biblioteca í a> '■rr SANTIAGO J L'ART DANS A MAISON (GRAMMAIRE DE L'AMEUBLEMENT) par V ^ HENRY BAVARD Illustrations de MM. C orroyer, Architecte du Gouvernement',T ■ 1 G. David, E. Prignot, Architectes décorateurs, I'avier, Fichot, Gh. Goutzwiller, Kauffmann, P. Laurent, Mikel, Henri Toussaint, E. Bayard, Scott, Lancelot, etc. PARIS ED, ROUVEYRE ET G. fLOND g8, Rue de Richelieu, g8 1884 R ^ )X- m/' biblioteca L'ART DANS LA MAISON PRINCIPAUX OUVRAGES DU MÊME AUTEUR : L'Art a travers les mœurs, un volume 10-4°, illustrations par Charles Goutzwiller. Les quatre derniers siècles, étude artistique, un volume in-folio (épuisé). Les Merveilles de l'Art hollandais, un volume in-folio (épuisé). La Hollande pittoresque — Les villes mortes du Zuiderzee, un volume in-12 (4® édition). La Hollande pittoresque — Les Frontières menacées, un volume in-12 (4® édition). La Hollande pittoresque — Le Cœur du pays, un volume in-12 (3® édition). Amsterdam et Venise, un volume in-4°, illustré par Léopold Flameng et Gaucherel (2® édition). Histoire de la faïence de Delft, un volume in-4°, illustrations par Léopold Flameng et Ch. Goutzwiller (épuisé). Lettre sur l'enseignement des beaux arts, un volume in-4® (épuisé). Kunst en Kunstnijverheid op de Tentoonstelling 1878, un volume grand in-4°. L'Art et les Artistes hollandais, quatre volumes in-8°. La Terre des Gueux (Voyage au pays Flamingant), un volume in-12. Histoire de la peinture hollandaise (nouvelle édition, dixième mille). La Hollande a vol d'oiseau, un volume in-q", eaux fortes et fusains par Maxime Lalañne (3® édition). La Flandre a vol d'oiseau, un volume in-4", illustrations par Maxime Lalanne, Gh. Goutzwiller, P. Laurent, H. Toussaint, etc. EN PRÉPARATION : Grand Dictionnaire historique et pratique de l'Ameublement et de la Décoration. Tous droits réservés Paris. — Imp. Ch. Maréchal et J. Montorier, 16, passage des Petites-Écuries. L'ART DANS LA MAISON Planche I de E.M Temclé Mikel del Ed. Rouveype el G. Blond. Edit. VITRAIL DE STYLE ÉPOQUE LOUIS XIII Exécuté par îA.^ xM.ikel L'ART DANS MAISON (GRAMMAIRE DE L'AMEUBLEMENT) par HENRY HAVARD Illustrations de MM. Corroyer, Architecte du Gouvernement, G. David, E. Prignot, Architectes décorateurs, Favier, Fichot, Gh. Goutzwiller, Kauffmann, P. Laurent, Mikel, Henri Toussaint, F. Bayard, Scott, Lancelot, etc. PARIS ED. ROUVEYRE ET G. BLOND g8, Rue de Richelieu, g8 1884 q/1 Madame LUCIEN MARC, à Paris. Madame, Si cet Art dans la Maison voit aujourd'hui le jour, c'est en partie à votre mari qu'il le doit. C'est lui qui me persuada d'entreprendre cet ouvrage difficile et complexe; et sans son affectueuse insistance, je me serais peut-être arrêté en chemin. Il était donc tout naturel que son nom se trouvât en tête de ces pages. Il m'a permis d'y mettre le vôtre, et je l'en remercie doublement, car je puis, de la sorte, tout en l'assurant de ma sincère amitié, vous offrir un témoignage public de mon profond respect. Henry Bavard. Paris, 15 Septembre 1883. AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS epuis bien des années déjà^ le livre que nous publions était attendu avec impatience par cette partie du grand public que les choses d'art intéres- sent d'une façon spéciale. Il n'est personne, en effet^ qui, au moment de meubler un appartement ou de décorer un immeuble^ n'ait senti combien notre éducation, si complète, si soignée, si développée sur une foule de points, pré- sentait de dangereuses lacunes pour tout ce qui touche à Vameu- blement et à la décoration de nos habitations. De là des hésita- tions constantes, une indécision, un embarras qui se traduisent non seulement par le regret de ne pouvoir réaliser les projets conçus, mais encore par la presque certitude de commettre quel- qu'une de ces grosses fautes d'harmonie, quelqu'un de ces gros manquements aux lois du goût, qui suffisent à gâter un intérieur et à le faire prendre en grippe. Aujourd'hui, grâce à L'Art dans la Maison^ ces hésitations, cet embarras, ces craintes, n'ont plus de raison d'être. Toutes les personnes, soucieuses de la correction de leur logis, ont un guide sûr pour les préserver des fautes graves, une grammaire dont les préceptes sagement déduits peuvent les prémunir contre de fatales erreurs. L'orthographe du mobilier se trouve défini- tivementfixée, et ceux-là qui désormais pécherontpar ignorance., pécheront volontairement. Nous sommes donc en droit d'espérer, que le but, que nous nous sommes proposés, en publiant L'Art dans la Maison, sera compris du public nombreux auquel cet ouvrage s'adresse; et que bientôt il sera dans toutes les mains. Il n'est personne, en effet. viii l'art dans la maison. petit ou grand, riche ou modestement pourvu, à qui ce guide précieux ne soit nécessaire, indispensable même, car le bon goût a sa place marquée dans toutes les habitations^ aussi bien dans les plus humbles que dans les plus magnifiques. Aussi, pour justifier un empressement qui ne peut manquer de se produire, n avons-nous rien épargné, et L'Art dans la Maison est un de ces livres exceptionnels où les plus difficiles ne trou- veront presque rien à reprendre. Nous manquerions à toutes les lois de la reconnaissance, si nous ne remercions ici publiquement l'auteur, non seulement pour la science qu'il a montrée, pour la profonde érudition et le talent d'écrivain dont il a fait preuve, mais encore pour le dévouement qu'il a apporté à la solution d'un problème très ardu, et pour son infatigable persévérance à mener à bonne fin une tâche difficile et infiniment compliquée. Bien que l'explication technique des différentes mises en œuvre, qui concernent le mobilier et la décoration, ne forme qu'une partie