle-ci la voix, à celle-ci rautorité, à celle-ci le privilège par excellence de la pensée, où se trouve la moindre capacité. L'accomplissement de votre vcieu de défense de l'Angleterre ne consistera nullement dans la mise à exécution d'un pareil système. Vous n'êtes point de vrais soldats, si vous devez seulement garder la porte d'un magasin, pour protéger les commis qui volent à l'intérieur. Le vœu d'un soldat envers son pays est de mourir pour la protection de ses vertus domestiques, de ses justes lois et de son honneur défié ou menacé. Un Etat sans vertu, sans lois et sans honneur, il est tenu de ne le défendre ; que dis-je ? il est tenu de redresser de sa propre main ce qu'il voit de vil en lui. C'est si rigoureusement la loi delà nature et de la vie, qu'une nation une fois complètement corrompue ne peut être rachetée que par le despotisme militaire — jamais par ses paroles ou par son libre eifort. La santé de tout Etat consiste simplement en ceci que les plus sages seront en même temps les plus forts : ses gouvernants seront en même temps ses soldats; ou plutôt, par la force de l'intelligence plutôt que de l'épée, ses soldats seront ses gouvernants. Quelque influence qu'ait l'Aristocratie de l'Angleterre sur le cœur de l'Angleterre, de ce qu'elle est toujours au premier rang de ses batailles, cette influence sera insuffisante, si elle n'est pas aussi au premier rang de ses pensées. Et vraiment ses pensées ont, aujourd'hui plus que jamais, besoin delà direction d'un bon capitaine ! Savez-vous ce que, grâce à cette belle division dutravaiJ — la bataille pour ses braves, la pensée pour ses lâches — elle en est venue à penser? J'ai là dans la main un fragment de journal, nn bon journal qui plus est, et honnête, représentant bien la meil- leure opinion publique courante de l'Angleterre à notre époque ; il traite, dans un de ses articles de tête, de notre « prospérité sociale» — de notre « vie ardente » — de la « suprématie politique » de la Grande-Bretagne. Et à quoi pensez-vous que soit dû tout cela ? A ce qu'ont fait pour nous, à ce que nous ont enseigné nos aïeux anglais dans la suite des siècles ? Non, pas à cela. A l'honnêteté de 76 LA C01IR0?sqnj 'xno.( sop ooqooaddna sn|d i3| pnpiod np uoipiod i3[ op iioT|njuoiuouaoj pioinaoj inl) xnnunun so| sunp 'uijng •sjpnpuii pioiuoand soaopnano soapin^p n oopiofn pnand oan|o:^uop ny 'pus [inpiod iipyo 'opojjpd oraom ny op 'snssop-nn ouSta op soyyinoj os op oanynoiu ny sunp onb sipun^ í oaaoyd ny op aoqonyop op :yuiod onn nn snossop no soodnooop ;uos soyyo íoqoy onbnqo anod oauAaou ooAn 'symqiuodsoaaoo syynaj soy yo soSiy sop yno oaaoiy op soyyinoj soq -oapumiu uoiq yso uoiyonaysqn;y yoypib naaoA uq 'g oanSij 'y oqounyd ny sunp oouuop yso soyyo oayuo^p oun^q 'oyqraosuo sioao ol' oiuoui np oiyand sno ynoy no ynnsinj 'anoynnissop onioïn np onb soanynoin op sSnna sjoay n ^ yi 'oTyiom op sqad snyd 'onioin-iny yinyaod np oynoA ny snnQ -oonnysip op spoid oynnnbnio no oynnamib noaiAuo n xno^ soy and oiia oayo anod on|noyno sinni 'iiy op oiia oayo n ooniysop snd yso^n oyyg qoajfoq np sioq op aoiynosoj op onb sqad op aioA onop ynod ny on no : paon yinyaod np ynnq oy onb onSiy oniqni ny ans yo ynaqyny ynnynoq-oanq ans oqonyd yso oanynoni oyyoq "osiqo -nnaj oynoy no noinido nos ynoniosnoanoq oiniadxo yy 'HXXX •noiyonaysqnj op noiysonb oyyoo snnp 'oaAiiai nos op oainpop xnod ny of onb ynny no 'qyiaoynn nos noyssnosip snns aoydooon n qsodsip snos om of onb 'oanoS nos no yinjand is snyd op yso yinj n yypib 03 'ny nnoy yso no^s yi oaS nioyd nos op onb sinm 'nyoy snyd noiynyimyj aossnod 'nynoA yinAn yi^s 'nd yinann anoyooyiqoan/y onb onbipni noiyonaysqn y op aoiyno yan^q -soynaynoo noissoadqp ny op yo oyoo ny op ooiaynoipni 'sqyiinqayxo sanoy n osnoionaS noisioni onn ynoinoynos siimi 'o[Snn;y n oSiy no oyoo in 'soaiiAaon in 'soan[oynop in yno^n soyyo ísooiyinyq snyd sop yo oonop oqanoo onn and oaaoid ny i? sqiyoa ynos spaoq soy synin 'sopqonyqp oniod n ynos soyyo ianoynoo anoy yo ynoinoAiioin anoy onb oaqnS yiOA on no 'yojyo no 'soyyinoj soy snnyj "Áanqsiyng op oyyoo onb oyyonnoiynoAuoo snioin yios oyyopib noiq 'noiyonaysqn^p oaSop ymny nn noiynooxo nos snnp n X p^nb naonbanraoa no 'aQ •soaoAps snyd soy soanynoin soy snnp noiynaoopp op oydinoxo 0[qon snyd nn ynoinpsin aoAuoay n 'osnod of 'snd napnoyyn.s on yi '(oySnnj n ynoyans) soqanoo sop ynoinoAiioin oy snnp pynnoq oyyopa TOS :jl;ivaíl 3(7 3J1\:V3 V3 0un :^reuuoo9J Jiiepoi 0| ts p Í 0|qmosuoj v, 0)UBmaBqo O10.10S01 0un TSUTB ;uBuuop '({Tjojd np ;0AT3O 0] 0diiO0O 0|[0 siBiu '0qouB[d E] sTOp sBd |TOA T3{ 0u uo) 0jn|nom \i\ 0p 9]oo 0j|ni3j 0p siiuo ;u01U0at ;buj0;|T3 q^s9 s0dnoaS S0|qnop S00 0p unj 'sinbx0 :^u9mT:^u0S unjTíçj ·0;u0j0j)Tp 0jnpnj|s 0unq3 :}S0 0qo| 0nÍ3'Bqo :i^0 'uno^qo s9qo¡ xii0p 0p s0dnojS S0|qnop U0 0siA]p :^S0 U0 0SB|[in0j 0| í 00nbr[draoo sn]^d ]S0 U0 0Tj|piu.(s 0nb Bj0nKreiu0j uq 'Ojqou sn|d 'spioddm S0[ sno:^ snos ':^tos 0u U0noy 9p 0jn|nora 0nb 'xùnqsqiîg 0p 0||0O :pos 0nb 0sn0.inoSTA p 0)ui3nb[d jnod 'sjOJO 0C 'siíd 'i3J0iu 0U 0j^outs 0110]. -O0[ :|^noj^ ·snss0p-m3 00OT3|d 0sibôubjj 0jn|noiu apoqui i3^nb 00psnC 0S t3}ui3A 13p npu0j SUTOIUUB0U m iny 0[' srera 'x 0qouBpI 'q 0jnSij vi suBp pnpojd0j :^S0 |0p0j :}uop 'xùnqsp^g 0p 00|0>u0p 0jn|noui 13 0OT)snC 0jpu0j nd ii3^u 0f '©ranpioooii 0|0 sdra0;Suo¡ is Ji |i0oq pUBllb 0Sn0TppS13J |U0TA0p 0pj0A9S 13S ^0 0119^1 atUJOJ 13{ 0p UOip0J -T0d 13{13 n0q sBd 0uuop 0U 'asipSuB 0jnp0pqoji3 0ATpuiT.id 0jpu 0p 0{[0O 0LUIUOO '0pi3jpqB |U0iu0cind ^ 0j0iui3iu 0uii siab uora v 'spin 'appiuip SU13S uoTuido uoiu siid 0uuop 0u 0f anb 0npji3 is p 0np -ii0p TS p0 uoTp0nb i3q 'uoTpmpq^j jnod s0oupsuoojp S0pioi. 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'oyuRssiun ossrui oyiiRq oun suRp uoyuo.ij oy .lOAoypqi yo o.iyuoo oy ooar yjoddR.i oysnC uo jiuoy -uiRiu soy op yso opoiyypiu ojuoyyioui Ry sirj\[ *S.iuoqsRjy§ r yo sjOAuy II ouiiuoo 'oyRjppiyyRO Ry op yuRuiiuop yuoiupypj oiujoj ounj onb yo soyR^pui yuoyos soyyopib siiioui r 'uoiy.iodojd Ry yuojiujypp soyyo 'soyRdiouiad sossriu soy soiupiu-soyyo .iiuoAop yo ojyuoo oy yo ossrui Ry .lOSRJOp .mod yiiRiy zossr yuoooAoyp^s s.inoy soy onb soq -yRuiiuRj op oyoy Ry r yuos oy sou.ioo soy ouiuioo sopuiiop.ioqus yuos iny sjuoy soy yo '(oyRdiouijd op.iyuoj puo.idiuoo oyyo)yp.ipyui oiuuioo yo suoisuouiip ouiuioo siqy Ry r 'oyiidiouLid ossrui Ry sjuofnoy oyso.i ojyuoo oy 'sanoy xnop yo uoyuo.iy un ooar ysoiiQ sopRÔRj soyyoq soy surq 'sopuuop -loqns yuos .inoy 'yuoios soyyopib soSjRy .mod 'souinyd soy ioouRS -siud op syuouipyp soy yuos inb oia Ry yo oyoy Ry yuos oq *oiyRuip.idns Ry oyiRj R sRd yuo.inssR^u oyiiiyy op suoisuouiip soy onb oojRd 'soyiR soS.iRy op .iioAR ynod oupyRiyd oy no iiRosio^q 'yuRuiuiop o.iyuoo oy ojpuoj op opouiuioo s.ioyR yuiod ysoqi yiynb oo.ind ' siraiirui yuos 'ojyuoo ur .loiyo.i soy .mod soyiyod sop ooar suoiy.iod sopuRjS op yuopuodsojjoo os syonbsop spyiiup.iyxo xur 'sooijypp soo 's.ioyR oui0]/\[ 'joiyoRyyRj soy .mod oyR.iyuoo oiy.iRd oun^p suioiu r 'ysg pyiiup.iyxo j r xnop yo ysoiiQ pyiuip.iyxoj r xnop .iioar sRd yiiRj uo suoa ou yi sirui í osno.moq auxiíoaimouv;! aa sadWYi icias saa m gp -sa.ïKVT Xtias suiora |TOs uoi^isodsip onbioub ':}sg 9|ira9J|X0j v. xn9p ;u9in -9pi9s .noAií U9 u9Tq no ':}S9nQ 9:nra9.qx9j v. xn9p p 9.i)U90 ws jnoi 9un jiOAn z9Anod snoA 9|i3jp9q:l·no 9un su^p 9iu9m 9q •uoipïodo.id 9p :^u'B¡qiu9s un :^o:^Tssnií z9.Tin? snoA ;9 9S91103 s^Sni^j 9p 9q9dnqo v.\ 9p :^noq 9a:^nnj no iinq v. sopimid xnop zo^^nqy "o^j^oo ¡nos unjo sinuí ' soujoo 9p 9.íTi3d 9nn 9.[]0-:^n9d -^9 's9j|T9.io^p 9jníd 9nn issiití ^uo s]| •sn|d U9 9|9q-9nn 09AÏ! 's9:)U9J9jpp s9mjoj 9p S9]:jnd S9p siiíiu 'inQ ¿s9^|Bd 9j:)inTb snd s9||9-|uo^u S9:j9q S9]; 'iio-|-ií.iip 'iiioiuiuo^) ¡ .irej n9 sp9Td 9.i)iínb S9| '99s.i9An9.i 9|qT3q^ 9nn ^ni3|9ddB.i '9âpT.TqraE3 \] 9^91103 s^Sni}! 9p 9]|9din[o v.\ 9iuraoo s:^n9iiiniiora 9p 9nÇ) ¡ n9|iiui iiB .[9qoop suTís 'suToo xnií S9pnnid s.in9][ 09aií '9.ij9]9|Suy n9 suoaií snou 9sqS9^p s.Tno:^ s9nití|íA 9p 9n() M9qoop sm?s s9pT3uid op stíj •p.ip^ni nos jed ;tos '9{oj nos jm\ :pos 'nopnoinip v.\ .red pos 'opoj 9| oniniop 9Soqo onnpib — 9|ps.T9ATnn po to| iq sreni 'soinijin :^nos oon^nnopjo^p sgpi.reA soq -sopimid S9S p .loqoop opmod oniinoo 'opns 9|qninq 9nn ooaií onb.nmoïn nn pi^nnj í nosrein op nissop noq nn sniíp soSnp sop jnopreq v,\ .mod oininoo '9.T9i|nâ9.i noipípnjS jioais A piod p u -ojqinosno noiq sopzoq p 's.inoi.pjni sojpre s.inoTsnjd p pdpnpid jjpin nn zoXi? noiq no 'sppd siqd so.pnií sjn9]sn|d p jpora pnn.iS nn zo.^y » : ío| opios opoo op noipiooxoj opopqojnj .mod sTîd preA on noipiodo.id iq jns onâpsno no p.109 ■B noj onb oo piO| op nomnoj iq onb siojo Of -OjiídpnTjd b¡ bjos no o]pnb .lonini.iopp op pop 'noppodinoo onn |m?ônoinnioo no .iqqnp V, piod jOTuiojd o| p sopSoni sosoqo sop .lonnop.io pop '.losodinoo spíui íojqBpjSBpo sopjSo sosoqo opnopsooons opio^p ·no]^nop[0 nos V. opnoijjip onnoire po^n p p 'spioni0¡o sos op o .ttbssooou snioïn 0| poopo srein 'opBpred opreoq bi b o.hbssoooh po opg moppodinoo b| op siijd po^n nop.iodojd subs OLipin^Cs ' bj jo í sonbijpinÁs onb o.rp ^noAiiod on sopg 'sopSo sosoqo xnop o.pno noipiodojd op piiod pop II -onpnop Q\ o]ppib opios onbpnb no noiq no opoj 0| onb opuB.iS siqdnoiq no pos noipsodinoo iq op oipred onn 'noipiodo.id B[ B.iopixo no piopred onb pioAio-sopoo pn.red ojounojd Bq qAXX •soonoSixo sos op so];dnip sípd soy ynom -oponniynoo ynopiA p ynoipyno sopopqojB soy (sonnnoo yn soo.iq -inonop in sibuib C ynojos on inb) noiyjodojd By op soyyyqns sioy sop noTssnosyp By suBp onb yuBpreqi 'oyyoddBj soy os nopib yo oynin.ioj soy nopib ' oyyns jBd ynoyBA siBin so.iotsso.iS sjiiojjo sop joqo^dinoqi onb ' pyiyiyn o.iyireqi ibja ojip b 'ynojirep soyyo : joynni.ioj ynoAiiod os inb axavaa acr acfitya va LA LAMPE DE BEAUTÉ 209 — ayant divisé ses surfaces par un nombre infini de lignes, sacrifie encore les seuls caractères qui puissent donner la beauté à la ligne ; if sacrifie toute la variété et la grâce qui longtemps furent l'excuse des caprices du style llamboyant et adopte, comme élément princi- pal, un enchevêtrement de croisillons et de verticales, qui dénotent autant d'esprit d'invention et d'habileté de dessin que le jeu des mailles dans un crible de maçon. Cejen de mailles cependant serait en couleur fort beau : tous les blasons et autres motifs qui, au point de vue de la forme, seraient monstrueux, peuvent être exquis comme thème de coloration (tant qu'ils ne renferment pas de lignes ilottantes ou trop entortillées). Cela vient, voyez-vous, de ce que, line fois colorés, ils tiennent lieu de pur motif et que la ressem- blance avec la nature qui ne se serait pu trouver dans la sculpture de leurs formes, se trouve dans la piquante variété des couleurs sur leurs surfaces. 11 est, derrière le dôme de Vérone, un superbe et brillant morceau de peinture murale, composé de blasons dont les armoiries sont de boules d'or disposées entre des barres vertes (elles étaient bleues ?) et blanches avec des chapeaux de cardinaux sur champs alternés. Ceci, cependant, ne convient qu'à l'architecture domestique. La façade du palais des Doges à Venise est le modèle le plus pur et le plus chaste que je puisse donner (l'unique) de la juste application de la couleur aux édifices publics. La sculpture et les moulures sont tontes blanches; mais la surface murale est bigarrée de blocs de marbre d'un rose pâle sans que ces bigarrures s'harmonisent le moins du monde avec les formes des fenêtres. On dirait que la surface a d'abord été achevée et qu'on y a ensuite découpé les fenêtres. Dans la planche XII, figure 2, le lecteur trouvera deux des motifs employés en vert et en blanc sur les colonnes de San Michèle de Lucca ; chaque colonne est ornée d'un dessin différent. Les deux sont fort beaux, mais celui du haut est certainement le meilleur. En sculpture cependant les lignes en auraient été tout à fait barbares, et même celles de celui du bas insuffisamment élégantes. XL. Nous limitant donc à l'emploi de ces motifs simples selon que notre couleur est. subordonnée à la construction architecturale ou à la forme sculpturale, il nous reste encore un mode d'orne- mentation à ajouter à nos moyens généraux d'effet, le dessin mono- chrome, intermédiaire entre la peinture et la sculpture. Les rela- SEPT LAMPES. 14 LES SEPT LA:\[PES DE L'ARCHITECTURE 210 tions du système entier de décoration architecturale se peuvent donc ainsi formuler : 1. Forme organique dominante. Sculpture véritable, indépen- dante et haut-relief ; riches chapiteaux et moulures; aller jusqu'à ou bien la la perfection de la forme qui ne sera pas abstraite; la laisser de marbre blanc, ou la teinter de couleur avec plus pur grande circonspection sur les points et les bordures seulement, avec leurs d'après un système qui ne sera pas en concurrence formes. organique sous-dominante. Bas-relief ou intaille. 2. Forme A rendre plus abstraite en proportion de la réduction de profon- de deur assurer aussi au contour plus rigidité et de simplicité ; à ; couleur avec plus de hardiesse et dans une de plus grande teinter exactement en proportion de la réduction de la profon- mesure, de la plénitude de la forme, mais toujours d'après un deur et qui ne sqyb pas en concurrence avec leurs formes. système . 3. Forme organique réduite au contour. Dessin monochrome, et ramené davantage encore à la simplicité du contour, permettant d'être en concurrence par suite à la couleur pour la première fois avec ses contours ; c'est-à-dire comme l'indique son nom que, môme, la figure entière se dé tachera d'un seul ton sur un fond d'un autre ton. 4. Formes organiques entièrement perdues. Motifs géométriques ou nuances variables, de la couleur la plus vive. De l'autre côté de cette échelle, partant du motif en couleur, je placerai les différentes formes de peinture qui se peuvent associer avec rarchitecture ; en premier, et comme la mieux appropriée à d'une haute abstraction dans son la mosaïque, exécution, et ce but, introduisant de vives couleurs dans la masse. La madone de Torrello est, je crois, le type le plus noble de cette manière; le riche serait le baptistère de Parme. En second lieu, la type le plus delà fresque purement décorative, comme celle chapelle Arena; entin la fresque devenant principale, comme au Vatican et dans Mais je puis, en parfaite sécurité, suivre les la chapelle Sixtine. ne de l'abstraction dans cet ornement de principes peinture, puisque les exemples les plus nobles que nous en ayons me paraissent LA LAMPE DE BEAUTÉ 211 devoir à leur manière archaïque leur faculté d'application archi- tecturale. L'abstraction et l'admirable simplicité qui en font les agents propres du plus superbe coloris, ne se peuvent retrouver par une condescendance volontaire. Les Byzantins s'ils eux-mêmes, avaient pu mieux dessiner la figure, ne s'en seraient crois, servi pas, je pour une décoration en couleur. Cet usage, particulier à un état d'enfance, pour noble et plein de promesse qu'il soit, ne se peut mettre au nombre de ces modes d'ornementation qui sont aujourd'hui légitimes ou même possibles. Il y a, pour la même rai- son, dans l'exécution des vitraux une grande difficulté qui n'a point encore été surmontée et qu'il nous faut d'abord vaincre, avant de nous pouvoir risquer à envisager la muraille comme un vitrail d'une plus grande dimension. Le sujet peint, sans cette devient abstraction, nécessairement principal, ou, en tous cas, cesse d'être l'affaire de l'architecteur. 11 faut en laisser le plan au l'achèvement peintre après dç l'édifice, comme pour ces œuvres de Véro- nèse et de Giorgione qui décorent les palais de Venise. XLI. La décoration architecturale pure se peut donc considérer comme limitée aux quatre genres spécifiés plus haut, qui glissent presque imperceptiblement chacun l'un dans l'autre. La frise d'Elgin, par exemple, est un monochrome voisin déjà de la ture sculp- et gardant trop longtemps, à mon sens, la peau J'ai, dans mi-dépouillée. la planche VI, donné un exemple de monochrome pur emprunté à la façade de San Michèle de Lucca. Elle est de composée quarante arcs semblables, tous couverts d'ornements travaillés, également entièrement découpés à une profondeur d'un environ, dans pouce le marbre blanc uni, où les espaces creusés sont ensuite comblés avec des morceaux d'ophite vert. Ce mode de sculpture est des plus compliqués : il exige un soin très et une excessive grand précaution dans l'ajustement, entraînant naturel- lement un travail double, puisqu'il faut tailler deux fois les mêmes lignes dans le marbre et dans l'ophite. L'excessive des formes simplicité se voit de suite: les yeux des animaux, par exemple, ne sont indiqués que par un petit rond, formé par un cercle creusé d'envi- ron un demi-pouce dans l'ophite. Quoique simples, il y a souvent une réelle grâce dans les courbes, comme dans le cou de cet oiseau placé au-dessus du pilier à main droite. Les incrustations sont tombées d'ophite en bien des endroits, laissant des ombres noires. 212 LES SEPT LAMPES PE L 'ARCIIITlCETniE comme on le peut voir sous le bras du cavalier et sous le cou de Foiseau, et daus la ligue semi-circulaire autour de l'arc, autrefois remplie d'im même dessin. Le rélablissemeut des parties tombées expliquerait mieux ce que je veux dire, mais je dessine toujours une chose telle qu'elle est, ayant l'horreur des restauralious. Je voudrais, eu opposition avec l'abstraction des figures monochromes, attirer spécialement ratteutiou du lecteur sur la perfection, dans Foruemeut sculpté des corniches de marbre, des formes du motif de croix et de boules placé entre les arcs, et de roruemeiittriaugu- laire autour de l'arc sur la gauche. XLII. J'ai pour ces figures monochromes, une véritable passion qu'expliquent la vie et le souffle merveilleux qu'elles prêtent à toutes les oeuvres où je les ai trouvées. Je crois pourtant que le degré excessif d'abstraction qu'elles impliquent, nous oblige à les placer d'un art pi-ogressif ou imparfait et qu'un édifice au rang parfait se devrait plutôt composer de la sculpture la plus élevée (forme organique dominante et sous-domiuaute), associée à des motifs de couleur sur les surfaces étendues ou planes. La catlié- drale de Pise, d'un modèle plus élevé que celle de Lucca, suit précisément ce principe : la couleur est répandue eu formes géométriques sur des surfaces et les formes d'animaux et les gracieux feuillages sont réservés aux corniches et aux piliers sculptés. Je crois que la grâce des formes sculptées se voit mieux quand elle s'oppose hardiment aux dessins eu couleur, taudis que la couleur elle-même, ainsi que nous l'avons vu, est toujours plus piquante quand elle s'ordonne eu dispositions angulaires. Ainsi la couleur convient à la sculpture et la rehausse, et c'est eu opposition avec la blancheur et la grâce du marbre sculptée que la couleur se voit à sou meilleur avantage. XLIII. Au cours de ce chapitre et du précédeuf, j'ai maiuteuaut éuuméré la plupart des conditions deforce et de beauté que j'ai, au début, affirmées comme bases des impressions les plus profondes dont l'architecture puisse affecter l'esprit humain. Je voudrais cependant me voir permettre de les récapituler eu ordre afin de rechercher s'il est un édifice que je puisse offrir comme modèle de l'accord, dans la mesure du possible, d'elles toutes. Nous reportant doue au début du chapitre m, et glissant à leur place les conditions incidemment envisagées dans les deux chapitres précédents, nous LA LAMPE DE BEAUTÉ 213 obtiendrons la liste suivante des caractéristiques de noblesse : Dimension considérable, manifestée par de simples lignes terminales (chap, iir, § 6). Projection vers le haut (§ 7). Etendue de la surface plane (§ 8). Division carrée de cette surface (§ 9). Maçon- nerie variée et visible (§ 11). Vigueur de l'ombre (§ 13), manifestée surtout par des rosaces ajourées (§ 18). Proportion variée en éléva- tion (chap, iv, § 28). Symétrie latérale (§ 28). Sculpture la plus déli- cate à la base (chap, i, § 12). Profusion d'ornements dans le haut (§ 13). Sculpture abstraite dans les ornements inféi'ieurs et les moulures (chap, iv, § 31) complète dans les formes animales (§ 33). L'une et l'autre exécutées en marbre blanc (§ 40). Couleurs vives en dessin géométrique à plat (§ 39), obtenues par l'emploi de pierres de couleur naturelle (§35). Ces caractéristiques se retrouvent plus on moins dans différents édifices, les unes ici, les autres là. Mais toutes ensemble, toutes à leur degré relatif le plus élevé possible, elles n'existent, à ma connaissance, que dans un seul édifice au monde, le campanile de Giotto à Florence. Le dessin des rosaces de l'étage supérieur, en tète de celle étude, pour grossier qu'il soit, donnera an lecteur une plus juste idée de la magnificence de cette tour que les maigres esquisses qu'on en fait généralement. Dans son premier appel à l'œil de l'étranger, elle a quelque chose de déplaisant, comme un mélange de sévérité trop grande et de trop grande minutie. Mais qu'il lui accorde du temps, comme on le doit faire à toute œuvre d'art. Je me souviens que, gamin, je dédaignais ce campanile que je trouvais trop poli et trop fini. Mais j'ai depuis lors passé hien des journées tout proche de lui ; je l'ai vu de mes fenêtres tour à tour éclairé par le soleil et par la lune, et je n'oublierai pas de sitôt com- hien me parut profonde et triste la sauvagerie du gothique septen- triennal quand, pour la première fois, je me retrouvai devant la façade de Salisbury. Il est en effet étrange, si on le pouvait vive- ment sentir, le contraste entre l'escarpement de ces murailles grises se dressant au milieu de leur tranquille bordure de gazon, comme des rochers sombres et nus au-dessus des Ilots verts d'un lac, avec leurs colonnes grossières, croulantes, raboteuses et leurs triples fenêtres, sans rosaces ou autres ornements dans le haut que les nids des martinets, et cette surface brillante, lisse et ensoleillée de jaspe étincelant, ces colonnes en spirale et ces rosaces féeriques. 2J4 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE si blanches, si grêles, si cristallines, que la gracilité de leurs lignes dessine à peine une ombre sur la pâleur du ciel d'Orient, cime sereine d'albâtre, colorée comme les vapeurs de l'aube et ciselée comme un coquillage. Si c'est là, comme je le crois, un modèle et un miroir de l'architecture parfaite, n'y a-t-il pas quelque chose à glaner dans l'étude de la vie première de son architecteur? J'ai dit que la force de l'esprit humain grandissait dans la solitude; à plus forte raison, l'amour et la conception de cette beauté dont chaque ligne et chaque nuance ne sont au mieux, comme nous l'avons vu, qu'une image affaiblie de l'œuvre quotidienne de Dieu, et que le rayon pris à quelque étoile de la création, se ressentiront-elles principalement dans ces lieux qu'il a égayés de ses pins. Ce ne fut pas dans les murs de Florence, mais au loin, parmi les prés de ses lis, que grandit l'enfant qui devait élever au-dessus des tours des guetteurs et des donjons cette pierre angulaire de la beauté. Rappe- lez-vous tout ce qu'il est devenu ; comptez les pensées sacrées dont il a rempli le cœur de l'Italie; demandez à ses disciples ce qu'ils ont appris à ses pieds; et quand vous aurez compter ses travaux et reçu leurs témoignages, s'il vous semble que Dieu n'avait vraiment point accordé à ce serviteur une partie ordinaire ou limitée de son esprit, mais qu'il en avait vraiment fait un roi parmi les enfants des hommes, rappelez-vous aussi que sa couronne portait la légende inscrite sur celle de David : — « Je t'ai enlevé à la bergerie et à la garde des troupeaux ». CHAPITRE V La lampe de vie. I. Parmi les innombrables analogies qui, dans la création maté- Helle, expliquent la nature et les relations de l'âme humaine, il n'en est pas de plus frappantes que les impressions inséparablement unies aux ordres de matière agissante ou inerte. Je me suis ailleurs efforcé démontrer qu'une partie considérable des caractères essentiels de la beauté est subordonnée à l'expression de l'énergie vitale dans les objets organiques ou à la soumission à cette énergie d'objets naturellement passifs et impuissants. De ce que j'ai dit alors, je ne retiendrai ici que cette seule déclaration susceptible, je crois, d'une approbation générale, c'est que des objets égaux sous d'autres rapports, tels que leur substance, ou leur emploi ou leur forme extérieure, sont nobles ou vils en proportion de la plénitude de vie dont ils jouissent par eux-memes ou du témoignage qu'ils donnent de son action, tout comme les sables de la mer sont rendus superbes par le sceau qu'ils portent du mouvement des eaux. C'est surtout vrai pour tout objet portant l'empreinte de l'ordre le plus élevé de la vie créatrice, c'est-à-dire de l'intelligence humaine : il devient noble ou vil en proportion de l'énergie que cette intelligence y a visiblement dépensée. Mais la loi se trouve particulièrement et impérativement vraie en ce qui concerne les créations de l'Architecture. Elles ne sont pas, à proprement parler, susceptibles d'une autre vie que celle-ci et ne sont pas essen- tiellement composées d'éléments agréables en soi — comme la musique de sons harmonieux ou la peinture de jolies couleurs, mais faites de substance inerte — ; leur dignité et leur charme dépendront donc de l'expression profonde de vie intellectuelle consacrée à leur production. II. Or, dans toute énergie autre que celle de l'intelligence de 2i6 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE l'homme, il ne saurait cire question de vie. La sensibilité vitale, qu'elle soit végétale ou animale, peut être, à dire vrai, réduite à un tel état de faiblesse que sou existence devienne sujet de doute; mais quand elle se manifeste le moins du monde, elle se manifeste comme telle. Ou ne saurait avec la vie môme confondre une imi- tation ou une simple apparence de vie; ni mécanisme ni galva- nisme n'en peut tenir lieu. 11 n'en peut y avoir de ressemblance assez frappante pour entraîner la moindre bésifation du jugement, bien qu'il en soit pourtant beaucoup que l'imagination humaine se plaise à exalter, sans un seul instant perdre de vue la nature réelle des objets inertes qu'elle anime. Elle est bien plutôt fière de son propre débordement de vie, qui prête un geste au nuage, la joie à la vague et des voix aux rochers. 111. Mais dès que nous commençons à nous intéresser aux éner- gies de l'homme, nous nous trouvons immédiatement avoir affaire à une créature double. La plus grande partie de son être semble avoir une contre-partie fictive ; c'est à ses risques et périls qu'il ne la rejette pas et ne la renie pas. Ainsi il a une foi vraie et une foi fausse (autrement dit une foi vivante et une foi inerte, ou une foi feinte et une foi sincère). 11 a une vraie et une fausse espérance, une vraie et une fausse charité et, entin, une vraie et une fausse vie. Sa vraie vie est pareille à celle des êtres organiques inférieurs, c'est la force indépendante qui lui permet de façonner et de gou- verner les choses extérieures ; c'est une force d'assimilation qui change tout autour de lui en aliments ou en instruments et qui, si humblement et si docilement qu'elle écoute ou suive la direction de l'intelligence supérieure, jamais ne perd sa propre autorité en tant que principe de jugement, en tant que volonté capable soit d'obéir, soit de se révolter. Sa vie fausse n'est, à dire vrai, qu'une des conditions d'inertie ou d'engourdissement, mais elle agit, même lorsqu'on ne la peut pas dire animée, et ne se distingue pas tou- jours aisément de la vraie. C'est cette vie d'habitude et de hasard, à laquelle beaucoup d'entre nous donnent beaucoup de leur temps en ce monde ; cette vie où nous faisons ce que nous ne nous sommes pas proposés de faire, où nous disons ce que nous n'avions pas l'intention de dire et où nous acquiesçons à ce que nous ne compre- nons pas; cette vie surchargée du poids de choses qui lui sont extérieures, et façonnée par elles au lieu de se les assimiler; celle IA LAMPE DE VIE , 217 vie qui, au lieu de se développer et de s'épanouir sous une rosée salubre, laisse celle-ci se cristalliser sur elle, comme du givre, et qui est à la vie vraie ce qu'est à l'arbre une arborisation, agglomé- ration cristallisée de pensées et d'habitudes qui lui sont étrangères, cassante, opiniâtre, glacée, qui ne peut ni plier ni grandir, mais se doit écraser et briser en miettes, si elle se dresse sur notre route. Tous les hommes sont susceptibles d'être, dans une certaine mesure, glacés de cette manière ; tous soiit en partie chargés et couverts de cette matière stérile comme d'une croûte : cependant, s'ils ont en eux la vie réelle, ils sont toujours à crever cette écorce de nobles déchirures, jusqu'à ce qu'elle devienne, tels ces sombres fragments sur le tronc des bouleaux, un témoignage de leur propre force intérieure. Mais, en dépit de tous les efforts que font les hommes les meilleurs, beaucoup de leur existence s'écoule en une sorte de rêve, où ils s'agitent à dire vrai et tiennent suffisamment leur rôle aux yeux de leurs compagnons de rêve, mais sans avoir clairement conscience de ce qui les entoure, ou de ce qui est en eux; ils sont aveugles et insensibles, Je ne voudrais pas pousser la défini- lion jusqu'à en faire une sombre application au cœur faible et à l'oreille dure ; je ne m'en occupe que dans son rapport avec cette condition trop fréquente de l'existence naturelle, soit des peuples, soit des individus, s'attachant d'ordinaire à eux en proportion de leur âge. La vie d'un peuple ressemble habituellement au cours d'un torrent de lave, d'abord resplendissant et impétueux, puis terne et lent, n'avançant pins enfin que parla chute successive de ses blocs glacés. Cette condition dernière est triste à considérer. Toutes ces phases sont bien nettement marquées dans les arts, et dans l'architecture mieux que dans un antre. Subordonnée sur- tout, comme nous venons de le dire, à la chaleur de la vie vraie, elle est aussi particulièrement sensible au froid mortel de la vie fausse. Or, je ne connais rien de plus pénible, lorsqu'une fois l'es- prit est familier avec ses caractéristiques, que la vue d'une archi- lecture morte. La faiblesse de l'enfance est pleine de promesse et d'intérêt — la lutte de la science imparfaite pleine d'énergie et de continuité —• mais voir l'impuissance et la rigidité s'attacher aux formes de l'homme fait ; voir les types qui naguère portaient l'em- preinte fraîche dn coin de la pensée, effacé par l'usage ; voir la coquille de la créature vivante sous sa forme adulte, quand se sont 218 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE « flétries ses couleurs et qu'a péri son hôte — c'est un spectacle plus humiliant plus poignant que la perte de toute science et le retour , à l'aveu d'une enfance impuissante. Eh bien, il serait à souhaiter que pareil retour fût possible. Il y aurait place pour l'espoir si la paralysie se pouvait changer en un état d'enfance, mais je ne sais jusqu'à quel point nous pouvons redevenir enfants et recommencer notre vie perdue. Beaucoup considèrent comme plein de promesses le mouvement qui, en ces quelques dernières années, s'est dessiné dans nos aspirations et nos préoccupations architecturales. Je ne saurais dire si c'est vrai- ment le germe d'une graine ou un ébranlement des os, et m'est avis que ce ne sera pas pour le lecteur une perte de temps que de consentir à rechercher dans quelle mesure tout ce que nous avons jusqu'ici reconnu ou supposé le meilleur en principe, se peut mettre en pratique sans cette âme ou vitalité qui seule lui pour- rait communiquer influence, valeur ou charme. IV. Or, en premier lieu — et c'est plutôt un point important — ce n'est pas pour un art un signe de stagnation que d'emprunter ou d'imiter, mais ce le sera s'il emprunte sans intérêt ou s'il imite sans discernement. L'art d'un grand peuple, qui se développe sans connaître d'exemples plus nobles que ceux de ses premiers efforts propres témoigne toujours d'un progrès constant et compréhensible. Peut-être le considère-t-on d'ordinaire comme particulièrement respectable en raison de sa spontanéité. Mais il y a, selon moi, quelque chose de plus majestueux encore dans la vie d'une archi- lecture comme celle des Lombards, grossière et enfantine en soi, entourée de fragments d'un art plus noble qu'elle est vive à adnii- rer et prompte à imiter, et dont l'instinct nouveau est cependant assez fort pour reconstruire et réordonner tout fragment qu'elle emprunte ou copie en l'harmonisant avec ses propres pensées. Cette harmonie est d'abord gauche et sans unité, mais elle se complète en fin de compte et se fond en une organisation parfaite où tous les éléments d'emprunt se subordonnent à sa propre vie primitive, restée identique. Je ne connais pas de sensation plus exquise que de découvrir l'indice de cette lutte magnifique pour la conquête d'une existence indépendante ; que de trouver les pensées emprun- tées, que de voir les blocs et les pierres mêmes qu'à d'autres époques sculptèrent d'autres mains, s'ajuster dans de nouvelles LA LAMPE DE VIE 219 murailles avec une expression nouvelle et un Lut dillerent, comme ces blocs de rocs indomptés (pour reprendre notre comparaison première) que nous trouvons au cœur du torrent de lave, témoins éloquents de la force qui dans la fournaise de son feu homogène a tout fondu, hormis ces fragments calcinés. V. Comment, demandera-t-on, l'imitation se doit-elle rendre saine et vivante ? Malheureusement, bien qu'il soit aisé d'énumé- rer les signes de la vie, il est impossible de définir ou de communi- quer la vie. Alors que tout intelligent historien d'art a insisté sur la différence que l'on trouve entre les imitations d'une période de progrès et celles d'une période de recul, nul n'a jamais pu com- muniquer, si peu que ce fût, la force de vie à l'imitateur sur lequel il pouvait avoir une inffuence. Ce peut être du moins intéressant, sinon profitable, de noter que deux caractères essentiellement dis- tinctifs de l'imitation vivante se trouvent dans sa franchise et son audace. Sa franchise surtout est singulière. Jamais un effort n'est fait pour dissimuler le degré des sources de son emprunt. Raphaël prend une figure entière à Masaccio ou emprunte toute une compo- sition au Pérugin avec autant de tranquillité, de simplicité et de naïveté qu'un jeune filou Spartiate. L'architecteur d'une basilique romane prenait ses colonnes et ses chapiteaux où il les pouvait trouver, tout comme une fourmi ramasse du menu bois. En face d'une aussi franche acceptation, il y a du moins des présomp- tions de l'existence, chez cet esprit de force, d'un sentiment capable de transformer et de renouveler tout ce qu'il adopte ; d'un senti- ment trop conscient, trop élevé pour redouter l'accusation de pla- giat — trop certain de pouvoir prouver, et d'avoir prouvé son indépendance, pour craindre d'exprimer son hommage pour ce qu'il admire de la façon la plus ouverte et la plus incontestable. La conséquence nécessaire de ce sentiment deforce sera l'autre carac- tère que j'ai signalé — l'audace de l'exécution quand elle se trouve nécessaire, le sacrifice complet et résolu du précédent quand le précédent devient gênant. Ainsi parmi les formes caractéristiques du roman italien, à la partie hypèthre du temple païen succédait la nef superbe : par suite, le fronton de la façade Ouest se divisait en trois portions dont la portion centrale, telle la pointe de la crête d'un gisement soulevé par une faille soudaine, était dégagée des ailes et s'élevait au-dessus d'elles. Il restait aux extrémités des ailes 2-20 LES SEPT LAMPES DE L'AUCll ITECTUUE deux fragments triangulaires de fronton, quine se pouvaient main- tenant revetir d'aucun des modes de décoration appropriés à un espace continu. La difficulté se faisait plus grande quand la portion centrale du fronton était occupée par des colonnades, qui ne se pouvaient pas, sans pénible brusquerie, arrêter court aux extrémi- tés des ailes. Je ne sais quel eût été dans ces circonstances le moyen qu'auraient adopté les architecteurs imbus d'un si grand respect du précédent : ce n'eût certainement pas été celui de l'architecteur toscan — continuer la colonnade jusque dans l'espace du tympan, les raccourcissant à son extrémité jusqu'à ce que le fût de la der- nière colonne disparût complètement et qu'il n'en restât que le chapiteau appuyé à l'angle sur la plinthe de sa base. Il ne s'agit pas de rechercher en ce moment si cette disposition est ou non gra- cieuse. Je la donne simplement comme un exemple de hardiesse presque sans pareille, rejetant tout principe admis lui faisant obstacle et luttant contre toute discordance et toute difficulté pour atteindre la réalisation de ses instincts propres. VI. La franchise ne doit cependant pas en soi excuser la répé- tition, ni l'audace excuser l'innovation, quand l'une est indolente, impudente la seconde. Il faut chercher d'autres signes plus nobles et plus sûrs de vie — des signes indépendants à la fois du caractère décoratif ou original du style, et constants en tout sly le résolument progressif. Parmi ceux-ci, l'un des plus importants, selon moi, est une certaine négligence ou un certain dédain de l'élégance dans l'exé- cution, ou, en tout cas, une subordination visible de Lexécution à la conception, ordinairement involontaire, mais fréquemment voulue. Tout en m'exprimant avec confiance sur ce point, je le dois cependant faire avec prudence et discrétion, car, il y aurait risque qu'on se méprît dangereusement sur le sens de mes paroles. Lord Lindsay a très judicieusement remarqué et expliqué que les meilleurs dessinateurs de l'Italie sont aussi ceux qui apportèrent le plus de soin à leur travail. La stabilité et le fini de leur maçon- nerie, de leur mosaïque ou de tout autre élément indistinctement, ont toujours été parfaits par rapport à l'apparente improbabilité pour les grands dessinateurs de condescendre au souci de détails si méprisés parmi nous. Non seulement j'admets pleinement ce fait important et le confirme, mais je voudrais encore insister et dire LA LAMINE DE VIE 221 que le fini parfait le plus délicat, à sa place, est la caractéristique des plus grandes écoles de rarchitecture, tout comme il l'est de celles de la peinture. Mais, d'autre part, de môme que le fini parfait est le propre d'un art achevé, nn fini progressif est le propre d'nn art progressif. Je ne crois donc pas qu'on puisse trouver dans nn art peu déve- loppé un signe pins fatal de stupeur ou d'engourdissement, que de le voir déconcerté par sa propre exécution et de voir le travail dépasser le dessin. Mais, tout en admettant le fini absolu, à sa place, comme l'attribut d'une école de perfection, j'entends me réserver le droit de répondre à ma façon à deux fort importantes questions. — Qu'est-ce que le fini? Quel est sa vraie place? Vil. En élucidant l'un on l'autre de ces points, il convient de se souvenir que, dans les exemples existants, l'adoption des dessins d'une période de progrès par les artisans d'une période grossière intervient dans la relation du travail avec la pensée. Toutes les manifestations premières de l'architecture chrétienne sont de ce genre, et naturellement il en résulte un écart visiblement plus grand entre la puissance de réalisation et la beauté de l'idée. Nous avons d'abord une imitation, presque farouche dans sa rudesse, d'un dessin classique; avec les progrès de l'art, un mélange de grotesque gothique vient modifier le dessin et l'exécution se fait plus complète, jusqu'à ce qu'une harmonie s'établisse entre les deux, pour aboutir par cet équilibi'e à une perfection nouvelle. Or, pendant toute la période où le sol se couvre de monuments, on trouvera dans l'architecture vivante des signes auxquels on ne pent se méprendre, d'une impatience intense; d'une lutte pour quelque chose encore hors de portée, qui fait négliger l'exécntion de tons les points inférieurs ; et d'un dédain inquiet de toutes qualités paraissant soit avouer la satisfaction, soit exiger un soin ou