de L'Art dans la Maison et non la plus importante, M. Henry Havard ne s'est pas contenté de prendre, dans les ouvrages spéciaux, une teinture des connaissances indispen- sables, il est allé sur les lieux mêmes, dans les ateliers, se rendre compte des procédés de fabrication et étudier les secrets de la main-d'œuvre. C'est ainsi qu'on l'a vu tour à tour, che^ le regretté Auguste Godin et che^ M. Henri Fourdinois, surveiller le travail de l'ébénisterie, se pénétrer, che:{ M. Favier et avec M. Amuat, des secrets du fer et de la serrurerie, apprendre che^ M. Barbe- dienne la pratique de la fonte et de la ciselure, contrôler che'{ MM. Bapst et Faille la mise en œuvre des métaux précieux, étudier che\ M. Legriel l'emploi des étoffes et tissus, che^ M. Balin la fabrication si intéressante du papier peint., che^ MM. Haviland et Lœbnit:{ celle de la céramique, et le traite- ment du marbre che^ M. Barfonry, Comme conséquence de cette instruction active., toutes les vignettes qui émaillent notre première partie, au lieu d'être, ainsi que cela se présente trop souvent, copiées et recopiées sur l'art dans la maison. ix des illustrations plus ou moins correcteSj, tirées de monographies plus ou moins anciennes, ont été dessinées d'après nature ou d'après des photographies exécutées spécialement, et sont autant de petits portraits d'une ressemblance et d'une exactitude sur- prenantes. Le soin qui a présidé au choix des autres illustrations et à leur exécution a été tout aussi grand, et nous croyons que, sous ce rapport, on a vu jusqu'à ce jour peu d'ouvrages sinon plus brillants, du moins traités avec plus d'exactitude et de cons- cience. Il serait déplacé de j'aire ici l'éloge de MM. Corroyer, architecte du gouvernement, Claude David et Eugène Prignot, architectes décorateurs, qui ont prêté à l'auteur l'appui de leur beau talent. Les noms de ces habiles artistes sont asseï connus pour se passer de tout commentaire. C'est, en partie, grâce à leur concours, que l'image vient, dans notre livre., si correcte- ment souligner la définition, et aider à saisir les termes et la solution des problèmes posés. Pour Vexécution directe des planches et vignettes, nous avons eu recours à la plume et au crayon de MM. Charles Gout:{- Tpiller, Paul Laurent, Kauffmann, Henri Toussaint^ Bayard, Scott, Mikel, Fichot, Lancelot, etc., et nos lecteurs jugeront avec quel dévouement ces habiles artistes se sont consacrés à une œuvre difficile, mais dont ils comprenaient l'intérêt et la portée. Enfin, pour ajouter à l'exactitude de certains détails techniques, nous constaterons que c'est sur les épures mêmes de l'auteur, que plus de trente dessins ont été exécutés. On voit, par ce simple aperçu, que L'Art dans la Maison n'est point un de ces ouvrages ordinaires, où tout est apparence et où la forme emporte le fond. Chaque détail de notre livre, au con- traire, a été étudié avec un soin spécial et rien, en lui, n'a été abandonné au hasard. C'est ainsi que, pour les reproductions d'étoffes et de tissus^., nous avons cherché, dans des moyens hélio- I. Ces reproductions absolument nouvelles ont été exécutées par M. Ch. Petit, auquel nous avons confié V exécution de la plus grande partie de nos planches en relief. Celles en creux ont été exécutées par M. Arents. x l'art dans la maison. graphiques, une représentation directe, que toutes les traduc- tions, quelqu habiles qu elles puissent être, n'auraient pu nous donner aussi exacte. Mais toutes ces illustrations si soignées, si variées., si neuves, n existeraient pas, que notre livre serait encore d'une valeur toute exceptionnelle, par le fait même de son texte si intéres- sant, si utile, par les idées nouvelles qu'il développe, par la pro- fonde érudition qu'il met au service du public, par le charme de son style, par le cordial abandon avec lequel l'auteur met sa science à la portée de tous. Ce n'est donc rien exagérer, que de prédire à L'Art dans la Maison un succès exceptionnel, car le public d'élite auquel il s'adresse est trop intelligent et trop amoureux des belles choses pour ne pas luifaire un favorable accueil. Fig. I. ... la maison pompéienne eotoye le eastel du moyen âge. PREMIÈRE PARTIE I EXPLICATIONS PRELIMINAIRES LT de VOUS, chers lecteurs, n'a point été frappé des difficultés sans nombre , et parfois insurmon- tables, avec lesquelles tout homme de sens et toute femme de goût se trouvent aux prises dès que, voulant sortir de Tornière banale, ils essayent de se cons- tituer un intérieur logiquement conçu, convenablement décoré, conforme à leurs besoins, répondant à leurs goûts ? L'homme du monde le plus instruit, en apparence le mieux préparé, capable de juger sainement d'un livre, d'apprécier une statue, de comprendre et d'expliquer un tableau, est, sous ce rap- port, presqu'aussi pris au dépourvu que l'ignorant le plus vul- gaire. Bien mieux, ayant conscience de son infériorité relative, prévoyant les embarras sans nombre qui vont l'assaillir, redou- tant des mécomptes, et craignant de commettre quelques lourdes erreurs, il s'estime trop heureux de se débarrasser de ce soin dangereux et pesant sur un intermédiaire. Artiste, artisan, parfois même simple commerçant, plus ou moins instruit, plus 2 l'art dans la maison. ou moins habile, celui-ci compose un projet, impose un plan, soumet un devis, après quoi il aménage, meuble, décore à sa fantaisie personnelle un logis, où d'autres devront vivre, aimer et mourir. Car si l'on discute presque toujours le devis, il est bien rare qu'on ose critiquer le plan, et lorsqu'on le modifie, il est bien rare qu'on l'améliore. Et puis à l'aide de quels arguments battre en brèche les projets d'un