une attention qui se pourrait mieux dépenser. Un garçon, faisant du dessin une étude sincère, ne perdra pas son temps à régler des lignes ou à finir des fonds dans des esquisses qui, bien qu'il les sache imparfaites et inférieures à ce qu'il fera plus tard, répondent à son ])ut immédiat; — de même aussi la vigueur d'une véritable école d'architecture primitive, qu'elle travaille sous l'intluence d'un exemple élevé on qu'elle soit elle-meme en état de rapide dévelop- peinent, se suit très curieusement, parmi d'autres signes, dans le 222 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE mépris de la symétrie et de la mesure exactes, qui dans i'architec- ture morte sont les défauts les plus pénibles. VIII. Dans la planche XII, figure 1, je donne un exemple des plus curieux à la fois de cette grossièreté d'exécution et de ce déñ à toute symétrie, dans le petit pilier et le tympan pris d'un panneau décoratif situé sous la chaire de l'église Saint-Marc, à Venise. L'imperfection (pas seulement la simplicité, mais la réelle grossie- reté et la laideur) de l'ornementation de feuilles frappera de suite les yeux : c'est général dans les ouvrages de l'époque, mais il n'est pas aussi courant de rencontrer un chapiteau sculpté avec autant de négligence. Ses volutes imparfaites sont poussées bien plus haut d'un côté que de fautre et resserrées de ce dernier côté. En outre, le membres des moulures est en forme de rouleau le long de l'arc et en forme de listel plat au point « ; il se fond dans l'autre à l'angle h pour enfin s'arrêter net de l'autre côté sur l'intervention discour- toise et parfaitement impitoyable de la moulure extérieure. En dépit de tout ceci, la grâce, la proportion et le sentiment de l'en- semble sont si grands que, en cette place, il ne laisse rien à désirer. Toute la science et toute la symétrie du monde ne le pourraient surpasser. Dans la figure 4, j'ai voulu donner une idée de l'exécu- tion des parties secondaires d'un ouvrage d'ordre plus élevé, la chaire de San Andrea, à Pistoja, par Nicolo Pisano. Elle est cou- verte de figures sculptées, exécutées avec beaucoup de soin et de délicatesse ; mais quand le sculpteur en vint aux simples moulures de l'arc, il ne lui convint pas d'attirer sur elles les regards par la trop grande précision du travail ou une trop grande intensité d'ombre. Le profil adopté /f, m, est particulièrement simple, et les retraits en sont légers et adoucis au point de ne jamais produire une ligne dure. Le travail paraît tout d'abord dénoter la négligence ; c'est en réalité une ébauche sculpturale, correspondant exactement à l'exécution légère d'un fond par un peintre. Les lignes appa- raissent et disparaissent, tantôt profondes, tantôt légères, parfois s'arrêtent tout à fait. La pointe de rebroussement rencontre celle de l'arc extérieur à n, en un intrépide défi à toutes les lois mathé- matiques de contact curviligne. IX. On trouve quelque chose d'exquis dans cette expression hardie de la pensée du grand maître. Je ne dis pas que ce soit « l'œuvre parfaite » de la patience, mais pour moi cette impatience LA LAMPE DE VIE 223 est un trait glorieux de caractère dans une école de progrès. J'aime le Roman et le Gothique primaire surtout pour le champ qu'ils lui laissent : la négligence accidentelle dans l'adoption des mesures ou dans l'exécution se môle de façon méconnaissable au renoncement voulu de la régularité symétrique et à la richesse d'une fantaisie perpétuellement changeante, qui caractérisent au plus haut point les deux styles. On n'a pas, selon moi, suflisamment observé com- bien ces caractéristiques sont grandes, combien elles sont fré- quentes, combien la sévérité de la loi architecturale est brillam- ment relevée par leur grâce et leur soudaineté : encore moins a-t-on observé les mesures inégales d'éléments môme importants, prétendant à une symétrie absolue. Je ne suis pas assez familier avec la pratique moderne pour parler bien affirmativement de sa précision ordinaire, mais j'imagine que nos architectes actuels considéreraient comme des approximations des pins étourdies les mesures suivantes de la façade Ouest de la cathédrale de Pise. Cette façade se divise en sept parties arquées dont la seconde, la qua- trième ou partie centrale, et la sixième comprennent les portes. Ces sept parties se suivent dans une proportion d'alternance des plus subtiles: la partie centrale est la plus importante; après celle-ci,jpar ordre d'importance, viennent la seconde et la sixième, puis la pre- mière et la septième, enfin la troisième et la cinquième. D'après cette ordonnance, les trois couples de parties devraient être égales. Elles le paraissent en effet aux yeux, mais j'ai découvert que leurs mesures réelles, prises d'un pilier à l'autre, sont les suivantes en mesures italiennes braccbia, palmi (quatre pouces chacun) et pouces. Il y a donc une différence, individuellement, entre 2, 3 et 4, 5. de cinq pouces et demi dans un cas, et de cinq pouces dans l'autre. X. Ceci pourtant se pourrait peut-être attribuer en partie à Bracchia. Palmi. Pouces. Total en pouces. 1. Porte centrale 8 0 0 192 2. Porte du Nord. ) 6 3 1 V2 — 157 1/2 3. Porte du Sud..j 6 4 3 — 163 4. Extrême espace Nord.) b b 3 V2 143 V2 b. Extrême espace Sud..) 6 I 01/2 — 148 V2 ■ 6. IntervalIesNord entre les portes^ b 2 1 = 129 7. Intervalles Sud entre les portes.) b 2 1 V2 129 V'2 224 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTLRE quelque ordonnance des déviations accidentelles cvidemment sur- venues dans les murailles de la cathédrale au cours de leur construction, comme dans celles du campanile. Selon moi, celles du dôme sont de beancoup les plus étonnantes des deux. Je ne crois pas qirun seul des piliers de ses murs soit absolument vertical. Le dallage s'élève ou s'abaisse à dilTérentes hauteurs, ou plutôt la plinthe des murs s'y enfonce continuellement à dill'é- rentes profondeurs, et la façade Ouest tout entière surplombe littéralement. Je ne l'ai pas vérifiée an fil aplomb, mais l'incli- liaison se peut voir à l'œil, lorsqu'on la met en contact visuel avec les pilastres droits de Campo Santo. Une déviation des plus extraor- dinaires dans la maçonnerie du mur Sud montre que cette incli- naison avait commencé quand a été construit le premier étage. La corniche an-dessus de la première arcature de ce mur touche au sommet de onze arcs sur quinze, mais quitte brusquement le sommet des quatre situés le plus à l'Ouest. Les arcs s'inclinent à l'Ouest et s'enfoncent dans le sol, tandis que la corniche s'élève (ou paraît s'élever), laissant en tout cas, que ce soit par l'élévation de l'une ou l'abaissement de l'antre, entre elle et le sommet de l'arc occidental nn intervalle de plus de deux pieds, comblé par des addi- tions d'ouvrages de maçonnerie. Ily a encore nn exemple curieux de cette lutte de l'architecte contre cet aiïaissement des murs dans les colonnes de rentrée principale. :Ces remarques n'ont peut-être pas grand rapport avec notre sujet immédiat, mais elles me parais- sent du plus haut intérêt. Elles prouvent tout au moins l'un des points sur lesquels je voudrais insister — combien les yenx de ces impatients arcbitectcurs pouvaient supporter d'imperfection et de variété dans des objets prétendant à la symétrie. Ils veil- laient au charme des détails, à la noblesse de l'ensemble, jamais aux mesures insignifiantes.) Ces colonnes de l'entrée principale sont parmi les plus belles de l'Italie : elles sont cylindriques et décorées de riches arabesques de feuillage sculpté qui, à la base, se développe presque entièrement autour d'elles, jusqu'au pilastre noir où il s'engage légèrement. Mais l'écu de feuillage, borné par line ligne sévère, se rétrécit vers leur sommet, où il n'en recouvre plus que la partie frontale, ofi'rant ainsi, quand on les voit de côté, une ligne terminale s'inclinant hardiment en dehors, dans le but, selon moi, de dissimuler robliquité accidentelle des I.A LAMPE DE VIE 22o murs Ouest, et par son inclinaison exagérée dans la mémo direc- lion, de les placer par comparaison en une apparente verticale. XI. 11 y a encore un cas bien curieux de déviation au-dessus de la porte centrale de la façade Ouest. Tous les intervalles entre les sept arcs sont remplis de marbre noir : chacun renferme au centre un parallélogramme blanc rempli de formes animales en mosaïque et le tout est surmonté d'une large bande blanche qui ne se trouve pas généralement en contact avec le parallélogramme au-dessous. Mais le parallélogramme au noi'd de l'arc central a été forcé dans une position oblique et toiiclu» la bande blanche. A cet endroit-là, comme si rarcliitecteur était résolu à montrer qu'il ne se souciait guère qu'il y eut ou non contact, la bande blanche s'épaissit brus- quement et cette épaisseur se continue au-dessus des deux arcs suivants. Ces diiTérences sont d'autant plus curieuses que l'exé- cutiou est des plus finies et parfaite; les pierres déviées sont ajus- tées avec autant de netteté que si elles cadraient à l'épaisseur d'un cheveu près. 11 n'y a pas la moindre appai'ence de tricherie ou d'erreur ; tout cela est ordonné froidement, comme si l'architecteur n'avait pas le sentiment de quelque chose d'incorrect ou d'extraor- dinaire. Je nous voudrais seulement voir un peu de son impudence. XII. Le lecteur néanmoins dira que toutes ces différences pro- viennent plutôt de mauvaises fondations que du sentiment de l'architecteur. Ce n'est pas exact en ce qui concerne les différences d'une exquise délicalesse dans les dimensions et les proportions des arcatures en apparence symétriques de la façade Ouest. J'ai dit, on s'en souviendra, que la seule tour laide en Italie était la tour de Iffse, parce que les étages en étaient égaux, ou presque, en han- leur. C'est là une faute si contraire à l'esprit des architecteurs de l'époque, qu'on ne la peut guère envisager que comme un maten- contreux caprice. Peut-etre le lecteur s'est-il alors rappelé l'aspect général de la façade Ouest de la cathédrale comme étant en appa- l'ence une contradiction nouvelle de la loi que j'ai avancée. Il n'en eut cependant pas été ainsi, quand bien môme ses quatre arcatures supéi'ieures eussent été réellement égales, puisqu'elles sont subor- données au grand étage inférieur de sept arcs, de la manière déjà notée à propos du clocher de Salisbury et comme c'est encore le cas dans le Dôme de Lucca et la tour de Pistoja. Mais la façade de Pise est proportionnée de façon autrement subtile. Pas une de ses SKPT I.AMPES. 15 226 LES SEPT LAMPES DE L'ARGHITECTUllE quatre arcatures n'est d'une hauteur égale à celle de l'autre. La plus élevée est la troisième, en comptant du bas; et elles vont en diminuant alternativement dans une proportion presque arithmé- tique, dans l'ordre 3°, f", 2®, 4®. Les inégalités dans'les arcs ne sont pas moins remarquables, mais elles ont une grâce qui jamais ne fut le fait de l'égalité. Par un examen plus attentif, on s'aperçoit que dans le premier rang de dix-neuf arcs, il y en a dix-buit égaux et l'arc central est plus important que les autres. Dans la se- que conde arcature, les neuf arcs du centre occupent Je môme espace que les neuf au-dessous, ayant comme pour le premier rang le neu- vième arc central plus important. Mais sur leurs lianes, où le fronton tombe comme une épaule, les arcs disparaissent et leur place est occupée par une frise en forme de coin, s'eflilant extérieu- rement pour permettre de porter les colonnes jusqu'à l'extrémilé du fronton. Ici où la bauteur des colonnes est diminuée, elles sont plus épaisses. Cinq colonnes, ou plutôt quatre colonnes et un cba- donnent pitean, au-dessus, pour quatre de l'arcature au-dessous, vingt et un intervalles au lieu de dix-neuf. Dans l'arcature suivante ou troisième arcature — c'est, ne l'oubliez pas, la plus élevée — buit arcs, tous égaux, occupent l'emplacement des neuf en des- de sorte nous avons maintenant une colonne centrale au sous, que lieu d'un arc central, et la corde des arcs est accrue en proportion de leur bauteur plus grande. Enfin, dans l'arcature du baut, qui est la plus basse de toutes, les arcs en nombre égal à ceux du dessous, sont les plus étroits de la façade : tous les buit occupent, à de chose près, la place de six en dessous, tandis que les peu terminant l'arcature inférieure sont surmontés de masses de arcs murailles décorées de figures en saillie. Xlll. Or, c'est là ce que j'appelle de l'arcbitecture vivante. 11 y a une sensation dans chaque pouce de sa surface ; elle s'accom- mode de toutes les exigences architecturales, avec une variation résolue dans l'ordonnance qui rappelle exactement le rapport des proportions et les dispositions propres à la structure d'une forme organique. Je n'ai pas assez de place pour envisager les propor- tions plus belles encore des colonnes extérieures de l'abside de ce merveilleux édifice. Je préfère, de peur que le lecteur ne voit là cas particulier, donner la construction d'une autre un église, le morceau le plus gracieux et le plus grandiose, en tant que frag- Í.A LAMPE J)E VIE 227 mení, du style roman, dans le nord de l'Italie. C'est de San Giovanni l'église Evangelista à Pistoja. Le côté de cette église a trois étages d'arcatnres, dont la han- tenr diminue en une proportion hardie, tandis que le nombi'e des arcs augmente dans nne proportion deux arithmétique, c'est-à-dire de dans la seconde arcature, de trois dans la troisième, une dans la première. pour De cj'ainte pourtant que cette ne fut trop régulière, des disposition quatorze arcs dn le celui rang où se trouve la pins bas, porte est plus n'est important que les autres et pas situé au milieu ; c'est le sixième et il s'en partant de trouve l'Ouest, cinq d'un côté et huit de l'autre. De plus, cette arcatiij'e inféi'ieure se termine par de larges moitié de pilastres la plats, de la largeur des arcs. L'arcature au-dessus est en V vanche re- continue : seuls, les deux derniers arcs à Ouest l'extrémité sont plus grands que tous les autres, et au lieu d'être corn- pris, comme ils le devraient être, dans l'espace du dernier arc inférieur, ils occupent à la fois l'emplacement de l'arc et celui de son large pilasti'e. Ceci, pourtant, n'était encore assez lier pas pour satisfaire l'œil irrégn- de l'architecteur, car il y avait deux encore arcs au-dessus pour correspondre à chaque arc en dessous. Aussi, à l'extrémité Est, où le nombre des arcs est où l'œil plus et pouvait être grand plus aisément trompé, fait-il? Il les deux que rétrécit derniers arcs inférieurs d'nn demi-hracchio, et, ce élai'git faisant, un peu les arcs supérieurs, de manière à n'en obtenir dix-sept supérieurs que pour neuf inférieurs, au lieu d'en avoir dix-huit pour neuf. L'œil est ainsi complètement déconcerté et tout l'édifice entier est jeté en nne masse unique par les curieuses tions varia- apportées aux arrangements des colonnes n'est superposées, dont pas nne exactement à sa place ni positivement en dehors de sa place. Pour que l'ordonnance en soit plus artificieuse, il a d'un pouce à un ponce et demi y de gain graduel dans l'espace des arcs situés à l'Est, quatre en outre du demi-hracchio avoué. En de l'Est, les partant mesures seraient les suivantes ; Hraccliia Palm i Pouces 1™ 3 0 1 qe 3 0 2 3° 3 3 2 4- 3 3 3 v. 228 LES SEPT LAMPES DE l/APClllTLCriT UE L'arcaliirc siipérieiii'e est ordoiniée d'après le mènie principe. Ou dirait tout d'abord qu'il y a trois arcs pour chaque paire d'arcs dessous, mais il n'y eu a eu réalité que trente-huit (ou eu trente-sept, je ne suis pas bien certain du chillre) pour les vingt- sept an-dessons. Les colonnes occupent tontes sortes de positions relatives. l'architectenr s'eslima pas satisfait : il lui Môme ainsi, ne l'ii-régnlarité aux points de naissance des arcs fallut transporter el, eu réalité, taudis que l'elfet général est celui d'une aj'ca- Leurs ture symétrique, nu des arcs n'est de môme hauteur. pas sommets ondulent tout It; long du mur comme les vagues le long de la jetée d'un port, les uns presque en contact avec le cordon courant au-dessus, d'autres s'en éloignant de cinq et môme six pouces, XIY. Examinons maintenant le plan de la facade Ouest de Saint-Marc, à Venise. Si imparfait soit-il, sous bien des rapports, c'est les proportions et comme morceau de couleur j'iclie et pour soit fantastique l'un des rôves les plus beaux auxquels se jamais complue l'imaginatiou humaine. Ponrlanl, ce ponrra peut-ôlre intéresser le lecteur d'entendre sur ce sujet un avis dilïerenl. Après ce que j'ai précédemment dit de la proportion en général, surtout après l'opinion que j'ai exprimée concernant l'erreur des tours de cathédrales se faisant pendant et de la régularité d'antres dessins, après mes multiples allusions au palais des Doges el au campanile de Saint-Marc comme des modèles de perfection, — principalement après l'éloge que j'ai fait du premier pour cette saillie delà muraille au-dessus de sa seconde arcature, les passages à suivants empruntés au journal de l'architecte Wood el rédigés son arrivée à Venise, peuvent présenter une agréable fraicheur et prouver aussi que les principes que j'ai avancés ne sont pas abso- lument courants ou acceptés. « On ne peut confondre avec d'autres cette église étra/ige et ce grand campanile si vilain. L'intérieur de cette église vous sui- prend par son extrême laideur plus que par autre chose. » Le palais Ducal est encore plus laid que tout ce « que j'ai précédemment mentionné. Envisagé dans ses détails, je ne puis imaginer de modification susceptible de le rendre acceptable. Cependant, si cette haute muraille avait été rejetée en arrière des Í.A LAMPE DE VÍE 229 deux (Hages de petites arcatures, c'eût été une fort noble pro- d net i on. >> Après différentes remarques sur « une certaine justesse de proportion » et sur une apparence de richesse et de force dans l'église, à laquelle il attribue un effet agréable, il poursuit ; « 11 est des gens qui prétendent que cette irrégularité est uu élément nécessaire de son excellence. Je suis décidément d'avis contraire, et je reste convaincu qu'un dessin régulier du même genre lui serait bien supérieur. Qu'un rectangle de bonne architecture, mais simple, donne accès à une belle cathédrale se dressant entre deux hautes tours avec deux obélisques sur le devant, et de chaque côté de cette cathédrale que d'autres espaces carrés s'ouvrent partielle- ment sur le premier, et que l'un de ceux-ci descende jusqu'à un port ou jusqu'au bord de la mer, vous aurez uu spectacle qui pourrait défier tout ce qui existe. » Après avoir lu les deux passages suivants sur Caracci et Michel- Ange, le lecteur comprendra pourquof'M. Wood était incapable (le goûter la couleur de Saint-Marc ou de comprendre la majesté du palais Ducal. « Les tableaux ici (Bologne) sont, selon mon goût, bien préfé- rabies à ceux de Venise, car si l'Ecole vénitienne l'emporte pour le coloris et peut-être pour la composition, l'Ecole de Bologne est décidément supérieure pour le dessin et l'expression ; les Caracci s ici resplendissent comme des dieux. » « Qu'admire-t-ou tant chez cet artiste (Michel-Ange)? Les uns vantent la grandeur de la composition dans les lignes et la dispo- sition des figures. Voilà, je l'avoue, ce queje ne puis comprendre. Pourtant, admettant la beauté de certaines formes et de certaines proportions en architecture, je ne puis conséquemment pas nier que des mérites semblables ne puissent exister en peinture, mais je me trouve malheureusement incapable de les apprécier. » J'estime que ces passages ont une valeur réelle. Ils montrent feifet d'un savoir étroit et d'un goût faux en peinture sur la coin- préhension par un architecte de son art propre, et surtout montrent avec quelles curieuses notions, ou quelle absence de notions, de la proportion cet art a parfois été pratiqué. M. Wood, en elfet, ne se montre généralement pas inintelligent dans ses remarques. Mais ceux,qui préfèrent le Titien à Caracci et qui trouveul quelque chose 230 LES SEPT LAMPES DE L'ARCIITTECTIIRE à admirer chez Micliel-Ange, consent iront