homme qui se sait compétent ? Com- ment expliquer ce qu'on entr'aperçoit vaguement, quand les termes font défaut, et quand on doute de soi-même ? Comment enfin se dérober à l'infiuence pressante d'un personnage aussi autorisé, et ne pas s'incliner sous le poids de décisions si savam- ment déduites ? Eh quoi, dira-t-on, sommes-nous donc, nous autres du xix" siècle, tellement rivés à un art officiel, à des préceptes défi- nis, à un style indexible, qu'il nous soit interdit d'y mêler une parcelle de nous-mêmes ? Eh quoi, les formules qui nous régis- sent sont-elles donc si précises, qu'en dehors d'elles tout soit mensonge, imposture, mauvais goût ? — En aucune façon, et nous allons le démontrer. (( Il s'établit entre les hommes et les objets qui les entourent, a dit fort justement M. Viollet-le-Duc, certains rapports harmo- nieux qui donnent aux habitations un caractère, comme une âme ». L'art à toutes les époques, nous l'avons établi autre part ', est la fidèle expression du milieu dans lequel il se développe, et les arts secondaires du mobilier renchérissent encore, s'il se peut, sur cette loi générale. Notre temps, en cela, n'échappe point à la règle commune ; aussi l'art contemporain est-il la par- faite image d'une société jetée brusquement en dehors de sa voie et cherchant à reprendre son aplomb. Et voilà pourquoi, bien loin d'être rivés à un art officiel, jamais confusion ne fut plus grande qu'en notre temps, jamais idéal ne fut plus complexe, jamais exécution ne fut plus élastique et, parfois même, plus disparate. Contemplez nos habitations, fouillez nos intérieurs, partout vous trouverez le plus curieux mélange d'idées de toutes pro- I. Voir UiArt à travers les mœurs, i'® et 2® parties. l'art dans la maison. 3 venances, d'ornements de tous styles, d'inspirations de tous les temps. Parcourez nos voies récentes, la maison pompéienne y cotoye le castel du moyen âge, et Thôtel Renaissance la maison de rap- port rappelant vaguement le style épais du grand roi. Chacun de nos nouveaux boulevards fait penser à cette fameuse rue des Nations^ qui fut, il vous en souvient, une des plus grandes attractions de la dernière exposition universelle. Si maintenant, du dehors nous pénétrons au dedans, le plus souvent la salle à manger contredit le salon, et l'on franchit deux siècles en passant d'une pièce dans une autre. A voir ces choses, qui donc oserait prétendre que ces incohérences, que ce mélange hétéroclite inconnu avant nous, n'est pas la conséquence logique, la résul- tante fatale des idées contradictoires, qui se choquent d'un cerveau à l'àutre et parfois dans le même cerveau ? Celui-ci se complait dans le passé, celui-là fixe l'avenir, bien peu regardent le présent. De là un amalgame étrange, un dé- sarroi singulier, qui, grâce à leurpersistance, finissent par devenir la caractéristique de notre temps, mais une caractéristique assez peu originale, il faut bien l'avouer, et médiocrement intéressante. Après cela, on se plaint que le sceptre de l'art industriel vacille éntrenos mains ; on déplore que l'Europe cesse, en ses ouvrages, de s'inspirer de notre goût. Mais ce goût, où est-il ? Qu'en avons- nous fait ? De créateurs que nous étions, nous sommes devenus d'ingénieux copistes; dès lors pourquoi s'adresser encore à nous ? Si, durant ce qu'on est convenu d'appeler les grands siècles de l'art français, notre génie national devint l'arbitre du monde, si nos aïeux furent, en ces délicates matières, pendant près de trois cents ans, les « législateurs de l'Europe », pour employer le mot même de Voltaire, c'est que riche ou pauvre, modeste ou brillant, l'art de ces époques privilégiées était intéressant, attrayant, passionnant même, c'est que nos productions avaient ce mérite précieux d'exprimer clairement le goût de ceux aux- quels elles étaient destinées. Aujourd'hui encore, si à les contempler avec soin, on dé- couvre, dans toutes ces œuvres sincères, l'empreinte de la 4 l'art dans la maison. société qui leur a donné le jour, si l'on y trouve un reflet de ses pensées, un écho de ses préférences, une réminiscence de ses mœurs ; c'est qu'en ces périodes fécondes, l'artiste ne tra- vaillait point à sa guise, poursuivant un idéal industriel, cher- chant une satisfaction personnelle, écoutant surtout son intérêt. Le producteur, alors, suivait forcément la voie qui lui était tracée, il était l'interprète de la société qui gouvernait son pays, l'expression de son temps, et son goût était la conséquence du milieu dans lequel son activité s'exerçait. Nos ancêtres, en effet, voulaient des meubles taillés sur leur patron, et non à l'usage des générations disparues. Les adjectifs ancien et vieux étaient fort incivils à leurs yeux, et, sous la plume des plus érudits, le mot gothique devenait une cruelle injure h Un grand seigneur, comme le prince de Conti ou le prince de Soubise, commandant, en lySo, un mobilier Renaissance ou de style Louis XIII, aurait paru tout aussi extravagant qu'un élé- gant de nos jours se faisant habiller suivant la formule de 1845. (( Il est presque honteux de n'être pas à la mode tant dans ses meubles que dans ses habits », écrivait Roubo fils ce maître compétent, dont nous aurons maintes fois à invoquer l'autorité. (( Nous sommes des gens qui donnons dans la mode, écrivait de son côté de Simiane^. Nous ne voulons pas de vieilleries. C'est bien assez d'être de soi-même une antique, sans en orner ses poches et son appartement ». Aujourd'hui sommes-nous assez loin de ce langage et de cette raison? Ce sont les idées contraires qui dominent. Tout semble beau pourvu qu'il soit vieux. L'hôtel des ventes est devenu le temple du goût, et le commissaire-priseur son arbitre. Le mar- teau d'ivoire paraît une ultima ratio devant laquelle tout le monde s'incline, et la grande invention de notre temps, ç'aura 1. Voir Boileau dans son Art poétique, Voltaire dans son Siècle de Louis XIV, Jean- Jacques Rousseau dans son Emile, Diderot dans ses Salons, La Bruyère, etc.; pour tous ces grands écrivains le mot gàthique est un terme de mépris. 2. Roubo (Jacques-André), auteur de L'Art du menuisier, ouvrage considérable en 4 volumes in-folio publié de 1769 à 1775, encore considéré, à l'heure actuelle, comme le meilleur travail qui ait été écrit sur la menuiserie. 3. Cette lettre est datée d'Aix le 3o avril 1731. Voir Lettres de M®® de Simiane, dans la Correspondance de M™® de Sévigné. Edition Racine, 1790, tome X, page 115. l'art dans la maison. 5 été de nous faire asseoir dans des sièges disparates, qui ne sont plus à notre taille, de nous faire coucher dans des lits qui n'avaient point été faits pour nous. Voilà le beau résultat pro- duit par nos idées indécises. Est-il encore d'autres raisons à cette aberration du goût ? — Certes, et peut-être de plus concluantes. La première de ces rai- sons est que le mobilier a perdu le caractère de durée qu'il avait autrefois. Il serait bien imprudent, en effet, d'exiger de lui une perpétuité qui n'existe plus dans nos mœurs. A chaque génération, après chaque décès, les meubles sont partagés, dis- persés, donnés ou vendus et l'on fait maison nette. Dès lors, à quoi bon meubler sa demeure pour un temps indéfini, quand la durée même du mobilier est définie par la mort ? Dans les grandes villes, ce caractère limité s'accentue par la multiplicité des déménagements, et l'incertitude s'y fait encore plus pressante. Qui donc, au moment où il meuble une chambre à sa façon, peut savoir qui l'habitera dans trois ou six années ? Ajoutez enfin aux incertitudes de la mort celles de la fortune et l'instabilité de nos établissements. Il n'est pas rare, en notre temps, de voir un chef de famille changer quatre fois de meubles en moins de trente années. D'abord le mobilier élémentaire de garçon, puis un Fig, 2. L'hôtel des ventes est devenu le temple du goût 6 l'art dans la maison. autre très modeste pour l'entrée en ménage, un troisième plus luxueux quand la position grandit, mobilier qui plus tard se verra relégué dans quelque maison de campagne, lorsque la fortune aura dit son dernier mot. Parfois la marche se modifie, et l'ordre se transpose. Le besoin d'égalité s'est, en effet, depuis longtemps traduit chez nous par le besoin du luxe. Le désir des belles choses s'est répandu dans toutes les classes. On ne veut plus admettre qu'un intérieur superbe puisse être le privilège exclusif d'une classe privilégiée. Escomptant les grandeurs à venir, la fortune espérée, on veut être meublé, à ses débuts, comme un financier parvenu à l'apo- gée de sa situation, et sans avoir les ressources nécessaires, étaler un ameublement somptueux. De là une disposition nouvelle de l'industrie mobilière. De là, l'obligation pour le fabricant de s'évertuer à donner à ses produits, les plus vulgaires comme façon et comme matière, les apparences du luxe le plus dispen- dieux. De là, cette profusion de faux meubles de Boule, qui boitent, ferment mal et s'écaillent, de fauteuils grossièrement sculptés, mais dorés de la plus éblouissante façon, de tentures de coton qui simulent la soie. De là enfin, la substitution du mar- chand, qui fait fabriquer à la grosse, et doit se maintenir dans les données vulgaires d'un goût banal, au fabricant, à l'artisan qui travaillaient lentement, solidement, et d'après le goût indivi- duel de chacune de leurs pratiques. Les marchands ! ce sont eux que tous les contemporains de cette transformation pénible accusent d'avoir compromis notre génie national, et d'avoir déprécié l'industrie du meuble. Roubo fils h les signale à l'indignation publique. « Ils s'in- gèrent, nous dit-il, à fournir des meubles tout finis aux partieu- liers, trompent ceux-ci, déprécient la main-d'œuvre et poussent, par l'avilissement des prix, l'ouvrier à ne plus rien soigner. » Mercier est encore plus explicite. « La plupart des meubles qu'ils fournissent, écrit-il, n'ont plus que le souffle C'est de la colle qui en joint les parties ; dès que la table s'approche du feu, elle se décompose et tombe en morceaux Méfiez-vous I. UArt du menuisier en meubles, pages 600-601. de ceux (des marchands de meubles) qui habitent le faubourg Saint-Antoine. Tel vous vend un secrétaire, qui se décolle au bout de trois semaines. Vous avez une armoire, attendez la fin du mois. Il y a des meubles, sortis de leurs boutiques, qui au bout de vingt jours, sont boiteux, caducs, vermoulus » b Quelques écrivains de nos jours, assez mal renseignés sur les conditions du travail à cette époque, ont cru qu'il leur était permis 7 d'attribuer à la « division du travail », une décadence dont nous découvrons autre part l'origine. Tout d'abord, il faudrait bien s'entendre sur la signification et la valeur de ce mot. Il est un grand nombre d'industries et même d'arts, où la division du tra- vail est une condition absolument forcée de réussite, et où cette division ne nuit en rien à l'eifet final, bien au contraire. L'archi- tecture, par exemple, est dans ce cas. L'art du maçon, celui du charpentier, ceux du serrurier, du menuisier, du plombier, du sculpteur constituent des branches d'industrie fort diverses, et qui n'ont qu'un lien de raison pour les faire concourir à la confec- tion de l'œuvre commune. Bien mieux, il est nécessaire, indis- pensable que la division soit bien accentuée, la séparation bien tranchée, et tous ces artisans commettraient