pent-ètre à faire avec moi nn examen charitable de l'église de Saint-Marc. Bien qne le cours actuel des événements en Elnrope nons offrent nne chance d'assister à la mise en pratique des modifications proposées par M. Wood, nons pouvons encore nons estimer heureux de l'avoir d'abord connue telle que les architecteurs du onzième siècle l'avaient laissée. XV. La façade entière se compose d'une double série supé- rienre et inférieure d'arcs, enfermant des espaces de muraille décorée de mosaïques et sontenne par des rangs de colonnes dont, dans la série inférieure des arcs, nue rangée supérieure se su- perpose sur une rangée inférieure. Nous avons ainsi cinq divi- sions verticales de la façade; c'est-à-dire deux rangs de colonnes et le mnr arqué qu'elles supportent, en dessons; un rang de colonnes et le mur arqué qu'elles supportent, an-dessus. Pourtant, afin de relier les deux principales divisions, l'arc inférieur cen- irai (rentrée principale) s'ilève au-dessus du niveau de la galerie et de la balustrade qui couronnent les arcs latéraux. La proportion des colonnes et desmnrs de l'étage inférieur est si gracieuse et si variée qu'il faudrait des pages de description ponr la bien faire comprendre. D'une manière générale, on la peut expo- ser ainsi. Exprimons séparément par b, et c, puis a : c : : c : b [a étant la pins élevée) la banteur des colonnes inférieures, des colonnes supérieures et du mur. Le diamètre de la colonne b sera généralement au diamètre de la colonne a ce que la hauteur b est à la hauteur a, ou un peu moindre, en tenant compte de la grande plinthe qui diminue la hauteur apparente de la colonne supérieure. Quand c'est là leur proportion de largeur, une colonne au-dessus est disposée au-dessus d'une colonne en-dessous; parfois une antre colonne supérieure est interposée : mais dans les arcs extrêmes nne seule colonne inférieure en supporte deux supérieures, proportionnées aussi exactement que les branches d'un arbre; c'est-à-dire qne le diamètre de chaque colonne supérieure = 2/3 de la colonne inférieure. Les trois termes de la proportion sont ainsi acquis pour l'étage inférieur. L'étage supérieur, divisé en deux membres principaux afin que sa hauteur entière ne se puisse diviser en un nombre pair, se voit adjoindre le troisième terme avec les pinacles. Voilà ponr la division verticale. La,divi- LA LAMPE DE VIE 231 sion latérale est plus subtile encore. Il y a sept arcs pour l'étage inférieur. Si nous appelons a l'arc central et comptons jusqu'à l'extrémité, ils iront en diminuant dans l'ordre d'alternance a, c, /;, d. L'étage supérieur a cinq arcs et deux pinacles : ils diminuent en ordre régulier^ l'arc central étant le plus grand et le dernier le plus petit. Donc, quand une proportion est ascendante, l'autre est descendante, comme les parties dans la musique. La forme pyra- midale n'en est pas moins assurée à l'ensemble, et ce qui était un autre grand point, aucune des colonnes de l'arcature supérieure ne domine celles de l'arcature inférieure. XVI. On aurait pu croire que ce plan avait prêté à une variété suffisante, mais même ainsi l'architecteur ne se consi- déra pas satisfait : car — et c'est là un point se rapportant à cette partie de notre sujet — si nous appelons toujours a l'arc central et les arcs latéraux successifs h et c, les arcs Nord 6 et c sont de beaucoup plus larges que les arcs Sud 6 et c, mais l'arc Sud d est, dans la même mesure, plus làrge que l'arc Nord d et en outre plus bas au-dessous de sa corniche. Mieux encore, je ne crois pas qu'un seul des membres en apparence symétriques de la façade ait une réelle symétrie avec aucun autre. Je regrette de ne pouvoir en donner les mesures exactes. J'ai renoncé à les prendre sur place, pas suite de leur excessive complication et de l'embarras produit par l'affaissement des arcs. N'allez pas vous imaginer que les artisans byzantins avaient, selon moi, ces différents principes présents à l'esprit en construi- sant. Je crois qu'ils bâtissaient avec leur âme, et c'est parce qu'ils construisaient ainsi que l'on voit courir dans toute leur ordon- nance cette vie merveilleuse, cette variété et cette subtilité éton- liantes. Nous raisonnons en somme sur un gracieux édifice comme sur le développement superbe des arbres de la terre, qui ne savent rien de leur propre beauté. XVII. Peut-être trouverons-nous pourtant dans la façade de la cathédrale de Bayeux un exemple, plus étrange qu'aucun de ceux que nous avons donnés, de variation hardie de la prétendue symé- trie. Elle consiste en cinq arcs à frontons droits : les deux extrêmes sont pleins ; les trois du centre ont des portes. Ils paraissent d'abord aller en diminuant dans une proportion régu- 232 LES SEPT 1.A.MPES DE L'ARCHITECTURE lière depuis le fronton principal au centre. Les deux portes laté- raies soul fort curieusement traitées. Les tympans de leurs arcs sont remplis de bas-reliefs, sur quatre rangs; dans le rang le plus bas, il y a dans chaque un petit temple ou portail coutenant la ligure principale (dans celui de droite, c'est la porte des Enfers avec Lucifer). Ce petit temple est porté, comme un chapiteau, par une colonne isolée qui partage l'arc eutier à environ 2/3 de sa largeur, la portion la plus grande étant eu dehors, et c'est dans cette portion plus grande qu'est la porte d'entrée intérieui'e. Ce rapport exact dans l'exécution des deux portes pourrait nous amener à compter sur un rapport dans les dimensions. Point du tout. La petite entrée intérieure Nord mesure, eu pieds et pouces anglais, 4 pieds 7 pouces, d'un jambage à l'autre, et l'entrée Sud 5 pieds exactement. Le portail extérieur Nord mesure d'une colonne à l'autre 13 pieds 11 pouces; ce qui donne uu écart de 7 pouces sur 14 pieds 1/2. Il y a aussi des variations dans les décorations des tympans qui ne sont pas moins extraordinaires. XVIII. Je crois avoir donné suffisamment d'exemples — je pourrais les multiplier indéfiuiment — pour prouver que ces variations ne sont pas de pures erreurs, ni de simples négligences, mais le résultat d'un mépris absolu, sinon d'aversion, pour l'exactitude dans les mesures. C'est dans la plupart des cas, à mon sens, une résolution ferme d'ari'iver à un elfet' de symétrie par des variations aussi subtiles que celles de la nature. Nous allons voir jusqu'où ce principe était parfois poussé par la fort singulière disposition des tours de la cathédrale d'Abbeville. Je ne dis pas que ce soit bien, moins encore que ce soit mal, mais c'est une preuve merveilleuse de l'iutrépidité d'une architecture vivante. Nous aurons beau dire, ce Flamboyant de France, pour morbide qu'il "fût, était doué d'une vie aussi arden le et aussi intense qu'aucune des phases de rintelligence humaine. Il vivrait encore aujourd'hui s'il ne s'était pas adouiié au mensonge. J'ai déjà fait remarquer la difficulté générale que l'on éprouve à ordon- ner une division même latérale, quand elle est en deux parties égales, à moins d'un troisième élément fécoiiciliateur. Je donnerai plus loin d'autres exemples des manières dont cette réconciliation s'effectue dans des toursàdonble fenêtre: l'architecteurd'Abbeville a tranché trop vivement la difficulté. Vexé du manque d'unité de 0,^î'r--c.-.«-;i% •^V" |p7>- '.';Í·^^'>3.·^:·.^·5 ..Z-A V ^ - ; «.ír i "'¿^.^ w '-;éA ' ^j;v- ' ' r*^ ' ^a^-*' ' -L •'' ^ SpV *'®iír vV,f*íTí»«í> f'p' ^-SA^X^"»^ ffi ^^hJSr·*^' '■C --T " - - "-4:^^ .-" ^l" ' t··^^.ll'^ -^-'t V **JT w^«fci« *1—■'"^>» ''■'■,■■ í*' f-t ''"^ji TT- V «5» y ^ f> ^í%^ \v- ííí^ --_íí^V^«. X, \ V* -r-Xy^ "V '«^'■<*4.« j^^'s'seç·^ïüWr·SE^^ ¿^r '' %r4 'S 'aA *• ^ <í—y' V * V /-t »''■.. % / ■5»··'"^·c '^jT'^'· "^■''' '■^v /-v, -^Sfi l'expression d'une impression vive et bien vonlne. On ne comprend pas assez, selon moi, que la sculpture ne consiste pas à tailler une forme dans la pierre, mais à en tailler Veffet. Bien souvent le marbre ne donnerait pas l'image de la forme vraie elle-même. Le sculpteur doit peindre avec son ciseau. La plupart de ses touches n'ont pas pour but de réaliser la forme, mais de lui communiquer la force; ce sont des touches de lumière et d'ombre; elles produisent une arête ou taillent un creux, non pour avoir une véritable arête ou un véritable creux, mais pour obtenir une ligne de lumière on une tache d'ombre. D'une manière grossière, ce mode d'exécution est très marqué dans la vieille sculpture sur bois française : les iris des yeux de ses monstres chimériques sont toujours hardimenl découpés en trous, qui, placés de diverses façons et toujours sombres, donnent à leurs physionomies fantastiques aux regards obliques toutes sortes d'expression étranges et saisissantes. Peut- être trouverons-nous dans les ouvrages de Mino da Fiesole les plus beaux modèles de cette peinture sculptée. Les effets les plus saisissants sont obtenus par une touche angiilaii'e et en appa- rence grossière du ciseau. Les lèvres d'un des enfants sur les tombeaux de l'église de Badia ne paraissent qu'à moitié tiuies, LA Í.AMl'E 1)1': VIL 237 ([uaiul on les voit de près; pourtant i'expi'ession en est pins poussée et plus inelîable que dans aucun morceau de marbre que j'aie jamais vu, surtout étant données sa délicatesse et la don- cenr des traits enfantins. Dans un genre pins sévère, celle des slalnes dans la sacristie de San Lorenzo l'égale, et là encore par son caractère inachevé. Je ne connais pas une œuvre aux formes absolument vraies et complètes où pareil résultat soit atteint. Dans les sculptures grecques on ne le cherche môme pas. XXII. Il est évident qu'en architecture cette mâle exécution, snsceptihle qu'elle est de conserver tout son eliet alors que les ans détériol'eraient un lini plus parfait, est toujours la plus avau- tageiise. Comme il est impossible, pour désirable que ce soit, que l'on donne un lini achevé an nombre considérable des ornements dans un grand édilice, on comprendra tout le prix de rintelligencc qui, de cette imperfection môme, fait un nouveau moyen d'expres- sion, et toute la valeur de la dill'érence qui existe, quand les touches sont rudes et rares, entre celles d'un esprit négligent et celles d'un esprit soigneux. Ce n'est pas commode d'en conserver le caractère dans une simple esquisse : cependant le lecteur trou- vera daus la planche XIV un on deux dessins explicatifs, d'après des bas-reliefs au Nord de la cathédrale de Rouen. Il y a trois piédestaux carj-és sous les trois niches principales sur chacun de ses cotés et un au centre : chacun d'eux est sur deux de ses côtés décorés de cinq panneaux formés d'un quatre-fenilles. Nous avons ainsi soixante-dix quatre-feuilles dans la décoration inférieure de la porte senle, sans compter ceux de l'assise ex té- rieure et des piédestaux en dehors. Chaque quatre-fenilles est orné d'un bas-relief, l'ensemble étant à pen près de la hauteur d'un homme. Un ai'chitecte moderne aurait hien entendu fait égaux les cinq quatre-feuilles de chacun des côtés des piédestaux. Il n'enallail pas ainsi an moyen âge. La forme générale paraît ôtre celle d'nn qnatre-fenilles composé de demi-cercles disposés sur les côtés d'un carré, mais on découvrira après examen qn'anciin des arcs n'est un demi-cercle et qu'ancune des figures basiques n'est nn carré. Ces dernières sont des rhomboïdes, dont les angles aigus on obtus sont en dessus, selon que leur dimension est plus grande ou plus petite. Les arcs sur les côtés glissent tant bien que mal daus les angles du paj'allélogramme d'encadrement laissant 238 LES SEPT íAxMPES DE L'AliCHITEGTüRE à chacun des quatre angles un intervalle de tbrme dilïérente, rempli chacun par un animal. La grandeur de chaque panneau est donc variable : les deux du has sont liants, les deux suivants courts, et le pins élevé est plus haut que ceux du has. Dans la série des has-reliefs qui entourent la porte, si nous désignons l'un on l'autre des deux du has (qui sont égaux) par a, l'un ou l'autre des deux suivants par b, le cinquième et le sixième par c et par d, nous obtenons d (le plus grand) .• c :: c : a :: a: h. La façon dont la grâce de Lenseinhle dépend de ces variations est merveil- lense. XXllI. Chacun des angles est, comme je l'ai dit, rempli par nn animal. Il y a donc 70 X d — 280 animaux, tous dilférents, rien que pour le remplissage des intervalles des has-reliefs. Je donne trois de ces intervalles avec leurs hêtes dans la planche XIV. Je ne parlerai pas de leur dessin général, ni de la ligne de leurs ailes et de leurs écailles, quine sont guère, sauf en ce qui concerne le dragon central, au-dessus de lahanalité courante d'un bon travail ornemental ; mais il y a dans leurs traits une preuve de réflexion et de fantaisie, qui n'est pas commune, du moins de nos jours. L'animal en liant à gauche ronge quelque chose dont la forme est à peine visible dans la pierre dégradée — mais il est bien en train de ronger : le lecteur ne pourra pas ne pas retrouver dans son œil si particulier cette expression qu'on ne voit jamais, je crois, que dans l'œil d'nn chien rongeant quelque objet en jouant et qui se dispose à l'emporter dans sa course folle. On sentira la signifi- cation de ce regard, antant que la peut fixer une simple entaille dn cisean en la comparant à l'œil de la figure couchée sur la droite, d'humeur sombre et courroucée. Le dessin de la tête et le mouvement du bonnet sur le front sont beaux, mais il y a an-dessns de la main une touche particulièrement heureuse : notre gaillard est vexé et contrarié dans quelque rancune; la main comprime fortement la pommette et la chair de la joue est sous cette pression plissée en-dessons de l'œil. L'ensemble, sans doute, paraît misérablement grossier, étant données les dimensions, quand on le compare à de délicates gravures; mais quand on songe que ce n'est là que le simple remplissage d'nn interstice en dehors d'un portail de cathédrale et que c'en est un sur trois cents (car dans mon calcul je n'ai pas compris les LA LAMPE DE VIE 239 picdcstaux extérieurs) cela témoigne dans l'art de l'époque d'une vitalité des plus nobles. XXIV. Je crois que la véritable question à poser toucliant tout ornement est simplement celle-ci. A-t-il été fait avec joie —l'artisan é tait-il heureux en y travail- lant? Ce peut etre le travail le plus pénible possible, d'autant plus pénible que tant de plaisir y fut pris; mais il faut qu'il ait été heureux aussi, ou il ne sera pas vivant. Quelle somme de Ira- vail du maçon cette condition excluerait-elle, je ne me risquerai pas à l'envisager, mais la condition est formelle. On a récem- ment édifié une église gothique près de Rouen; elle est, à dire vrai, assez vile dans sa composition générale, mais excessivement riche en détails. La plupart de ceux-ci sont dessinés avec goiit et de toute évidence sont l'œuvre d'un homme ayant de près étudié les travaux d'autrefois. Mais c'est tout aussi mort que les feuilles en décembre ; il n'y a pas sur toute la façade une seule touche tendre, une seule touche ardente. Les hommes qui l'ont faite, l'avaient en haine et furent contents d'en avoir fini. Tant qu'on travaillera de la sorte, on ne fera que surcharger vos murailles de formes d'argiles. Les guirlandes de lierre du Père-la-Chaise sont une décoration plus gaie. Vous n'obtiendrez pas le sentiment en payant — l'argent ne peut acheter la vie. Je ne suis pas bien sûr que vous la puissiez obtenir en la guettant ou en l'attendant. 11 est vrai que de temps à autre se peut trouver un artisan l'ayant en lui, mais alors il ne s'en tiendra pas à des travaux inférieurs — il luttera pour devenir académicien. La force s'en est allée de la masse des artisans utiles — dans quelle mesure se peut- elle recouvrer, je l'ignore. Mais ce que je sais, c'est que toute dépense consacrée à un ornement sculpté, dans la condition actuelle de cette force, s'inscrit directement au chapitre du Sacri- lice en vue du seul sacrifice, ou pire encore. Selon moi, le seul mode de décoration riche qui nous reste consiste dans les mosaïques géométriques en couleur, et cela du moins pourrait résulter d'une adoption énergique de ce mode de dessin. Mais il est, en tous cas, une chose que nous pouvons faire — c'est nous passer des ornements à la machine et des ouvrages en fonte. Tous les métaux estampés, les pierres fausses, les imitations de bois et de bronze, de l'invention desquels nous entendons tous les jours 240 I.ES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE trioniplier — toutes les façons courtes, bon marché et commodes de faire tout ce dont l'honneur consiste dans sa difliciilté même — sont autant d'obstacles sur notre route déjà fort encombrée. Elles ne rendront pas un seul d'entre nous plus heureux ni plus sage — elles n'augmenteront pas l'orgueil de l'entendement ni le privilège de la joie. Elies nous rendront seulement plus superli- ciels dans nos jugements, plus froids de cœur, plus faibles d'es- prit. A juste titre. Nous ne sommes pas envoyés en ce monde pour y faire quoi que ce soit où nous ne puissions mettre notre cœur. Nous avons un certain travail à faire pour notre pain, nous devons nous en acqnittei' avec énergie; un autm à taire notre plaisir, il nous le faut faire avec cœur. Ni l'un ni pour l'autre ne se doit faire à moitié ou par expédients, mais avec volonté. Ce qui ne vaudra pas l'etfort, ue le faisons pas du tout. Peut-être ce que nous avons à faire n'a-t-il d'antre bnt qu'un exercice du cœur et de la volonté, et est-il inutile en soi; mais, tous on se pent bien passer de sa maigm utilité s'il en cas, ne vaut pas que nous lui donnions en même temps nos bras et notre énergie. Il ne sied p¿is à notre immortalité de prendre des aises incompatibles avec son autorité, ni de pei-mettre à des instruments dont elle se peut dispenser, de se glisser entre elle et les choses qu'elle régit. Celui qui façonnerait les ci'éations de sa propre intelligence avec nn instrument autre que sa propre main, volontiers aussi, s'il le pouvait, donnerait des orgues de Barbarie aux anges du ciel pour leur faciliter leur mélodieuse tâche. Il est assez de rêverie, assez de bassesse, assez de sensualité dans la nature humaine pour n'en pas transformer les quelques moments de splendeur en mécanisme. Puisque notre vie n'est au mieux qu'une vapeur qui appaj'aît^uji instant pour disparaître aussitôt, qu'elle apparaisse du moins comme nn nnage dans les hauteurs du Ciel, et non comme ces ténèbres épaisses que gros- sissent le souille de la fournaise et les révolntioiis de la Boue. CHAPITRE VI La lampe du souvenir. I. Il y a des heures de ma vie auxquelles je me gratitude reporte avec une particulière, parce qu'elles furent marquées d'une somme plus complète de joie ou d'une clarté plus d'en- seignement. Parmi grande celles-ci, il en est une, passée voilà mainte- nant quelques années, au moment du coucher du milieu soleil, au des masses accidentées de la forêt de pins qui borde le cours de l'Aii], an-dessus du village de dans le Jura. Ce coin Champagnole, a tonte la solennité, sans rien de Alpes. On la l'âpreté des y a sensation d'une grande force à se fester mani- dans prête la terre et d'une concorde profonde et l'élévation de la majestneuse dans longue ligne basse des Ce montagnes hérissées de sont les premiers pins. accents de ces puissantes des monts qui doivent symphonies bientôt s'élever plus bruyantes et follement se briser le long des créneaux des Alpes. Mais leur force est encore contenue ; les crêtes étendues des montagnes aux riches pàtis, se succèdent les unes aux autres, comme la lation longue ondu- gémissante qui, soulevée au loin sur la mer la tem- pête, vient par enfler les îlots encore dresse paisibles. Une profonde ten- règne en cette monotone étendue. Les forces destructives et l'expression sévère des chaînes centrales s'en sont allées. également Les moelleux pâturages du Jura ne sont pas ravinés ces sentes par poussiéreuses d'ancien glacier qu'ont creusées les les belles de gelées ; rangées ses forêts ne sont pas obstruées par des amas brisés de ruines ; des torrents blafards, boueux ou cour- roucés ne se trouent pas leur route brutale et milieu capricieuse au de ses rochers. Patiemment, par une succession de re- mous, ses ruisseaux verts et limpides suivent les détours bien SKrX LAMPES. 