une très lourde faute en voulant s'emprunter réciproquement leurs moyens d'action. Mais il suffit qu'une pensée unique les mette en mouvement, les inspire, les domine, les dirige, pour qu'ils arrivent à enfanter des chefs-d'œuvre de logique et d'unité. Il en est de même dans le mobilier. Le menuisier, l'ébéniste, le tapissier, le bronzier ont chacun leur rôle défini. On est donc mal venu à prétendre, comme certains auteurs^, que, «entière- ment exécutées par celui qui les concevait les œuvres indus- trielles du xvii® et du xviii® siècle sont nécessairement plus variées que les nôtres ». Nous verrons bientôt, au contraire, que leur extrême variété provenait justement du nombre considérable de ceux qui en avaient l'idée, et qui inspiraient les artistes, sans cependant prendre aucune part directe à leurs travaux. Pareille- ment lorsqu'on ajoute : « fussent-elles même, à ces différentes 1. Tableau de Paris, tome IX, p. 146. Cette plainte curieuse date de 1789. 2, Chesneau. 'Dessins de décoration des principaux maîtres, Paris, Quantin, 1881, p. 5. 8 l'art dans la maison. dates, fabriquées par un artisan sur un modèle, et non par celui qui avait dessiné ce modèle, au moins étaient-elles achevées par les mains qui s'y étaient portées au début. Ce sont là des condi- tions sine quà non (sic) de grâce, de verve, de variété dans le détail. L'ouvrier était alors forcément plus artiste qu'il n'est aujourd'hui ». Erreur, triple ou quadruple erreur! Au xviii® siècle, la division, l'éparpillement du travail existaient tout comme de nos jours. Mercier, à ce propos, ne nous laisse aucun doute sur ce qui se passait dans certaines industries. (( L'orfèvre, nous dit-il, occupe une foule de graveurs, cise- leurs, guillocheurs, polisseurs et polisseuses. Tel homme haut de cinq pieds six pouces, robuste, ne fait toute sa vie que tirer des filets sur des boîtes ; tel autre fait un trophée ; celui-là grave un cachet, un chiffre, et celui-ci donne une couleur plus vive à l'or, etc. »' Et Roubo nous confirme, quant aux menuisiers, ce que Mercier dit des orfèvres : « Toute leur habileté ne con- siste que dans une routine plus ou moins heureuse. La plupart ne sachant qu'une sorte d'ouvrages, et encore avec des calibres que souvent ils n'ont pas le talent de faire eux-mêmes, sont obligés d'abandonner la décoration de leurs ouvrages à des sculpteurs, qui non seulement y font les ornements nécessaires, mais encore y poussent des moulures »^. 'Voilà, semble-t-il, qui est concluant. Ajoutons que ceux qui abusent de ce préjugé de l'unité de conception et de la totalité d'exécution, pour dénigrer notre temps, commettent une faute d'autant moins pardonnable, qu'en dépit de la division du travail, ou peut-être à cause de cette di- vision, la main-d'œuvre est redevenue, dans certaines spécialités du mobilier, aussi parfaite de nos jours, qu'à aucune autre époque. Dans la sculpture en bois, notamment, et dans le traite- ment des bronzes, on trouve des mains d'une habileté prodi- gieuse, et, comme conséquence, une facture souple, un travail qui demeure gras jusque dans ses plus exquises finesses, une exécu- tion enfin qui peut supporter la comparaison avec n'importe quel ouvrage du temps passé. Si donc, nous péchons par quelque chose, 1. Tableau de Taris, tome XI, p. 139. 2. VArt de la menuiserie en meubles, p. 601. l'art dans la maison. 9 c'est uniquement par l'invention, par cette ingéniosité qui fait découvrir des modes nouveaux d'accommoder ce qui existe de toute éternité. Car, au fond, le monde ne change guère. A bien prendre, nos distractions, nos plaisirs, nos amusements se transmettent fidè- lement d'âge en âge et sans modifications sérieuses. Mais ils prennent une saveur très diverse par le cadre qui les entoure. par les transformations de toutes les conditions physiques et plastiques au milieu desquelles ces actions identiques s'accom- plissent à de longs intervalles. Bien souvent, il nous est arrivé de contempler, à la Bibliothèque royale de Bruxelles, une estampe du xvif siècle, où l'on voit des garçonnets en chausses bouffantes et des fillettes, en larges collerettes et en vertugadin, jouant à la balle, à la toupie, au sabot, aux billes, aux osselets, à la dînette, ou sautant à la corde, et « galopant sur un long roseau » au mi- lieu d'un verdoyant cimetière. Ces amusements, pour la plu- Fig. 3. ... se mettre à la discrétion d'ouvriers maladroits part, remontent à ces temps incertains où les hébreux édifiaient les pyramides, mais récapitulez les cataclysmes et les vicissitudes étranges, à travers lesquels ils se sont transmis jusqu'à nous. « Les peuples, a dit Voltaire, sont ce qu'est chaque homme en particulier ». La mode a ses exigences que nous subissons tous, mais elle a aussi ses raisons, qui le pl1u0s souvent nous échappent. Croyez bien que lorsque toute une nation se pare d\m ornement, adopte une couleur, se rue sur une forme, il y a pour cela un motif plus ou moins aisé à définir. « Celui qui regarderait le temps qu'il fit le jour de la mort de César, comme une circons- tance étrangère à l'événement, écrit Grimm, ne connaîtrait pas la nature ». On peut dire, en effet, que rien ne se produit au hasard, au sens brutal de ce mot. Si donc nos ancêtres des siècles pré- cédents sont parvenus à imprimer leur cachet à tous les ouvrages sortis de leurs mains, s'ils sont arrivés, sans se mettre à la remorque de fournisseurs plus ou moins bien inspirés et à la discrétion d'ouvriers parfois maladroits, à créer, sans effort apparent, un art répondant toujours à leurs besoins, conforme à leur caractère, en harmonie parfaite avec leurs aptitudes, encore existe-t-il une raison pour qu'ils