16 242 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHÎTECTURE connus de leur lit ; et sous le calme ombreux de leurs pins trau- quilles surgit une réimiou de fleurs joyeuses telle que je n'eu connais point de pareille parmi toutes les bénédictions de la terre. C'était de plus au printemps. Toutes poussaient eu bou- quets, amoiireusemeut pressées. Il y avait assez de place pour elles toutes, mais afin de s'enlacer plus étroitement, elles écra- salent leurs feuilles eu toutes sortes de formes étranges. C'était l'anémone des bois dont tour à tour chaque étoile se fermait et se transformait eu nébuleuse ; c'était l'oxalide, eu successives théo- ries qui se déroulaient comme les processions virginales du Mois de Marie, comblant les profondes crevasses verticales de la pierre calcaire comme d'une neige épaisse, teintée de lierre sur les bords — d'un lierre aussi léger et gracieux qu'une vigne ; et c'était encore d'ici de là, un jaillissement bleu de violettes et des clochettes de primevères dans les coins ensoleillés; dans les espaces plus découverts, c'était la vesce, la consolide, le méze- réon, les petits boutons de saphirs de la Polygala-Alpina, et la fraise sauvage, juste une fleur ou deux, diaprant l'or du tapis moelleux, épais et chaud de mousse ambrée. Je gagnai le bord du ravin. Le murmure solennel de ses eaux montait d'en bas, se mêlant aux chants des merles dans les pins. De l'autre côté du vallon que fermait la paroi grise de pierres calcaires, un éper- vier lentement longeait le sommet de la falaise frôlant presque la pierre de ses ailes, sur lesquelles d'en haut se jouait l'ombre des pins, tandis qu'au-dessous de lui se creusait le précipice de six cents pieds où les bouillonnements de la rivière semblaient suivre son vol, comme glissaient et miroitaient aveuglantes les nappes frisées de ses eaux vertes. Il serait malaisé d'imaginer une scène à ce point affranchie de toute influence autre que celle de sa belle et grave solitude. Mais je merappelle bien le vide brusque qui se fit devant moi et le froid soudain dont elle fut tout envahie, quand je m'eflorçai, afin de mieux préciser les sources de l'im- pression qui s'en dégageait, de me la représenter un instant comme une scène en quelque forêt primitive du Nouveau Monde. Les fleurs aussitôt perdirent leur éclat, la rivière sa musique ; les montagnes apparurent insupportablement désolées ; la lourdeur des branches de la forêt assombrie montra combien de leur force LA LAMPE DU SOUVENIR 243 première avait été abandonnée à une vie qui n'était pas la leur propre, combien de cette gloire de la création impérissable et ton- jours renaissante, se réflète d'objets plus précieux par leurs sou- venirs qu'elle-même par son renouveau. Ces Heurs sans cesse renouvelées, ces rivières aux eaux toujours courantes devaient leur couleur à la puissante palette de la patience, du courage et de la vertu de l'homme ; les cimes des sombres montagnes décoii- pées sur le ciel du soir devaient ce culte plus profond dont elles étaient l'objet aux ombres qu'elles projetaient à l'est sur les remparts de fer du fort de Joux et le donjon carré de Granson. II. L'architecture est comme le foyer et la protectrice de cette influence sacrée, et c'est à ce titre que nous devons lui donner nos plus graves méditations. Nous pouvons vivre sans elle, nous pou- vous adorer sans elle, mais sans elle nous ne pouvons pas nous souvenir. Que toute l'histoire est froide, que toute image manque d'âme comparée à celle qu'écrit une nation vivante et qu'offre la pureté du marbre ? L'ambition des vieux architecteurs de Babel, était certes, bien faite pour ce monde. 11 n'y a que deux grands conquérants de Foubli des hommes, la Poésie et l'Architecture. Cette dernière implique en quelque sorte la première et elle est dans sa réalité plus puissante. 11 est précieux de posséder non seulement ce que les hommes ont pensé et senti, mais ce que leurs mains ont manié, ce que leur force a exécuté, ce queleurs yeux ont contemplé, tous les jours de leur vie. L'époque d'Homère est enveloppée de ténèbres, sa personnalité même de doute. Il n'en va pas de même pour Périclès ! Le jour est proche où nous avouerons avoir mieux connu la Grèce par les fragments hrisés de sa sculpture que par ses doux poètes ou parses historiens-soldats. S'il est vraiment à la connaissance du passé quelque profit ou à la pensée de ne pas être ouhlié dans la suite des siècles quelque joie qui puisse à la ajouter vigueur de notre effort ou à notre patience dans la souffrance, deux devoirs s'imposent envers l'architecture nationale, dont il est impossible d'estimer trop haut l'importance. Le premier, c'est de rendre historique l'architecture de son époque et le second de conserver, comme le plus précieux des héritages, celle des siècles passés. III. C'est lorsqu'il suit la première de ces routes que le Sou- 244 LES SEPT LAMPES DE L'ARGIIITECTLRE venir se peut vraiment appeler la Sixième Lampe de rArchitec- ture. Les constructions civiles et domestiques atteignent en effet à la vraie perfection en se faisant commémoratives ; elles le deviendront d'abord dans la mesure où dans ce but on les édifiera de manière plus stable, et ensuite dans la mesure où leur décora- tiou ou liisto- sera animée d'une signification métaphorique rique. En ce qui concerne les constructions domestiques il y aura toujours dans la force, comme dans le cœur des hommes, une cer- laine limitation à cette manière devoir; pourlant,je ne puis m'empôcher de penser que ce ne soit d'nn mauvais présage pour un peuple, lorsqu'il destiñeses maisons à ne durer qu'une seule génération. 11 y a vraiment dans la maison de riiomme de bien une sainteté ; elle ne se peut renouveler dans toute habita- tion qui se dressera sur ses ruines. J'estime qu'en général les hommes de bien le sentiront. Ayant vécu heureux et hono- rabies, ils s'attristeront vers la fin de leurs jours, à l'idée que cette demeure terrestre qui fut témoin de tout leur honneur, de leurs joies et de leurs souffrances et qui dans les unes et dans les autres cette demeure — paraissait presque sympathiser avec eux, que avec tous les souvenirs d'eux dont elle est emplie, tous les objets maté- riels qu'ils dut aimés et régis, et qu'ils ont marqués de leur sceau — doit être démolie dès que leur place aura été creusée dans la tombe; à l'idée qn'aucuii respect ne lui sera témoigné, qu'aucune affection ne sera ressentie pour elle, que leurs enfants n'en tire- ront aucun bien ; à l'idée qu'il y a un monument dans l'église, et qu'il n'y aura pour eux de monument d'affection ni dans les cœurs, ni dans leur demeure ; à l'idée que tout ce qu'ils auront aimé, sera méprisé, et que les coins qui les auront abi'ités et consolés, seront réduits en poussière. Je prétends qu'un homme de bien sera hanté de cette crainte, et je prétends encore, qu'un bon fils, qu'un descendant de cœur devrait craindre de se com- porter ainsi envers la maison de son père. Si les hommes vi- valent vraiment en hommes, leurs maisons seraient des temples temples que nous oserions à peine loucher et où ce nous, ren- — (trait sacrés de pouvoir vivre. 11 faut une étrange dissolnlion de l'alfection naturelle, une étrange ingratitude envers tout ce que la T.A LAMINE DU SOUVENIR 245 demeure paternelle adonné et tontee que les parents ont enseigné, line étrange conviction d'avoir été traître à l'honnenr de nos pères on bien la conscience que notre vie fnt indigne de rendre noire demeure sacrée pour nos enfants, pour qn'im homme veuille construiré pour lui-même et veuille construire en vue de la courte durée de sa seule existence. Ces pitoyables concrétions de chaux et d'argile élevées avec tant de hâte gâchée dans la plaine défoncée antoiir de notre capitale — carcasses maigres, chancelantes, sans fondations, faites d'éclats de bois et de fausses piei'res — sombres rangées où présida la mesquinerie, sans dilférence et sans rap- port entre elles, aussi uniques qu'elles sont pareilles — je les regarde non seulement avec le dégoût de l'œil outragé, non seule- ment avec la donlenr de voir le paysage profané, mais avec le pressentiment pénible, à les voir ainsi négligemment enfoncées dans leur sol natal, que les racines de notre grandeur nationale ne soienl profondément rongées; le pressentiment que se progage un grand esprit de mécontentement populaire, et la crainte qu'elles ne marquent Tlienre où tout homme aspirera à nue sphère pins élevée que sa propre sphère naturelle et n'aura que du dédain pour sa vie passée, l'heure où les hommes bâtiront dans l'espoir de quitter ce qu'ils auront bâti et vivront avec l'espoir d'oublier les années qu'ils auront vécues ; l'heure où le bien-être, la paix, la religion de la demeure ne seront plus des choses qu'on sentira, et où la multitude des habitations d'une population luttante et affairée ne se distinguera pins des tentes de l'Ai'abe on du Bohémien que parce qu'elles seront moins salubrement ouvertes à l'air du ciel et que moins heureux sera le choix de leur emplacement sur cette terre, parce qu'elles auront sacrifié la liberté sans donner le repos et sacrifier la stabilité sans offrir l'attrait du changement. ÏV. Ce n'est pas là un mal superficiel, dénué de conséquences ; il est menaçant, contagieux, gros de fautes et de malheurs. Quand les hommes n'aiment plus leur foyer, quand ils perdent le respect de leur seuil, c'est signe qu'ils les ont déshonorés tons les deux et qu'ils n'ont jamais reconnu la vérité universelle (rnn culte chrétien, qui devait anéantir l'idolâtrie des païens, non leur piété. Notre Dieu est un Dieu domestique, tout autant qu'un Dieu céleste. Il y a un Autel dans chacune des maisons de l'homme. 246 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE Que les hommes ne roublient point quand à la légère ils abattent leur demeure et en jettent au loin les morceaux. Par la manière dont seront édifiées les constructions domestiques d'une nation, par leur garantie de durée (d leur degré d'acbèvemeut, il ue s'agit pas de causer une pure joie aux yeux, de répoudre à un orgueil intellectuel ni de satisfaire une imagination cul- tivée et critique. C'est pour nous un de ces devoirs moraux dont la négligence n'a pas droit à une impunité plus grande parce que la perception en est subordonnée à une conscience équilibrée etbaute, debâtiriiosmaisonsavecsoin, avec patience, avec tendresse, avec une application parfaite, et d'assurer leur durée pour une période que, dans le cours ordinaire des révolutions nationales, on supposera devoir s'étendre au moins jusqu'à l'entière trans- formation des tendances des intérêts locaux. Mais ce vaudrait mieux si, chaque fois que c'était possible, les hommes bâtissaient leur demeure selon leur condition au début de leur carrière ter- restre, et non selon celle qu'ils auraient acquise quand en vien- drait le ternie; s'ils les bâtissaient pour durer aussi longtemps qu'on peut espérer voir durer Touvrage humain le plus solide; rappelant à leurs enfants ce qu'il ont été et d'où, si ce leur a été donné, ils se sont élevés. Lorsque nous construirons nos mai- sons de la sorte, nous aurons alors une véritable architecture domestique, sources de toutes les autres; elle ne dédaignera pas d'accorder le même respect et la même attention aux petites et aux grandes constructions et elle investira la pauvreté de la condition terrestre de cette dignité qui est le propre de la vie heureuse. V. Cet esprit de fier, honorable et calme empire sur soi-même, cette immuable sagesse d'une vie satisfaite, est vraisemblable- ment, selon moi, l'une des principales sources de grande force intellectuelle à toutes les périodes; elle a été incontestablement la source primitive de la grande Architecture d'autrefois en Ita- lie et en France. De nos jours encore, l'intérêt de leurs villes les plus belles vient non pas de la richesse isolée de leurs palais, mais de l'exquise et jalouse décoration des habitations même les plus petites de leurs orgueilleuses époques. A Venise le morceau d'architecture le plus travaillé est une petite maison située à la naissance du Grand-Canal ; elle consiste en un rez-de-chaussée LA LAMPE DU SOUVENIR 247 surmonté de deux étages, avec trois fenêtres au premier, et deux au second. Beaucoup des maisons les plus exquises donnent sur d'étroits canaux et sont de dimensions aussi restreintes. L'un des morceaux les plus intéressants de l'architecture du xv® siècle dans le Nord de l'Italie est une petite maison d'une rue écartée, derrière la place du Marché de Vicenza ; elle porte la date de 1481 et une devise II. ïlest. rose. sans, épine; elle n'a aussi qu'un rez-de-chaussée et deux étages ; chaque étage a trois fenêtres séparées par line riche décoration de fleurs, avec des balcons soutenus, celui du centre par un aigle aux ailes déployées, et les balcons latéraux par des griffons ailés perchés sûr des cornes d'abondance. L'idée qu'une maison doit être grande pour être bien cons- truite est une idée toute moderne; elle va de pair avec cette autre qu'une peinture ne sera historique que si les dimen- sions de la toile permettent des personnages plus grands qué nature. VI. Je voudrais donc voir nos habitations ordinaires construites pour durer, et construites pour être belles; aussi riches et pleines de charme que possible, au dedans et au dehors. Je dirai plus loin dans quelle mesure elles se peuvent ressembler pour le style et la manière, mais du moins les voudrais-je voir avec des différences capables de convenir au caractère et aux occupations de leurs hôtes, susceptibles de les exprimer et d'en conter en partie l'histoire. Le droit sur la maison est, à mon sens, l'apanage de son premier architecteur : ses enfants le doivent respecter. Il conviendrait qu'en certains endroits l'on plaçât des pierres lisses où se pourrait graver un résumé de sa vie et de ses expériences; la maison deviendrait ainsi une sorte de mémorial et développerait sous forme d'un enseignement plus systématique, cette bonne habitude jadis répandue, vivace encore chez certains habitants de la Suisse et de l'Allemagne, de remer- cier Dieu de les avoir autorisés à bâtir et à posséder un paisible lieu de repos, en des inscriptions dont l'une très heureusement nous servira ici de conclusion. Je l'ai empruntée à la façade d'une 248 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE chaumière récemment construite an milieu des verdoyants pâtn- rages qui descendent du village de Grindelwald au premier gla- cier. « Mit herzlichem Vertrauen Hat Johannes Mooter und Maria Rubi Dieses Haus bauen lassen. Der iiebe Gott woll uns bewahren Vor allem UngUick und Gefahren, Und es in Segen lassen stehn Auf der Reise durch diese Jammerzeit Nach dem himmiischen Paradiese, Wo aile Frommen wohnen; Da wird Gott sie belohnen Mit der Friedenskrone Zu aile Ewigkeit (1). » VII. Dans les édifices publics l'intention historique devrait être mieux définie encore. C'est l'un des avantages de l'architec- ture gothique — je me sers ici du mot gothique dans son sens le plus étendu, en tant qu'opposé au classique — d'admettre une richesse d'annales sans bornes. La minutie et la multiplicité de ses décorations sculpturales permettent d'exprimer, symbolique- ment ou littéralement, tout ce qu'il est bon de connaître des sentiments ou des hauts-faits nationaux. Il faudra sans doute un plus grand nombre de décorations que celles qui sont suscep- tibies d'un caractère aussi élevé : même aux périodes les plus rélléchies, une bonne part en est laissée aux caprices de l'imagi- nation ou ne consiste qu'en de simples répétitions d'armoiries ou de symboles nationaux. On est cependant mal venu, dans la simple ornementation des surfaces, à renoncer à la force et au privilège de la variété qu'admet l'esprit de l'architecture gothique; à plus forte raison dans ses éléments importants — chapitaux des colonnes ou reliefs, lignes de cordons et, bien entendu, tous bas-reliefs. Mieux vaut le travail le plus grossier narrant une (1) — « C'est confiants et du fond du cœur que Johannes Mooter et Maria Rubi ont laissé bâtir cette maison. Que le Dieu béni nous veuille protéger contre toute infortune ou danger, et lui permette de s'élever prospère, dans le voyage à travers les malheurs des temps jusqu'au Paradis céleste, où habitent tous les saints; là Dieu les récompensera de sa couronne de paix poiir toute l'éternité. » LA LAMPE DU SOU YEN f Pi 249 histoire ou rappelant un fait, qu'un ouvrage, si riche soit-il, sans signification. Nos grands monnnients civiques ne devraient pas avoir un seul ornement sans quelque intention intellectuelle. La représentation de l'histoire s'est à notre époque moderne heurtée à nue difficulté, vile hicn certainement, mais inéhran- lablc : celle de l'intraitahle costume. Pourtant, grâce à une imagination et à une exécution suffisamment hardies, grâce à un généreux emploi des symboles, ces obstacles se pourraient surmonter; non pas an point, peut-être, de produire une sculpture satisfaisante en soi, mais de manière à lui permettre, en tous cas, de devenir un élément expressif et superbe de composition archi- : tecturalc. Prenons, par exemple, les chapiteaux du Palais ducal à Venise. On a confié l'histoire proprement dite aux peintres qui en ont décoré l'intérieur, mais chacun des chapiteaux de ses arcades n'en représente pas moins une idée. Le grand, pierre angulaire de l'ensemble, pris de l'entrée, est consacré à la sym- bolisation de la Justice abstraite; au-dessus est nue sculpture du « Jugement de Salomon », remarquable par la manière dont sou exécution a été supérieurement subordonnée à sa destination décorative. Les figures, si elles avaient seules concouru à la com- position du sujet, auraient maladroitement interrompu la ligne de l'angle et en auraient diminué la force apparente; aussi au milieu d'elles, sans rapport aucun avec elles, et précisément entre le bourreau et la mère suppliante, se dresse le tronc noueux d'un arbre touiTu qui soutient et coutiiiue la colonne de l'angle, et dont, la masse feuillue ombrage et enrichit le tout. Le chapiteau au- dessous renferme au milieu de son feuillage une ligure de la Jus- tice sur un trône, Trajan rendant justice à la veuve, Aristote « che die legge », et un ou deux autres sujets que la détéroria- tion de la pierre rend inintelligibles. Les chapiteaux qui viennent ensuite représentent successivement les verins comme la garantie de la paix et de la force nationales et les vices comme cause de leur perte, et enfin vient la Foi, avec l'inscription « Fides optima in Deo est ». On voit de l'autre côté du chapiteau une figure adorant le Soleil. Après ceux-ci, viennent un ou deux chapiteaux bizarrement décorés d'oiseaux (pl. V), puis nous avons une série représentant d'abord les différents fruits, puis les costumes nationaux et enfin les animaux des divers pays soumis à Venise. 2o0 LES SEPT I .AiVlPES DE L'ARCHITECTURE VIII. Or, sans parler d'édifices plus importants, imaginons seulement notre Ministère des Indes décoré de cette manière, de sculptures historiques ou symboliques ; massivement construit d'abord, puis sculpté de bas-reliefs représentant nos combats aux Indes et d'une ornementation de llore orientale on incrusté de pierres d'Orient : ses éléments de décoration les pins importants seraient composés de groupes et de paysages indous et exprime- raient clairement les fantômes du culte indou asservis à la Croix. Un pareil édifice ne vandrait-il pas mille tomes d'histoire? Si, toutefois, nous n'avons pas l'imagination nécessaire à un pareil effort ou si, ce qui est vraisemblablement une des plus nobles excuses que nous puissions présenter de notre impuissance en pareille matière, nous prenons moins de plaisir à nous entretenir de nous-mêmes, môme en marbre, que des autres nations du continent, du moins n'avons-nous aucune excuse de ne pas donner d'attention à ces points qui assurent la durée d'un édifice. Comme c'est là nue question des pins importantes par son rapport avec le choix des divers modes de décoration, il sera né- cessaire de l'étudier assez longuement. IX. II est rare que l'on puisse supposer que les considérations et les intentions bienveillantes d'une agglomération d'hommes s'étendent au delà de leur propre génération. Peut-être considé- reront-ils la postérité comme un public, escomptei'ont-ils son attention et travailleront-ils pour mériter ses louanges : ils pourront compter sur elle pour reconnaître les mérites méconnus et soumettre à son tribunal les iniquités contemporaines. Mais tout ceci n'est que pur égoïsme et n'implique pas la moindre considération pour les intérêts de ceux que nous voudrions voir grossir le cercle de nos admirateurs et sur l'autorité desquels nous appuyerions volontiers nos droits actuellement contestés. L'idée d'un désintéressement pour la postérité elle-même, l'idée de pratiquer à l'Iienre actuelle l'économie en faveur de débiteurs encore à naître, de planter des forêts à l'ombre desquelles pour- raient vivre nos descendants on d'édifier des cités qu'habiteraient de futures nations, n'a jamais, je suppose, vraiment compté parmi les mobiles publiquement reconnus de nos efforts. Ce n'en sont pas moins là pour nous des devoirs. Nous n'aurons pas joué convenablement notre rôle sur cette terre si notre LA LAMPE DU SOUVENIR utilité voulue et réfléchie s'adresse seulement aux compa- gnous immédiats et non aux successeurs de notre pèlerinage. Dieu nous a prêté cette terre notre vie durant ; ce n'est qu'un bien sujet à substitution. Il appartient à ceux qui viendront après nous, dont les noms sont inscrits déjà sur le livre de la création, tout autant qu'à nous-mêmes : nous n'avons pas le droit, par des actes ou par négligence, de les entraîner dans des pénalités inutiles, ou de les priver de bénéfices qu'il était en notre pouvoir de leur léguer. La beauté du fruit est en propor- tion du temps qui s'écoule entre la semence et la récolte : c'est l'une des conditions prescrites du travail de l'homme. Dès lors, plus loin nous reculerons notre but, moins nous désirerons être personnellement témoins du résultat de notre travail, plus ce résultat se fera riche et étendu. Les hommes ne'peuvent faire autant de bien à leurs contemporains qu'ils en peuvent faire à leurs successeurs, et de toutes les chaires d'où se peut faire entendre la voix humaine, c'est encore du tombeau qu'elle por- tera le plus loin. X. Ces égards pour la postérité n'entraînent d'ailleurs aucune perte pour le présent. Toutes les actions humaines tirent un surcroît d'honneur, de grâce et de vraie magnificence de leur respect pour l'avenir. C'est la vision lointaine, la patience calme et confiante qui, plus que tout autre attribut, sépare riiomme de l'homme et le rapproche de son Créateur. Il n'est ni action ni art dont nous ne puissions, avec cette pierre de touche, évaluer la majesté. Quand nous construirons, disons-nous donc que nous construisons à tout jamais. Que ce ne soit pas pour l'unique joie de l'heure présente, pour la seule utilité de l'heure présente. Que ce soit un travail dont nous remercieront nos des- cendants; songeons, en mettant pierre sur pierre, qu'un temps viendra où ces pierres seront tenues sacrées parce que nos mains les auront touchées et que des hommes diront, en considérant le labeur et la matière travaillée : « Voyez ! Voilà ce que nos pères ont fait pour nous. » La plus grande gloire d'un édifice ne réside en effet ni dans ses pierres, ni dans son or. Sa gloire est toute dans son âge, dans cette sensation profonde d'expression, de vigi- lance grave, de sympathie mystérieuse, d'approbation même ou de blâme qui pour nous se dégage de ses murs, longuement baignés 2b2 LES SEPT LAMPES DE l/ARCHITECTERE par les îlots rapides de riiiimanité. C'est dans leur témoignage durable devant les hommes, dans leur contraste tranquille avec le caractère transitoire de toutes choses, dans la force qui, au milieu de la marche des saisons et du temps, du déclin et de la naissance des dynasties, des modifications de la face de la terre et des bornes de la mer, conserve impérissable la beauté de ses formes sculptées, relie successivement l'un à l'antre les siècles oubliés et constitue en partie l'identité des nations, comme elle en concentre la sympathie; c'est dans cette patine dorée des ans, qu'il nous faut chercher la vraie lumière, la couleur et le prix de son architecture. Ce n'est que lorsqu'un édifice a revêtu ce carac- tère, lorsqu'il s'est vu confier la renommée des hommes et qu'il est sanctifié par leurs exploits, lorsque ses murs ont été les témoins de nos souiîrances et que ses piliers surgissent des ombres de la mort, que son existence, plus durable ainsi que les objets naturels de ce monde qui l'enveloppent, se voit tout autant que ceux-ci douée de langage et de vie. XI. C'est pour une période de cette durée que nous devons bâtir. Sans doute nous n'avons pas à nous refuser la joie de la perfection présente, ou à hésiter à pousser telles parties de son caractère, subordonnées à la délicatesse de l'exécution, jusqu'à la plus haute perfection dont ils soient susceptibles, tout en sachant peut-être que dans le cours des ans ces détails devront périr; mais il nous faut prendre soin dans un travail de ce genre de ne sacrifier aucune de ses qualités durables et veiller à ce que l'édifice ne doive rien de sa force à quoi que ce. soit de péris- sable. Ce devrait être là, en toutes circonstances, la loi de la bonne composition : l'ordonnance des masses plus considérables doit toujours être, en effet, une question plus importante que l'exécution des plus petites. Mais en architecture, une bonne part de cette exécution n'est habile que dans la mesure où elle envisage les effets probables du temps ; il existe (ce qui est davantage encore à considérer) dans ces effets mêmes une beauté que rien ne saurait remplacer et que notre adresse se doit de consulter et d'ambitionner. Bien que nous n'ayons jusqu'ici parlé que de l'impression de l'âge, il est dans la patine des siècles une beauté réelle, si grande qu'elle est fréquemment devenue l'objet de la poursuite spéciale chez certaines écoles d'art et que ces LA LAMPE DU SOUVENIR 253 écoles sont ordinairement et assez vaguement caractérisées par le mot « pittoresque ». Il importe au but que nous poursuivons de fixer la vraie signification de cette expression, telle qu'elle est de nos jours généralement employée. Il y a, en elîet, à déduire de cet usage un principe qui, tout eu ayant servi de base à une grande part de vérité et de justesse dans nos appréciations, n'a jamais encore été sufiisamment compris pour pouvoir être profitable. Peut-être aucun mot de la langue (hormis les expressions tliéolo- giqiies) n'a-t-il été le sujet de discussions aussi fréquentes et aussi prolongées; aucun, cependant, n'est resté plus vague. Ce ne peut être qu'une question du plus vif intérêt, de rechercher l'essence de cette idée que tous sentent (en apparence) par rapport à des objets semblables, mais dont toutes les définitions n'ont en somme abouti qu'à une énumération d'eifets et d'objets aux- quels le terme s'est attaché, ou bien à des essais d'abstractions plus inefficaces encore que ceux qui, dans un autre ordre d'idées, ont couvert d'opprobre certaines recherches métaphysiques. Ainsi récemment un critique d'art soutenait gravement cette théorie que l'essence du pittoresque consiste dans l'expression des « ruines ». Il serait curieux de voir une tentative d'illustration de cette définition du pittoresque aboutir à une peinture de fleurs fanées ou de fruits flétris, et non moins curieux de suivre les étapes d'un raisonnement qui, d'après cette théorie, voudrait expliquer le pittoresque d'un ànon en comparaison avec celui d'un poulain. Mais l'insuccès le plus absolu dans des définitions de ce genre a quand même une excuse, puisque c'est, en somme, une des questions les plus obscures parmi celles qui se peuvent licitement soumettre à la raison humaine. L'idée est en soi si multiple daus l'esprit des différents hommes, selon l'objet de leurs études, qu'on ne peut espérer voir aucune définition em- brasser plus d'un certain nombre de ses formes innombrables. XII. Pourtant, la caractéristique particulière qui distingue le pittoresque des autres caractères propres aux sujets appartenant aux sphères plus élevées de l'art (et c'est la seule définition qui nous importe actuellement) se peut exposer brièvement et de manière définitive. Le pittoresque, dans ce sens, c'est le sublime parasite. Le sublime, comme le beau, est, au sens purement éty- mologique, pittoresque, c'est-à-dire qu'il est susceptible de deve- 254 T .ES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE nir le sujet d'un tableau. Le sublime est, môme dans le sens paiiiculier que je veux lui donner, pittoresque par opposition au beau. 11 y a plus de pittoresque dans les sujets de Michel-Ange que dans ceux du Pérugin, dans la mesure où l'élément sublime l'emporte sur le beau. Mais cette caractéristique, dont en général on considère la recherche exagérée comme avilissante pour l'art, c'est le sublime parasite, c'est-à-dire un sublime esclave des accidents, on des caractères les moins essentiels, des objets aux- quels il appartient. Le pittoresque se développe isolément en pro- portion exacte de son éloiynement de cet ensemble de pensées qui est la caractéristique propre du sublime. Le pittoresque relève donc de deux idées essentielles, — la première, celle du sublime (la beauté pure n'étant pas le moins du monde pittoresque et ne le devenant qu'en proportion du sublime qui s'y mêle) ; la seconde, cette situation inférieure ou parasite du sublime. Tout caractère des lignes ou de l'ombre ou de l'expression engendrant le sublime, engendrera le pittoresque. Je m'efforcerai plus loin de montrer tout au long quels sont ces caractères; mais, parmi ceux que l'on admet généralement, je puis citer les lignes angulaires et brisées, les oppositions vigoureuses de lumière et d'ombre, et le contraste violent on hardi des couleurs. L'effet est d'autant plus considé- rabie, quand par ressemblance ou par association, ils évoquent des objets imbus d'un sublime véritable et essentiel, comme des rochers ou des montagnes, des nuages orageux ou des vagues. Or, si ces caractères ou tout autre d'un sublime plus élevé et plus abstrait se trouvent dans le cœur même et la substance de ce que nous contemplons, tout comme le sublime de Michel-Ange dépend de l'expression du caractère moral de ses figures bien plus que de la noblesse des lignes dans la composition, l'art qui représente ces caractères ne se peut à proprement parler qualifier de pittoresque ; mais si ces caractères se trouvent dans des qua- lités accidentelles ou extérieures, il en résultera le pittoresque. Xlll. Ainsi, dans la facture des traits du visage humain, par Francia on Angélico, les ombres n'ont pour but que de faire mieux sentir le contour des traits. C'est sur ces traits mêmes qu'est directement attirée l'attention du spectateur (c'est-à-dire sur les caractères essentiels de l'objet représenté). D'eux seuls dépendent et la force et le sublime : les ombres n'existent qu'en LA LAMPE DU SOUVENIR 2i)0 vue des trails. Au contraire, chez Rembrandt, Salvator ou Caravaggio, les traits n'existent qu'c« vue des ombres. L'attention est attirée sur les caractères de lumière ou d'ombre accidentelle- ment projetée sur ces traits ou autour d'eux, et sur eux aussi s'est portée toute la puissance de l'artiste. Chez Rembrandt, nous trouvons souvent un sublime essentiel dans l'invention et dans l'expression, et nous le trouvons en même temps à un très haut degré dans la lumière et l'ombi'e elle-mcme. Mais, en général, c'est un sublime, parasite ou grciïe, par rapport au sujet du tableau ; et il est, dans cette mesure môme, pittoresque. XIV. Dans l'exécution des sculptures du Partbénon, l'ombre est fréquemment employée comme un fond sur lequel ressortiront les formes. C'est très visible dans les métopes et il a dû presque aussi fréquemment en être de môme pour les frontons. L'ombre n'a d'autre but que de montrer le contour des ligures ; c'est sur leurs lignes et non sur les formes d'ombres derrière elles que s'arrêtent l'art et les yeux. Les figures elles-mêmes sont autant que possible conçues en pleine lumière, rehaussées de rellets éclatants ; elles sont exactement dessinées comme le sont, sur des vases, des figures blanches sur un fond sombre. Les sculpteurs se sont dispensés de toute ombre qui n'était pas absolument néces- saire à l'explication de la forme, ou même ont tout fait pour l'éviter. Au contraire, dans la sculpture gothique, l'ombre devient elle-même l'objet de la pensée. On la considère comme une cou- leur foncée, susceptible de s'ordonner en masses agréables. Les figures fréquemment sont faites pour se subordonner à leur répartition : et le costume s'enrichit aux dépens des formes qu'il recouvre afin de compliquer et de varier davantage les points d'ombre. Il y a donc, en sculpture et en peinture, deux écoles en quelque sorte opposées, dont l'une prend pour sujet la forme essentielle des choses, et l'autre les lumières et les ombres qui accidentellement s'y jouent. H y a entre elles différents degrés d'opposition : des degrés intermédiaires, comme dans les œuvres du Gorrège, et tous les degrés d'élévation et d'abaissement dans les différentes manières; mais on dénomme toujours l'une l'école de la pureté et l'autre l'école du pittoresque. On trouvera des fragments d'une exécution pittoresque chez les Grecs et des frag- ments d'une exécution pure dans le gothique : dans l'un comme 2b6 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE chez les autres, il y a des exemples nombreux, surtout dans les œuvres de Michel-Ange, où les ombres deviennent un moyen d'expression précieux et se rangent par suite au nombre des caractéristiques esseutielles. Je ne puis maintenant entrer dans ces distinctions et ces exceptions multiples ; je ue m'attache en effet qu'à prouver la possibilité d'une application étendue de la définition générale. XV. La distinction se retrouvera encore, non seulement entre les formes et les ombres comme choix de sujet, mais entre les formes essentielles et les formes secondaires. On trouve une des principales distinctions entre les écoles de sculpture dramatique et pittoresque dans la facture des cheveux. Les artistes du siècle de Périclès les cousidereut comme un bors-d'œuvre : il les indiquent à l'aide de quelques lignes grossières et les subordonnent sous tous les rapports aux traits qui restent l'élément principal.il est inutile de prouver combieu c'était là une idée tout à fait artistique, non une idée nationale. Nous n'avons qu'à nous rappeler les occu- patious des Spartiates, telles qu'elles sont contées par un espion perse la veille de la bataille des Tbermopyles ou à relire dans Homère une description de la forme idéale pour comprendre com- bien elle était purement sculpturale cette loi qui limitait la repré- sentation de la chevelure de crainte que, eu raison du désavantage nécessaire que présentait l'élément matériel, elle ne contrariât la netteté des formes du visag-e. Plus tard, au contraire, l'artisan porte toute son attention sur la chevelure. Tandis que les traits et les membres sont d'une exécution gauche et grossière, la chevelure boucle, s'euroule, sculptée en un relief hardi et ombreux, et s'or- donne en masses d'une ornementation travaillée. Il y a un sublime réel dans les lignes et les clairs-obscurs de ces masses, mais par rapport au visage représenté, c'est un sublime parasite, et par suite pittoresque. C'est avec cette même signification que se peut comprendre l'application du terme à la peinture moderne des ani- maux ; elle s'est en effet distinguée en accordant une attention particulière à la couleur, au lustre, à la contexture de la robe. Et ce n'est pas seulement en art que la définition se trouve vraie. Chez les animaux eux-mêmes, quand leur sublime dépeud de leurs formes musculaires ou de leurs mouvements, ou de leurs attributs nécessaires et principaux, comme chez le cheval plus particulière- LA LAMPE DU SOLVENIll 2o7 ment, nous ne disons pas qu'ils sont pittoresques, mais nous les considérons comme spécialement susceptibles de s'associer avec un sujet purement historique. Dans la proportion exacte où leur carac- tère de sublimité passe dans les éléments secondaires — dans la crinière et la moustache pour le lion, dans les cornes pour le cerf, dans la robe hirsute comme dans l'exemple donné plus haut de l'ànon, dans les rayures pour le zèbre, ou dans les plumes — ils deviennent pittoresques et le sont en art exactement en proportion de la dominance de ces caractères secondaires. Il peut souvent être utile qu'ils soient prééminents: ils ont souvent un haut degré de majesté, comme ceux du léopard ou du sanglier. Entre les mains d'artistes comme Rubens et le ïintoret, ces allributs deviennent un moyen de rehausser les impressions les plus hautes et les plus idéales. Mais la tendance pittoresque de leur pensée se reconnaît toujours distinctement, comme s'attachant à la surface, au carac- tère moins essentiel, et comme en tirant une source de sublime dillérent de celui de la créature elle-même ; un sublime en quelque sorte commun à tous les objets de la création, et identique en ses éléments constitutifs, qu'on le cherche dans les ondulations delà chevelure, ou dans les lissures et les crevasses des rochers, ou dans le feuillage des taillis ou la pente des coteaux, ou dans les alternatives de gaîté et de tristesse des nuances variées du coqiiil- lage, des plumes ou des nuées. X\l. Mais revenons à notre sujet. En architecture, cette beauté adjointe et accidentelle se trouve le plus souvent incom- patible avec la conservation du caractère original; c'est par suite dans sa caducité qu'on cherche le pittoresque; il consiste, croit-on dès lors, dans les ruines. Même lorsqu'on le cherche là, il consiste uniquement dans le sublime des déchirures ou des brisures, le su- bli me de la patine, ou de la végétation, qui assimilent l'architecture aux oeuvres de la nature et lui donnent cette couleur et ces formes dont sont universellement épris les yeux de l'homme. C'est dans la mesure où ceci se réalise, où disparaissent les caractères réels de l'architecture, qu'elle est pittoresque, et l'artiste, qui s'occupe de la tige de lierre plus que du fût de la colonne, suit avec une hardiesse plus libre la pratique du sculpteur dont le choix se porte sur la chevelure au lieu de la physionoinie. Mais dans la mesure où on le rendra compatible avec le carac- SIîrT I.AMI'K.S. 17 2o8 LES SEPT LAMPES DE L'AUGHfTECTURE tère inhérent, le pittoresque on ce sublime étranger de rarchi- tectnre aura précisément en lui une fonction pins noble que celle d'ancnn antre objet : il deviendra en effet l'interprète de l'âge, de cet attribut qui est, nons l'avons dit, le pins bean titre de gloire de l'édifice. Les signes extéiieiirs de cette gloire, donés d'une force plus grande qii'ancnn de ceux appartenant seulement à leur beauté sensible, se doivent donc considérer au nombre des caractères purs et essentiels; si essentiels selon moi, qii'un édifice ne se peut, à mon sens, envisager dans sa ilenr avant que se soient écoulés quatre ou cinq siècles. Aussi est-ce le souci de leur apparence après cette période de temps qui doit présider an choix entier et à l'ordonnance de ses détails de telle sorte qu'on n'en doit admettre aucun susceptible de subir un dégât matériel des intempéries on de la détérioration courante qu'entraîne néces- sairement un pareil espace de temps. XVII. Il n'est pas dans mes intentions d'aborder aucune des questions qu'implique l'application de ce principe. Elles offrent un trop vif intérêt et sont bien trop complexes pour se pouvoir même effleurer dans les limites de cette étude ; mais d'une manière générale on doit observer que ces styles d'architectures, pittoresques selon la définition donnée plus haut par rapport à l'arcbitecture, c'est-à-dire ces styles dont la décoration est subor- donnée à l'ordonnance des points d'ombre plutôt qu'à la pureté du contour, loin de souffrir de l'usure partielle des détails, y puisent lin surcroît d'effet. Aussi devrait-on toujours employer ces styles, surtout le gothique français, quand les éléments maté- riels employés sont exposés à se détériorer, comme labrique, le grès ou la pierre calcaire tendre. On adoptera les styles subordonnés à la pureté des lignes, comme le gothique italien, lorsqu'on se servira de matériaux durs et résistants, comme le granit on le marbre. La nature des matériaux à la portée des arcbitecteurs a bien certainement influé sur la formation des deux styles ; elle doit encore plus impérieusement déterminer notre adoption de l'un ou l'autre d'entre eux. XVIII. 