aient pu réaliser ce pro- blême dont nous poursuivons vainement la solution. C'est cette raison qu'il s'agirait de rechercher avant toute chose, afin de profiter de l'expérience et des faits acquis. Fig. ^ la mode a ses exigences. II où L ON EST ENTRAINE A FAIRE, DANS LE PASSE, UNE INCURSION JUGÉE NÉCESSAIRE ÉPONDRE à la question qui termine le chapitre précé- dent, n'est point aussi malaisé qu'on pourrait le penser tout d'abord. Si nos ancêtres nous ont laissé tant de preuves d'un goût heureux, d'une inspiration féconde, et d'une infatigable imagination, c'est qu'ils étaient en possession de cette qualité qui distingue les races vieillies sur le sol qui les a vues naître : une sève absolument personnelle, secondée par une longue initiation ; c'est qu'ils étaient, pour me servir d'une expression de Saint-Simon, des gens «possédant l'écorce de tous les arts, de toutes les fabriques, de tous les métiers ». Jadis, en effet, bien loin d'avoir recours au marchand, à ce marchand honni par Mercier et conspué par Roubo, le prince, le riche et puissant seigneur, l'homme noble, le bourgeois à son aise prétendaient faire exécuter spécialement pour eux-mêmes, — en tenant compte de leurs avis, sur leur plan, parfois même sur leur dessin, — tout objet qui présentait à leurs yeux une certaine importance artistique ; et leur éducation, leurs connais- ; 12 l'art dans la maison. sanees, leur compétence, autant que leur fortune, leur en four- nissaient les moyens. De là résultait plus de diversité dans la conception, une variété surprenante dans la forme et dans l'ajustement, une union plus intime entre l'œuvre terminée et son heureux possesseur. Voilà une vérité dont il faut, avant tout, bien nous pénétrer et pour cela, nous allons, s'il vous plaît, tenter une rapide incursion à travers le.passé. c'est-à-dire à travers les vieux livres et les vieilles estampes, sans remonter, toutefois, au-delà de la Renaissance. Que rencontrons-nous au point d'épanouissement de cette glo- rieuse époque? Un prince, que Benvenuto Cellini, artiste peu maniable et écrivain peu retenu, qualifiait, longtemps après sa mort, c'est-à-dire en un temps où il n'avait plus de raison pour le flatter, mais peut-être bien quelques motifs pour se plaindre de lui, de « Prince rarissime et même unique au monde ))h François P", au point de vue spécial où nous nous plaçons, méritait d'autant mieux ces louanges, que son plaisir le plus grand consistait à surveiller par lui-même les travaux des artistes qu'il employait, et qu'il « ne se délassoit jamais plus agréable- ment qu'à dessiner et à peindre ))^. A sa mort, son fils Henri II, se conformant à son auguste exemple, continua d'entretenir à l'hôtel de Nesle, toute une colonie d'orfèvres et d'artistes italiens et allemands, de discuter les plans de ses architectes, de con- trôler leurs ouvrages^, et l'on sait quel cachet personnel, ce prince parvint à imprimer à toutes les productions de son règne. Dans l'entourage intime du roi, deux femmes se disputaient alors la prééminence : une maîtresse, Diane de Poitiers, dont mon savant ami Anatole de Montaiglon a mis récemment en relief l'influence décisive sur les arts de son temps^, et dont le 1. 'Benvenuto Cellini, orfèvre, émailleur, médailleur, statuaire, E. Pion, page 167. 2. Anecdotes des Beaux-arts, etc., à Paris, chez François Bastien, 1776, tome i, page 32. 3. Dans la dédicace de son premier Livre d'architecture, publié en 1559, Du Cerceau rappelle à Henri II « qu'il a pris maintes fois plaisir à voir et contempler aucuns petits plans et pourtraicts de bâtiments, temples et logis domestiques par lui dessignés et imprimés », et plus loin il termine en disant : « et davantage votre Majesté prenant plaisir et délectation même à l'entretenement de si excellents ouvriers de notre nation, il ne sera plus besoing avoir recours aux estrangers. » 4. Diane de Poitiers et son goût dans les arts, par Anatole de Montaiglon. Paris, 1879. l'art dans la maison. cachet se retrouve jusque sur les moindres objets à son usage; et une légitime épouse, Catherine deMédicis,dont le rôle est moins apprécié ou moins connu, mais qui fut cependant, elle aussi, la providence des artistes. Ses admirables collections, dont l'inven- taire nous a été conservé, son incomparable bibliothèque, qui est aujourd'hui Fun des orne- ments de notre grand Dépôt na- tional, nous apprennent qu'elle était une femme éminemment distinguée, d'un goût irréprocha- ble et d'une érudition rare Bien mieux, elle savait dessiner et se mêlait d'architecture. « Vous même, écrit Philibert de Lorme en lui dédiant son Traité d'archi- tecture^ vous même, prenez la peine deportraire et esquicher les bâtiments qu'il vous plait com- mander estre faicts sans y omettre les mesures des longueurs et lar- geurs ))^ Un autre artiste, poète Fig. 6. Reliure aux armes de Diane de Poitiers celui-là, confirme cet hommage (Musee de Poiuers). en vers alexandrins. Venez, painctres françoys, et vous, trouppe sçavante. Venez, pour tesmoigner à la postérité Quelle est, en vostre endroict, la libéralité D'une Royne, qui est des Roynes la première. Pour maintenir les arts et leur montrer comment Ce n'est rien, sans les artz, que leur gouvernement. 1. Du Cerceau, en lui dédiant son livre ; Les plus excellents bastiments de France^ déclare que cet ouvrage long et pénible n'a été entrepris que « suyvant son commandement et poursuivi par sa libéralité. » 2. Voir Epître dédicatoire à Madame Catherine, royne de France, mère du roy très chrétien Charles IX" de ce nom, placée en tête de VArchitecture. 14 l'art dans la maison Soyez aussi tesmoing, comme votre maistresse Ayme bons ouvriers, les prise et les caresse Et comme l'architecte a esté de son temps Autant favorisé qu'il fut one de nos ans l Enfin on sait que Catherine se passionna pour la céramique, et qu'elle établit Bernard Palissy à deux pas de son palais préféré, dans ce jardin des Tuileries, où, en i855, on devait découvrir les restes de son atelier, et où, parfois, «en fille des Médicis, elle venait voir l'artisan à l'œuvre»h Henri IV ne fit donc que suivre l'exemple de cette reine, dont l'image nous paraît si sombre, lorsqu'il établit « une colo- nie de sculpteurs, d'architectes, de tapissiers et autres semblables occupant les galeries du Louvre» avec l'intention, nous dit Sauvai, « de loger dans son Louvre les plus grands seigneurs et les plus excellents maîtres du royaume, afin de faire comme une alliance de l'esprit et des beaux-arts avec la noblesse et l'épée » Cet asile donné, dans son propre palais, à des artistes d'un mérite reconnu, était une des marques les plus considérables d'estime et de protection qu'un roi put alors accorder aux beaux-arts. En outre, il marque bien cette persuasion où l'on était, dans ces temps reculés, que la gloire du producteur rejaillit directement sur celui qui commande l'œuvre d'art, car tout le monde pen- sait alors avec le commissaire Girolamo degli Albizzi, que : « Toutefois que l'artiste travaille comme serviteur reconnu et pensionné du prince, l'honneur de la perfection de ses œuvres revient au prince autant qu'à l'artiste, parce que le choix du dit artiste vient du prince qui a su distinguer son talent » Ce logement au Louvre constituait, du reste, un précieux et enviable privilège. Il en résultait, pour ceux qui en étaient fa- vorisés, d'être considérés comme les commensaux du roi, certains 1. Voir l'excellent article publié par M. Lechevallier Chevignard dans la Gazette des beaux- arts, 2« période, tome XI, page 141. 2. Voir Œuvres de Bernard Palissy, Paris, 1880, avec une notice par Anatole France, page XVIII. Précisément à la même époque, le grand-duc François de Médicis avait établi, à son palais du Casino, une fabrique de porcelaine et se passionnait pour les ouvrages céra- miques. Voir à ce sujet l'ouvrage de M. le baron Davillier : Les Origines de la porcelaine en Europe, Paris, 1882, page 47. 3. Voir Histoire et recherches sur les antiquités de 'Paris. 4. Voir Benveiiuto Cellini, etc. (ibid.), page 85. même d'entre eux étaient pourvus de fonctions officielles, à l'exemple des Beaubrun, qui furent, de père en fils « valets de la garde-robe ». Pour les autres, quoique chez le roi, ils étaient bien chez eux. La plus grande liberté leur était laissée, parfois ils y établissaient leurs ateliers, parfois leurs magasins, et attes- taient leur prise de possession par des familiarités d'un goût 15 plus qu'équivoque. Tallemant, parlant de Du Moustier' «logé aux galeries du Louvre comme un célèbre artisan », raconte que « son cabinet étoit curieux, qu'il y avoit sur l'escalier une grande paire de cornes et au bas : « Regardez les vôtres », et au bas de sa bibliothèque : « Le diable emporte les emprunteurs de livres ». Ajoutez encore, que ce privilège d'appartenir au roi dispensait peintres, sculpteurs, orfèvres, tapissiers, de toutes les entraves inventées par les corporations, et les émancipait de l'étroite sur- veillance des jurés et syndics. Ces hautes prérogatives, les artistes français les conservèrent pendant près de deux siècles, c'est-à-dire presque jusqu'à la fin de la monarchie. Un certain nombre d'entre eux abandonnèrent le Louvre, il est vrai, lorsque Colbert transporta aux Gobelins la Manufacture des meubles du roi ; mais Petitot y demeura jusqu'à la Révocation de l'Édit de Nantes ; Boule, l'illustre ébé- niste, y mourut en 1732^, Coustou, le célèbre sculpteur, en 1746^. Ce fut seulement en 176g, lorsqu'on agita la question de recons- truire le vieux séjour royal et de le transformer en Museum ou Palais des Arts^ que l'on songea à déposséder les artistes de leurs logements. On les invita même à se pourvoir ailleurs^, mais il ne fut pas donné suite à cette invitation, car nous voyons encore, en 1780, Caffieri exposer, dans son atelier du Louvre, la statue de saint Satyre qu'il venait d'achever pour l'église des Invalides ^ Disons encore que, pendant toute sa durée, ce privi- 1. Tallemant des Réaux, Historiettes, tome III, page 99, 2. A l'âge de quatre-vingt dix ans, « infiniment regretté par les amateurs de beaux-arts » et laissant « des fils de sa profession, héritiers de ses talents et de son logement aux galeries du Louvre ». Mercure de France (mars 1732). 3. L'appartement de Coustou fut donné à l'abbé Nollet [Mémoires du duc de Luynes, t. VII, p. 238), 4. Bachaumont, Mémoires secrets, tome XIX, page 125. 5. Bachaumont [Ibid.), tome XV, page 170. i6 l'art dans la maison. lège avait été si hautement considéré, non seulement par les artistes français, mais encore par ceux de l'étranger, que la per- spective d'être admis à un logement au Louvre figure parmi les avantages, que Mariette fait miroiter aux yeux d'Alba Garriera, pour attirer à Paris cette pastelliste célèbre Cette faveur insigne ne doit pas, toutefois, nous faire abandon- ner la revue que nous avons commencée. Après la mort du galant Béarnais, les relations de Marie de Médicis avec Rubens et Philippe de Champagne, ses négociations avec son oncle le grand-duc Ferdinand pour obtenir que Jean Bologne exécutât la statue de Henri IV et ce fameux Cheval de Bron^e^ qui fit si longtemps l'admiration des Parisiens % la part directe qu'elle prit à l'édification du Palais du Luxembourg et à sa décoration, prou- vent que cette reine possédait, comme dit Saint-Simon, «l'amour