11 n'entre pas dans mon plan actuel d'envisager longue- ment le second devoir dont j'ai parlé pins haut : la conservation de rarcbitectnre que nous possédons. Du moins me permettra- t-on d'en dire quelques mots, nécessaires surtout à notre époque. LA LAMPE DU SOUVENIR 2o9 La vraie signification dn mot restauration n'est comprise ni du public ni de ceux à qui incombe le soin de nos monuments publics. Il signifie la destruction la plus complète que puisse soulTrir un édilice; destruction d'où ne se pourra sauver la moindre parcelle ; destruction accompagnée d'une fausse descrip- tion du monument détruit. Ne nous abusons pas sur cette question si importante : il est impossible^ aussi impossible que de ressus- citer les morts, de restaurer ce qui fut jamais grand ou beau en architecture. Ce qui, comme je l'ai dit plus haut, constitue la vie de l'ensemble, cette âme que seuls peuvent donner les bras et les yeux de l'artisan, ne se peut jamais restituer. Une autre lui époque pourra donner une autre âme, mais ce sera alors un non- vel édifice. On n'évoquera pas l'esprit de l'artisan mort; on ne lui fera pas diriger d'autres mains et d'antres pensées. Quant à une pure imitation absolue, elle est matériellement impossible. Quelle imitation peut-on faire de surfaces dont nn demi-pouce d'épaisseur a été usé? Tout le fini de l'œuvre se trouvait dans ce demi-pouce d'épaisseur disparu; si vous tentez de restaurer ce fini, vous ne le faites que par supposition; si vous copiez ce qu'il en reste en admettant la possibilité de le faire fidèlement (et quelle attention, quelle vigilance, ou quelle dépense nous le pourront garantir?) en quoi ce nouveau travail l'emportera-t-il sur l'ancien? 11 y avait dans l'ancien de la vie, une mystérieuse suggestion de ce qu'il avait été et de ce qu'il avait perdu; du charme dans ces tendres lignes, œuvre du soleil et des 11 pluies. n'en peut y avoir aucune dans la dureté hrutale de la sculpture nouvelle. Voyez les animaux que j'ai donnés, dans la planche XIV, comme type de travail vivcint, et supposez que le dessin des écailles et des cheveux, ou encore des rides sur leur front, soit elfacé, qui jamais le pourrait restaurer? Le premier résultat d'une restauration (je l'ai constaté, et cela bien des lois, sur le baptistère de Pise, et sur la Casa d'Oro, à Venise, et sur la cathédrale de Lisieux), c'est de réduire à néant le travail ancien. Le second est d'ordinaire de présenter la la plus veille copie et la plus méprisable, et en tous cas, pour soignée et pour travaillée qu'elle soit, une imitation sans plus, froid modèle de telles parties qui se pouvaient modeler, avec des adjonctions hypothé- tiques. Mon expérience ne m'a jamais fourni qu'un exemple, celui 260 LES SEPT LAMPES DE L'AUGHITECTI."DE du Palais de Justice de Rouen, où môme ceci, degré de lidélilé le plus grand qui soit possible, ait été réalisé ou tenté. XIX. Ne parlons donc pas de restauration. La chose elle-même n'est le modèle en somme qn'nn mensonge. Vous pouvez faire d'un édifice, comme vous le pouvez d'un corps, et votre modèle renfermer la carcasse des vieux murs, tout comme votre peut ligure pourrait renfermer le squelette, mais je n'eu vois pas Il l'est ravantage et peu m'importe. Le vieil édifice est détruit. plus complètemeut et plus impitoyablemeut que s'il s'était écroulé en un monceau de poussière ou elfondré en une niasse d'argile. On a glané davantage des ruines de Niiiive que de la recoustruc- tioii de Milan. Mais, dirait-on, la restauration peut devenir une nécessité! D'accord. Envisagez la nécessité bien en face et accep- tez-en tontes les obligations. La destruction s'impose. Acceptez-la, détruisez l'édilice, jetez-eu les pierres dans des coins écartés, faites-cu du lest ou du mortier, à votre gré : mais faites-le bon- nôtement, ne les remplacez pas pai' un mensonge. Envisagez seulement cette nécessité avant qu'elle se soit présentée, et vous la pourrez éviter. Le principe des temps modernes (c'est un prin- cipe selon moi, en France tout au moins, systihnatiquement ap- pliquêpar les maçons, pour se procurer de l'ouvrage, et l'Abbaye de Saint-Ouen fut détruite par les magistrats de la ville, histoire de donner du travail à quelques vagabonds) consiste d'abord à négliger les édilices, puis à les restaurer. Prenez soin de vos monuments et vous n'aurez nul besoin de les restaurer. Quelques feuilles de plomb placées eu temps voulu sur la toiture, le ba- de layage opportun de quelques feuilles mortes et de brindilles bois obslruant mu- un coudnit sauveront de la ruine à la fois railles et toiture. Veillez avec vigilance sur un vieil édilice; gardez-le de votre mieux et par tous les moyens de toute cause de délabrement. Comptez-en les pierres comme vous loferiez pour les joyaux d'une couronne: mettez-y des gardes comme vous eu il placeriez le fei- aux portes d'une ville assiégée; liez-le i)ar quand se désagrège ; soutenez-le à l'aide de poutres quand il s'aifaisse; ne vous préoccupez pas de la laideur du secours que vous lui apportez, mieux vaut une béquille que la perte d'un membre; faites-le avec tendresse, avec respect, avec une vigilance incessante, et encore plus d'une génération naîtra et disparaîtra à l'ombre de LA T.AMPE DE SOUVENiE 261 SOS mui's. Sa dcrnièro honre enfin sonnera; mais qu'elle sonne ouvertement et franchement, et qn'ancnne substitution déshono- rante et mensongère ne le vienne priver des devoirs funèbres dn souvenir. XX. Des dégradations ignorantes et aveugles, il est inntile de parler. Mes paroles n'arriveront pas jusqu'à ceux qui les com- mettent, mais qu'on les entende on non, il est une vérité qu'il me faut exprimer : la conservation des monnments dn passé n'est pas line simple question de convenance on de sentiment. N^oj/s Il avons pos le droit cVy toucher. Ils ne nons appartiennent pas. Ils appartiennent en partie à ceux qui les ont constrnits, en partie à tontes les générations d'hommes qui viendront après nons. Les morts ont encore di'oit snr eux, et nons n'avons pas le droit de détruire le bnt de lenr labeur, qnc ce soit la louange de l'efíort réalisé, l'expression d'un sentiment religieux on tonte antre pen- sée dont ils auront vonin voir le témoignage permanent en cet édifice qu'ils édifiaient. Ce qne nous-mêmes nons aurons construit, libre à nons de l'anéantir; mais ce qne d'antres hommes ont accom- pli an prix de lenr vignenr, de lenr richesse et de leur vie, reste lenr bien : leurs droits ne se sont pas éteints avec lenr mort. Ces droits, ils n'ont fait qne nons en investir. Ils appartiennent à tons leurs successeurs. Ce pent être dans l'avenir nn sujet de donlenron line canse de préjudice pour des millions d'êtres, qne nons ayons consulté nos convenances actnelles et démoli tels édifices dont il nons plaisait de nons défaire. Cette donlenr, cette perte, nons n'avons pas le droit de l'infliger. La cathédrale d'Avranches appartenait-elle à la populace qui la détruisit, pins qu'à nons, qui errons avec tristesse snr ses fondations? Ancnn monnment quel qu'il soit n'appartient à la tourbe qui Ini fait violence. Car c'est et ce sera toujours une tourbe. Peu importe qne ce soit par colère on folie réfléchie: qu'elle soit nombreuse on siège en des conseils; les gens qui détruisent sans cause sont une tourbe, et c'est sans canse toujours que l'architecture est détruite. Un bel édifice vant nécessairement le terrain snr lequel il s'élève; et il en sera de même jusqu'à ce qne le centre de l'Afrique et de FAmé- riqne soit aussi peuplé qne le comté de Middlesex. II n'y aura jamais de raison valide à sa destruction, et s'il en était une qui le put devenir, ce ne serait toujours pas maintenant on les 262 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE inquiétudes et les mécontentements du présent usurpent trop dans nos esprits la place du passé et de l'avenir. Le calme même de la nature nous est graduellement arraché : des milliers d'êtres qui autrefois, dans leurs voyages nécessairement prolongés, étaient soumis à l'inlluence du ciel silencieux et des champs assoupis, d'un effet plus grand qu'on ne le soupçonne ou qu'on ne l'avoue, portent maintenant jusque-là l'incessante fièvre de leur existence. Le long des veines de fer qui sillonnent notre pays, battent les pulsations brûlantes de' ses efforts, se faisant d'heure eu heure plus brûlantes et plus rapides. Toute la vie se concentre dans ces artères palpitantes au centre des cités, on franchit la campagne comme une mer de verdure sur des ponts étroits et nous sommes sans cesse rejetés en foules plus serrées contre les portes des villes. La seule influence qui puisse là remplacer celle des bois et des prés, c'est la force de l'ancienne architecture. Ne vous en séparez pas par considération pour la régularité du square, pour l'allée close ou plantée d'arbres, pour la belle rue ou le vaste quai. Ce n'est pas là ce dont s'énorgueillira une cité. Laissez-les à la foule; mais soyez certain qu'il en est, dans l'enceinte des murs troublés, qui demanderont d'autres lieux de promenades, qui vou- dront voir d'autres formes frapper familièrement leurs regards, tout comme celui qui si souvent, là où descendait à l'ouest le soleil, s'asseyait pour suivre les lignes du dôme de Florence se découpant sur la profondeur du ciel, ou comme ceux, ses hôtes, qui des chambres de leurs palais pouvaient supporter de contempler chaque jour les lieux où reposaient leurs pères, à la jonction des rues sombres de Vérone. CHAPITRE VII La lampe d'obéissance. I. J'ai, dans les pages qui précèdent, voulu montrer commenl toute forme d'architecture noble est en quelque sorte l'incarnation de la Politique, de la Vie, de l'Histoire et de la Religion des peuples. Une ou deux fois au cours de cette étude, j'ai fait allusion à un principe auquel je voudrais maintenant revenir afin de lui assigner une place définie parmi ceux qui assurent cette incar- nation. Il vient en dernier, non seulement parce que c'est là la place dont ferait choix son humilité propre, mais surtout parce que c'est bien celle qui lui revient comme élément de grâce suprême et le couronnement de tous les autres. C'est le principe auquel la Politique doit sa stabilité, la Vie son bonheur, la Foi son accep- tation, la Création sa continuité — l'Obéissance. Ce principe a été l'une des pins grandes sources de satisfaction sérieuse que j'ai trouvée dans l'étude d'un sujet qui tout d'abord ne semblait avoir qu'un lointain rapport avec les graves intérêts de l'humanité. Les conditions de perfection matérielle que comme conclusion il m'amène à envisager, apportent en effet une preuve curieuse de la fausseté de la conception, de la folie de la poursuite de ce fantôme perfide que les hommes appellent la Liberté. C'est vraiment de tous les fantômes le plus perfide, car la plus faible lueur de raison nous devrait sûrement montrer que non seulement on ne la saurait atteindre, mais que son existence même est im- possible. Il n'est rien de pareil dans l'univers. On ne l'y rencon- trera jamais. Les astres ne l'ont pas ; la terre ne l'a pas ; la mer ne l'a pas ; et, nous autres hommes, nous n'en avons que l'image et un semblant, pour notre plus grand châtiment. Dans un des poèmes les plus grands par les images et l'bar- monie de notre littérature d'hier, le poète a cherché dans la nature 264 LES SEI'T I.AMPES DE L'AKCHTTECTUEE inanimée l'expression de cette Liberté qu'il avait aimée et qn'il a vue, chez les hommes, sons son véritable et sombre jour. Mais avec quelle étonnante fausseté d'interprétation ! puisque un seul vers de son invocation contredit les suppositions du reste et re- connaît la présence d'un asservissement qui, pour ctre éternel, n'en est pas moins rigoureux. Comment en ponvait-il aller autrement ? S'il est un principe plus hautement proclamé qu'aucun autre par toutes les voix de la création visible ou plus profondément gravé sur le moindre de ses atomes, ce n'est pas le principe de la Liberté, mais celui de la Loi. II. Un enthousiaste répliquera que par liberté il entendait la Loi de la Liberté. x\lors pourquoi ne se servir que de ces seuls mots in- compris? Si par liberté vous entendez le châtiment des passions, la discipline de l'intelligence, la soumission de la volonté; si vous entendez la peur d'iniliger et la honte de commettre un dommage ; si vous entendez le respect de tous ceux qui détiennent l'autorité et le respect de tous ceux qui lui sont soumis ; la vénération pour le bien, la pitié pour le mal, la sympathie pour la faiblesse ; si vous entendez une surveillance de toutes les pensées, la tempérance dans les plaisirs et la persévérance dans le travail ; si, en un mot, vous entendez ce service défini dans la liturgie de l'Eglise anglaise comme l'expression de la Liberté parfaite, pourquoi l'appelez-vons du nom même qui pour le voluptueux signitie licence, et pour le risque-tout signifie bouleversement; qui pour le coquin signifie rapine, pour le niais égalité ; qui pour l'orgueilleux signifie anar- chie et violence pour leméchant ? Appelez-le de tout autre nom que celui-ci ; le meilleur et le plus vrai, ce sera Obéissance. L'Obéis- sauce est, en effet, basé.e sur une sorte de liberté, autrement elle ne serait qu'un pur asservissement.Mais cette liberté n'est concédée que pour rendre l'obéissance pins parfaite. Tandis qu'une certaine somme de licence est nécessaire à la révélation de l'énergie indivi- diielle des choses, leur beauté, leur charme et leur perfection consistent en leur retenue. Comparez une rivière débordée avec une autre coulant entre ses bords; comparez les nuages épars sur la face du ciel avec ceux qu'ont réunis et ordonnés les vents. Si la retenue, absolue et incessante, ne peut jamais être belle, ce n'est pas qu'elle est en soi un mal, mais uniquement parce que,.lors- qu'elle est exagérée, elle accable la nature de la chose contenue l.A LAMPK IVOHKISSAACE 265 ei coiitrai'io ainsi les autres lois dont cette nature est elle-meme composée. L'éqnilii)]'e dont est faite la beanté de la création est entre les lois cie.vie et d'existence dans les choses régies et les lois de domination générale auxquelles elles sont soumises. La sus- pension ou la violation de l'un on l'autre groupe de ces lois, ou, à proprement parler le désordre, équivaut à nue maladie et en est synonyme, tandis que le surcroît d'honneur et de beauté vient d'ordinaire du côté de la retenue (ou de l'action de la loi supé- rienre'i plutôt que de sa nature (ou de l'action de la loi inhérente). Le mot le plus noble du catalogue de la vertu sociale est « Loyauté », et le plus doux que l'homme ait appris dans les pâturages de la vaste solitude est « Bercail ». 111. Et ce n'est pas tout. Nous pourrons observer que dans les choses le degré de perfection de l'obéissance aux lois qui les régis- sent e.st en proportion du degré de majesté qui leur est assigné dans l'échelle de la vie. La loi de gravitation est moins patiemment et moins instamment ohéie par nn grain de poussière que par le soleil et la lune. Le flux et reflux de l'Océan sont soumis à des influences que ne reconnaît pas le lac on la rivière. De même, pour évaluer la dignité de toute action ou de toute occupa- tion humaine, peut-être n'est-il pas de meilleure pierre de touche que la question « les lois en sont-elles strictes » ? Leur rigueur sera yraisemblahlenient proportionnée à l'importance des multi- tndes dont elle concentrera le labeur ou dont elle touchera les intérêts. Cette rigueur doit donc, pins que pour tout autre, se manifester pour cet art dont les productions sont les pins étendues et les plus courantes, dont la mise en œuvre entraîne la coopération de masses d'hommes, et dont seule la persévérance des générations successives peut assurer la perfection. Si nous faisons entrer en ligne de compte ce que si souvent nous avons observé au sujet de l'architecture, cette influence continue sur les émotions de la vie de chaque jour et sa réalité, par opposition à ses deux sœurs, sculpture et peinture, qui ne sont en comparaison que la repré- sentation de contes et de rêves, nous pouvons d'avance nous attendre à ce que des lois pins sévères que pour ces deux der- nières régissent son action et sa santé. Elle ne jouira pas des concessions qui s'étendent aux œuvres de l'esprit individuel; elle 266 LES SEPT LAMPES DE L'AI\C1IITEGTEUE affirmera son rapport avec tout ce qui est iiniversellemeiit impor- tant pour l'homme, et dès lors, par sa propre soumission majes- tueuse, témoignera d'une ressemblance avec ce dont dépendent le bonheur et la force sociale de l'humanité. Nous en pourrions donc conclure, sans même avoir les lumières de l'expérience, que l'architecture ne pourra jamais prospérer qu'à la condition d'être soumise à une loi nationale aussi st ricte et aussi méticuleusenient impérieuse queies lois qui réglementent la religion, la politique et les relations sociales; plus impérieuse même que celles-ci, comme susceptible d'une mise en vigueur plus absolue sur une matière plus passive, et comme exigeant une mise en vigueur plus ah- solue, parce qu'elle est le type le plus pur nou de telle on telle loi particulière, mais la loi absolue pour tous. Mais en cette question, l'expérience parle plus haut que la raison. Si, en suivant les pro- grès de l'architecture, il est une question qui ressorte nette et absolue ; si, " au milieu des témoignages contraires de succès accompagnant des manifestations opposées de caractère et de détail, il est une conclusion qui se puisse constamment et indiscutable- ment déduire, c'est celle-ci ; l'architecture d'une nation n'est grande que lorsqu'elle est aussi universelle et aussi affermie que sa langue et lorsque les différences provinciales de style ne sont qu'autant de dialectes. Les autres conditions nécessaires sont moins absolues. Les nations ont également réussi en architecture à des époques de pauvreté et de richesse ; à des époques de guerre et de paix; à des époques de barbarie et d'élégance; sons les gouverne- ments les plus libéraux ou les plus arbitraires; mais cette condi- tion du moins fut constante, cette exigence évidente en tous lieux et en tous temps que son œuvre doit être celle d'une ô.cole et qu'aucun caprice individuel ne peut se soustraire à ses types acceptés ou à ses décorations habituelles, ni les modifier matériel- lement. Depuis la chaumière jusqu'au palais, depuis la chapelle jusqu'à la basilique, depuis le mur du jardin jusqu'au rempart de la forteresse, chacun des traits et des éléments de l'architecture d'une nation doit être aussi courant, aussi franchement accepté, que les mots de sa langue ou ses pièces de monnaie. IV. 11 ne se passe pas une journée sans que nos architectes anglais s'entendent demander de se montrer originaux et d'in- venter un style nouveau. C'est là une exhortation aussi raison- TA T.yVMl^E D'OBlíISSANClí 267 nuble ct nécessaire qne de demander à un homme qui n'a jamais eu sur le dos assez de haillons pour se protéger du froid, d'inventer une nouvelle coupe de pardessus. Donnez-lui d'abord le pardessus; il s'inquiétera après de sa coupe. Nous n'avons aucun besoin d'un nouveau style d'architecture. Réclame-t-on un nouveau style de peinture ou de sculpture? Mais il nous faut un style. Il importe extraordinairement peu, si nous avons un code et si les lois en sont bonnes, qu'elles soient récentes on anciennes, étrangères ou indigènes, romaines ou saxonnes, normandes on anglaises. Mais il importe essentiellement que nous ayons un code, que ce code soit accepté et mis en vigneur d'nn bout à l'autre de l'île, et que la loi qui dicte un jugement, soit la môme à York et à Exeter. De même, il n'importe guère que l'architecture soit ancienne ou moderne, mais il importe de savoir si ce sera une architecture vraiment digne de ce nom, une architecture dont les lois se pour- ront enseigner dans les écoles depuis les Cornouailles jusque dans le Northumberland, comme on y enseigne l'orthographe et la grammaire anglaises, on nue architecture à inventer à nouveau chaque fois qu'on construira un hospice ou une salle d'école. La majorité des architectes à notre époque me paraissent se méprendre étonnamment sur la nature môme et la significa- tion de l'originalité et de tout ce dont elle consiste. L'ori- ginalité dans l'expression ne dépend pas de l'invention de mots nouveaux et l'originalité en poésie ne naît pas de l'invention de nouveaux pieds, pas plus qu'en peinture elle ne vient de l'in- vention de couleurs nouvelles ou d'une nouvelle manière de s'en servir. Les notes en musique, les harmonies en couleur, les principes généraux de l'ordonnance des sculptures massives ont été déterminés il y a bien longtemps et, selon toute probabilité, on ne pent pas plus y ajouter qu'on ne les peut changer. En ad- mettant môme que cela se puisse, ces additions ou ces modifi- cations seront bien plutôt l'œuvre dn temps ou des foules que d'un individu. Nous pouvons avoir un Van Eyck qui se révélera comme l'initiateur d'un nouveau style une fois en dix siècles, mais il attribuera lui-même son invention à quelque recherche accidentelle ; encore la mise en œuvre de cette invention dépen- dra-t-elle absolument des besoins ou des instincts populaires de ^ l'époque. L'originalité ne dépend de rien de tout cela. L'homme 268 I.ES SEPT LAMPES DE i/ADCHITECTÜKE tlouó prondra indistinctemont lo stylo on cours, lo stylo do sou tomps, ot travaillora dans co stylo, ot arrivora à la grandonr, ot son œiivro apparaîtra aussi fraîche ot aussi bollo quo si la ponsóo qui riuspira vouait do doscoudro du ciel. Jo uo dis pas qu'il uo prendra pas certaines libertés avec ses matériaux ou les lois qui le doivent régir; je ne dis pas que ses efforts ou sou iuiagiuatiou n'eu- traîneront pas de curieuses modiñcatious des uns et des autres. Mais ces cbangemeuts seront instructifs, naturels, faciles, bien que parfois merveilleux; il ne les aura pas recherchés comme uécos- saires à sa dignité ou à sou indépoiidauce. Les libertés qu'il preu- (Ira seront celles que prend un grand orateur avec sa langue; elles ne seront pas un défi à ses lois eu vue de se siugulariseï', mais seront les conséquences inévitables, spontanées et brillantes d'un otTort pour exprimer co que la lauguo, sans cette infraction, n'aurait pu aussi bien exprimer. 11 y a des moments où, comme je l'ai expliqué plus haut, la vie d'un art se manifeste par ses modifica- tions et par son refus de se plier aux anciennes restrictions. lieu va de môme pour la vie de l'insecte. La condition et de l'art et de l'iu- secte offre un vif intérêt à ces périodes où, par leur développomeut naturel et leur force constitutionnelle, ces changements sont près de se réaliser. Mais elle serait malbenrenso et sotte la chenille qui, an lion de se contenter de sa vie de chenille et de se nourrir de son alimentation de chenille, s'efforcerait sans cesse de se chan- g. r en chrysalide; elle serait malheureuse la chrysalide qui, ton- jours éveillée dans la nuit, roulerait sans trêve dans son cocon et ferait d'incessants efforts pour se changer prématurément en papillon. De même il sera malheureux l'art qui, an lieu de se son- tenir de l'alimentation et de se contenter des habitudes qui ont suffi à soutenir et à diriger d'antres arts avant lui, luttera et s'in- snrgera contre les limitations naturelles de son existence, et s'ef- forcera de devenir antre chose que ce qu'il est. Bien que ce soit la noblesse des créatures les plus élevées de prévoir et en partie de comprendre les changements qui leur sont assignés, en s'y prépa- rant par avance; et si, comme c'est habituel pour les changements msigrifh^ ils sont clans une condition plus haute, même en les désirant et en se réjouissant de l'espoir de leur réalisation, cepen- dant, ce qui fait la force de tonte créature, qu'elle soit on non de nature variable, c'est de rester dans le présent satisfaite des LA LAMPE D'OBÉISSANCE 260 conditions de son existence, et de ne s'etlorcei' d'amener les cliangements qu'elle souhaite, qu'en accomplissant jusqu'au boni les devoirs assignés à sa condition présente et en vue desquels cette condition se continue. V. Il ne tant donc jamais rechercher l'originalité et le chan- genient pour enx-mèmes, si bons soient-ils, et c'est là d'ordinaire la snp])osition la plus compatissante et la plus enthousiaste à leur endroit. On ne les pourra non ])lns jamais obtenir par une lutte ou une révolte cojitre les lois ordinaires. Nous n'avons besoin ni de Tune ni de l'autre. Les formes déjà connues de l'architecture sont assez bonnes pour nous et pour de bien meilleurs qu'aucun de nous : il sera grand temps de chercher à les améliorer quand nous les saurons employer telles qu'elles sont. Mais il est des choses dont nous avons non senlement besoin, mais encore dont nous r.e pouvons pas nous passeï*; tons les eiïorts et toutes les désolation.s du monde, que dis-je'? tout ce que l'Angleterre j'en- ternie de vrai talent et de l'ésolntion ne nous permettront jamais de lions en jiasser, ce sont l'Obéissance, l'Unité, l'Association et rOrdre. Tontes nos écoles de dessin, tons nos arbitres du goût, tontes nos académies et toutes nos conférences, nos journaux et nos brochures, tous les sacrifices que nous commençons à faire, toute la loyauté de notre nature anglaise, toute la puissance de notre volonté anglaise, et la vie de notre intelligence anglaise, seront en cette question aussi stériles que les efforts et les émotions dans nn rôve, à moins que nous ne voulions soumettre l'archi- lecture étions les arts, comme tout le reste, à la loi anglaise. VI. Je dis l'architecture et tous les arts, car, selon moi, l'ar- chitectnre doit être la matrice des arts ; les autres la doivent suivre à leur heure et dans leur ordre. Pour moi, la prospérité de nos écoles de peinture et de sculpture, auxquelles personne ne déniera la vie, bien que beaucoup leur dénieront la santé, est subordonnée à celle de notre architecture. Je crois que toutes lan- guiront tant que celle-ci ne prendra pas la tete, et (ceci je ne le crok pas, mais je le proclame, avec autant d'assurance que j'en mettrais à affirmer la nécessité, pour la sécurité de la société, d'un gonverneAient légal bien compris et fort) notre architecture lan- guira, jusqu'à tomber en poussière, si on ne se plie pas virilement au premier principe du sens commun et si on n'adopte pas et si 270 LES SEPT LAMPES DE L'ARCHITECTURE on ne met pas parioul en vigueur un système universel de formes et de travail. On peut criera l'impossibililé. Gela se peut — je le crains môme : mais que m'importe la possibilité ou l'im- possibilité de la chose; j'en connais et j'en al'iirme seulement la nécessité. Si c'est iippossible, l'art anglais est impossiljle. Renoncez- y de suite. Vous gaspillez là votre temps, votre argent, votre éner- gie, et quand vous épuiseriez le cours des siècles et des trésors, quand vos cœurs s'y briseraient, vous ne le pourriez pas élever au-dessus d'un simple dilettantisme. N'y pensez pas. Ce n'est qu'une vanité dangereuse, un gonlTre où s'engloutiraient les génies sans le combler. Il en ira toujours de même, à moins d'en prendre dès le début hardiment son parti. Ce n'est pas avec de la poterie ou des toiles peintes que. nous fabriquerons l'art; nous ne ferons pas à force de philosophie surgir l'art de nos raisonnements , nous ne rencontrerons pas l'art au hasard de nos expériences, ni ne le créerons à force d'imagination. Je ne dis pas que nous puissions môme construire avec la brique et la pierre. Avec celles-ci du moins nous en courons la chance et c'est la seule qui nous soit donnée. Encore cette chance dépend-elle de la seule possibilité d'obtenir des architectes et du public qu'ils consentent à choisir un style et à s'en servir universellement. Vil. Nous comprendrons aisément, en considérant les modes né- cessaii'es d'enseignement de toute autre branche du savoir, combien il importe que ses principes soient tout d'abord siirement définis. Quand nous commençons à apprendre aux enfants à écrire, nous les contraignons à une copie servile et exigeons d'eux une exactitude absolue dans la formation des lettres : quand ils se sont rendus maîtres des modes courants de l'écriture, nous ne pouvons les empêcher de leur faire subir des modifications en rapport avec leurs sentiments, leur situation ou leur caractère. Quand un jeune homme commence à apprendre le latin, on exige de lui une auto- rité pour chacune des expressions qu'il emploie : quand il devient maître de la langue, il peut se permettre une liberté, se sentir le droit d'agir ainsi sans se recommander d'aucune autorité et écrira peut-être un latin meilleur que quand il empruntait chacune de ses expressions. 11 faudrait de cette même manière enseigner à nos architectes à écrire dans le style admis. Nous déterminerons d'abord les édifices qui se doivent légitimemenl considérer comme LA LAMPE D OBÉISSANGE 271 appartenant an siècle d'Auguste ; nous en étudierons avec atten- tion le mode de construction et les lois de proportion; nous classe- rons et nous cataloguerons les diilerentes formes et les dillérents emplois de leurs éléments décoratifs, tout comme un grammairien allemand classerait les différentes propriétés des prépositions. C'est sons le couvert de cette autorité absolue, irréfutable, que nous commencerions notre ouvrage, ne nous permettant même pas d'augmenter la profondeur d'un cavet on la largeur dbin listel. Alors, quand nos yeux seraient habitués aux formes et aux ordon- nances grammaticales, que nos pensées se seraient familiarisées avec tontes leurs expressions ; quand nous pourrions parler cou- raniment cette langue morte et traduire indistinctement tontes les idées que nous voudrions rendre, c'est-à-dire qui répondraient à tontes les nécessités pratiques de la vie, alors, mais alors seule- ment, se pourrait tolérer quelque liberté. Une autorité indivi- diielle se verrait autorisée à modifier les formes reçues on à y ajouter, toujours en deçà de certaines limites. Les décorations, surtout, pourraient se plier aux différents caprices de l'imagination on s'enrichir d'idées originales on d'emprunts faits à d'antres écoles. Dans le cours du temps et sons l'inilnence d'un grand mon- veulent national, il se pourrait faire qu'un nonvean style vît le jour, tout comme une langue se modifie. Nous pourrions peut-être en venir à parler l'italien an lien du latin, on à parler l'anglais moderne an lien du vieil anglais. Mais ce serait là un fait absolu- ment indiiférent, un fait même qu'aiicime résolution on qn'ancnn désir ne pourrait ni hâter ni empêcher. Ce qu'il est seul en notre pouvoir d'obtenir, et ce qu'il est de notre devoir de désirer, c'est un style unanime quel qu'il soit, en même temps qu'une intelligence et une application de ce style, qui nous permettent d'en adapter les éléments an caractère particulier des différentes constructions grandes ou petites, domestiques, civiles ou religieuses. J'ai dit que peu importait le style adopté, en ce qui concerne la place que son développement pouvait laisser à son originalité. 11 n'en va cepen- dant pas de même, quand nous nous arrêtons aux questions antre- ment importantes de sa facilité d'adaptation aux besoins généraux et de la sympathie que tel on tel style serait susceptible de ren- contrer dans la masse. Le choix du classique ou du gothique, pre- nant encore ici la première de ces dénominations dans son sens le 272 LES SEPT LAMPES DE L'AUCIUTECTUIVE plus éleiiclu, peut être l'objet d'une hésitation, quand il s'agit de quelque monnment publie isolé et considérable; mais je ne puis nn seul instant comprendre qu'il le devienne, lorsqu'il s'agit d'une application moderne générale. Je ne puis imaginer un architecte assez dément pour se proposer de vulgariser l'arcliitecture grecque. On ne peut non plus raisoimablement se demander si nous devons adopter le gothique primaire ou tertiaire, le gothique original on dérivé. Si nous choisissions le premier, ce ne serait qu'une forme avilie, impuissante et laide comme notre propre style de Tépoqne des Tndors, on bien nii style dont il serait presque impossible de limi- ter on d'ordonner les lois grammaticales, comme le llamboyant français. Nous ne pouvons davantage adopter des styles essentiel- lement enfantins ou barbares, pour herculéenne qu'ait été leur enfance on pour majestneuse qu'ait été leur indépendance, comme notre propre style normand ou le roman lombard. Le choix, selon moi, se pourrait faire entre quatre styles : — 1. Le roman toscan; le gothique primaire des Républiques de l'Italie occidentale, poussé aussi loin et aussi vite que notre art nous le permettrait, jusqu'au gothique du Giotto ; 3. Le gothique vénitien dans son développement le pins pur; 4. Le style primitif anglais. Ce dernier serait peut-être le choix le plus naturel et le pins sûr, bien pro- tégé contre le risque de se raidir encore en lignes perpendiculaires, enrichi aussi d'un mélange des éléments décoratifs de l'exqnis gothique de France, dont, en pareil cas, il conviendrait d'accepter des exemples connus, tels que le portail Nord de Rouen, et l'église Saint-Urbain à Troyes, comme autorités dernières, en matière de décoration. VII1. Dans notre état actuel de doute et d'ignorance, il nous est presque impossible de concevoir l'anbe soudaine de l'intelli- et de l'imagination, du sentiment vite grandissant de force gence et de facilité, et, dans son sens vrai, de la liberté qu'une restriction aussi saine ferait poindre immédiatement dans tout le cercle des arts. Atfranchi de l'agitation et des entraves de cette liberté du choix, cause de la moitié des malaises de ce monde ; atfranchi de l'obligation forcée d'étudier tous les styles passés, présents on possibles; et rendu capable, par la concentration de l'énergie individuelle et des énergies de la mnltitnde, de pénétrer les secrets les plus cachés du style adopté,l'architecte verrait son intelligence LA LAMPE D'OBÉJSSAACE '273 élargie, son savoir pratique certain et prêt, son imagination joyeuse et vigoureuse, tout comme pour un enfant dans un bien jardin clos, alors qu'il se laisserait tomber et frissonnerait laissé seul dans une plaine ouverte. 11 serait aussi difficile de prévoir que déraisonnable de proclamer le nombre et la grandeur des résultats dans toutes les directions, non seulement pour les arts, mais pour le bonheur et la vertu nationale : le premier, le moindre, peut-être, serait un accroissement du sentiment d'asso- ciation entre nous, un resserrement de tous les liens d'union patriotique, une reconnaissance heureuse et hère de notre affection et de notre sympathie les uns pour les autres et de notre empres- sement en tout à nous soumettre à toute loi susceptible de faire progresser les intérêts de la communauté. Ge serait un obstacle aussi, le meilleur qui se puisse concevoir, à cette malheureuse rivalité des hautes classes et de la bourgeoisie dans tout ce qui concerne les demeures, le mobilier et les dépenses. Ce serait encore une entrave à toutes ces vanités pénibles qui se font jour dans l'opposition des partis religieux à propos des questions de rites. Telles seraient, dis-je, les premières conséquences. L'économie serait décuplée; le bien-être domestique ne serait plus contrarié par le caprice ou les erreurs d'architectes ignorants les services que peuvent rendre les styles qu'ils emploient ; la symétrie, la beauté, l'harmonie de nos rues et de nos monuments publics sont choses d'importance moindre au chapitre des bénéfices. Mais ce serait pur enthousiasme de chercher à en épuiser la liste. Je me suis trop longuement oublié dans l'exposé spéculatif de ces besoins delà satisfaction desquels nous éloignent des exigences immé- diales plus et plus sérieuses, et de ces sentiments en la possession des- quels il peut n'être que fortuitement en notre pouvoir de rentrer. On me croirait à tort ignorant des difficultés de ce que j'ai proposé, ou de rinsignifiance du sujet en comparaison du nombre de ceux qu'impose à notre intérêt et à notre considération le cours déchaîné de ce siècle. C'est aux autres de juger de sa difficulté et de son importance. Je me suis limité au simple exposé de ce si que, nous voulons avoir une architecture, nous devons d'abord nous elforcer de sentir et de faire. Mais il peut n'être pas désirable nous d'avoir pour une architecture. Il y en a beaucoup qui le croient désirable; beaucoup qui font d'énormes sacrifices dans ce but; et SEPT LAMPES. 18 I.ES SEPT EAMPES DE L'ARCHITECTURE je suis fàclié (le voir leur énergie gaspillée (;i leur vie iuuiileuieut troublée. J'ai donc seulenieni exposé les moyens par lesquels ou pouvait atteindre ce but, sans me risquer à émettre un avis sur son avantage réel. J'ai une opinion, et l'ardeur avec laquelle je me suis sans assurance. parfois exprimé, l'a ])u trahir, mais je m'y arrête Je sais trop l'importance exagérée que pi'eiid une étude aux yeux de tout homme qui s'y consacre, pour me lier à mes propres impressions sur la dignité de celle de l'architecture. Cependant, je ne crois pas complètement me tromper en la considérant du Ce moins utile sous le rapport d'un travail iiational. comme qui se passe en ce moment, dans les dilïerents Etats de l'Europe, me coniirme dans nioji opinion. Toute riiorreur, toute la détresse, toute l'agitation qui pèsent sur les nations étrangères se peuvent, entre autres causes secondaires par lesquelles s'accomplit en ce qui les concerne la volonté de Dieu, s'attribuer à cette seule raison, à la détresse qu'il n'y a pas assez de travail. Je ne suis pas aveugle el de leurs artisans; je ne nie pas les causes plus immédiates visiblement actives du moiivement : l'insouciance scélérate des meneurs de la révolte, l'absence courante de principes moraux dans les hautes classes, et de courage et d'honnêteté chez les chefs de gouvernement. Mais ces causes elles-mêmes se peuvent en dernier lieu faire remonter à une cause plus profonde et ])lus simple: l'audace du démagogue,rimmoralité de la classe moyenne, la mollesse et la perfidie des nobles se peuvent chez tous les attribuer à la cause plus banale et plus féconde de calami- peuples tés dans la famille — l'oisiveté. Nous songeons trop dans nos efforts bienveillants, qui se multiplient plus vainement de jour en jour, à améliorer les hommes en leur prodiguant les conseils et rinstruction. 11 n'y en a })as beaucoup qui les veuillent accepter : ce dont ils ont surtout besoin, c'est d'être occupés. Je ne veux pas dire le travail dans le — sens de gagne-pain mais [)ar le Ira- pai' vail dans le sens d'intérêt intellectuel, pour ceux qui sont au- dessus tie la nécessité de travailler pour vivre, ou ([ui ue veulent pas travailler. 11 y a, à notre époque, chez les peuples de l'Europe, une énorme somme d'énergie oisive, qui se devrait dépenser dans les métiers; il y a des multitudes de demi-messieurs oisifs qui devraient être cordonniers ou charpentiers; mais puisqu'ils se refusent aie devenir tant qu'ils le pourront évitei', le bul dn pbilan- LA LAMPE D'OBÉISSANCE 275 thrope doit êti'c de leur ti'ouver une occu])atioii cintre que celle qui cousiste à trouljler les gouverueiueuts. Inutile de leur dire qu'ils ne sont que des sots et qu'ils ne leront, en lin de compte, que se rendre m