et la pratique des arts ». Il était dans les destinées de son fils aîné, quoiqu'il aimât le dessin et dessinât passablement^, d'être en toutes choses un homme effacé, un personnage de second plan, mais sa femme Anne d'Autriche témoigna de son goiat pour la peinture en attachant à sa personne le peintre Otto Marcellis^, et son frère, ce Gaston d'Orléans qui donna tant de tablature à son aîné, était un amateur des plus distingués. Il passait sa vie à Blois à faire peindre en miniature, par Jules Donabella d'abord, ensuite par l'incomparable Nicolas Robert^, les plus belles fieurs de son admirable jardin botanique. Grand collectionneur de médailles, il légua à son neveu Louis XIV sa collection, la plus 1. Voir Diario degli anni /720-2/, scritto di propria mano, in Pariji, da 'ppsalba Garriera, etc., Venezia, 1793, pages 62 et 63 en note. 2. Voir La Vie et l'Œuvre de Jean Bologne, par Abel Desjardins, pages 122 et 181. 3. Anecdotes des beaux-arts, tome I, page 32. 4. Voir Histoire de la peinture hollandaise, Paris, 1882, page 260. Anne d'Autriche, pen- dant sa régence, se rendait souvent au palais Mazarin (aujourd'hui la Bibliothèque nationale), pour voir travailler Romanelli au plafond de la grande galeiie, et neuf des dames qui T'accompagnaient, sollicitèrent de poser pour les Muses qui ornent ce plafond (cAnecdoies, tomel, page 457). 5. Ce Nicolas Robert est assurément l'un des plus admirables peintres de fleurs qu'on ait jamais connus. Ce fut lui qui exécuta, pour la belle et précieuse Julie Lucine d'Angennes, cette fameuse Guirlande de Julie, que M. de Montausier offrit à celle qui devait un jour devenir sa femme (voir Tallemant à l'article Montausier). L'ouvrage que Robert commença pour Gaston d'Orléans, continué après sa mort par Joubert, M^'® Basseporte, Van Spaendonck, Redouté, etc., comprend aujourd'hui 98 volumes in-folio. Il est déposé à la Bibliothèque du Muséum du Jardin des Plantes. l'art dans la maison. 17 considérable de son temps, et cette collection, on le sait, devint, par la suite, la pierre angulaire de notre Cabinet national. Ce goût des médailles, Louis XIV l'eut aussi au plus haut point. Il passait une grande partie de ses après-dînées à voir et à étudier celles que lui avait léguées son oncle. Cette passion, inoifensive en apparence, devint même, s'il faut en croire l'abbé de Choisy nuisible à l'État. Le père La Chaise, cet insinuant Fig. 7. Un cabinet d'amateur au xvii® siècle, d'après un dessin conservé au Louvre. jésuite, en profita pour s'introduire plus avant dans la confiance du roi et préparer, avec l'avènement de M"'® de Maintenon, la Révocation de l'Édit de Nantes. Remarquons, en passant, que le goût du roi pour l'architecture fut peut-être encore plus funeste à la France. Non seulement il concourut, dans une large part, à épuiser les finances du pays, mais encore, au dire de Saint- I. a Le roy s'amusoit les après-dînées à voir ses médailles, et ce fut ce qui augmenta beau- coup le grand crédit du Père La Chaise, son confesseur. Ce père aimoit fort les médailles et prétendoit s'y connaître. Il prit ce prétexte pour être presque toujours seul avec le roy ». {Mémoires de l'abbé de Choisy, dans l'édition de Michaud, tome XXX, page 599.) 3 i8 -l'art dans la maison. Simon', il nous valut la guerre désastreuse de 1688, qui coin- mença le déclin de ce long et brillant règne. Louvois pour s'être, à Trianon, follement entêté à propos des proportions que devaient avoir certaines fenêtres, rudoyé par le roi, croyant son influence menacée, voyant déjà son crédit comprom-is, n'hésita pas, affirme Saint-Simon, à embarquer la France dans une guerre inutile, pour se rendre indispensable à son souverain, et reconquérir ainsi une confiance qu'avait fort ébranlée une simple question d'architecture. C'était, du reste, l'habitude de Louis XIV de revoir avec soin, de discuter les plans de tous les bâtiments qu'il faisait édi- fier, d'y ajouter souvent, de retrancher parfois, et même à l'occa- sion de les remanier de fond en comble ^ On sait comment à la mort de Louvois, ce grand roi modifia brusquement l'ordon- nance de la place Vendôme. Les transformations que, par ses ordres, Mansart fit subir au palais de Versailles, ne furent pas moins radicales. A la mort de ce dernier, « il se déclara lui-même le surintendant et l'ordonnateur de ses bâtiments » ^. Sa surveil- lance, d'ailleurs, ne s'étendait pas uniquement à ses édifices personnels. «Jeudi i5 juillet 1688, écrit Dangeau, le roi alla à Saint-Cloud et donna plusieurs avis à Monsieur pour embellir sa maison, et lui alloua 5o,ooo écus pour faire exécuter une partie des avis qu'il lui avait donnés » Peut-être fera-t-on observer que toutes ces constructions n'ont point énormément gagné à cette intervention toute puissante. On ne niera pas cependant, qu'à cause de cela même, elles portent davantage l'empreinte du grand roi. C'est ainsi que se forment les styles. Rien ne prouve mieux, au surplus, la place énorme que l'art tenait dans la vie de cet orgueilleux potentat, que la familiarité relative avec laquelle il traitait les artistes. Pour eux seuls, il se départait de cette morgue terrible qui tenait à une distance 1. Voir le Journal du marquis de 'Dangeau publié en entier pour la première fois. Paris, Didot, tome II, page 76, note de Saint-Simon. 2. Dangeau, tome I, page 148. De son côté, l'auteur des Anecdotes ajoute; « Louis XIV, s'il faut en croire certains auteurs, a tracé lui-même l'idée de plusieurs édifices » {cAnecdotes, tome 1, page 32). 3. Saint-Simon, Mémoires complets et authentiques. Paris, Sautelet, 1829, t. VI, p. 181. 4. Dangeau, tome II, page 153. l'art dans la maison. 19 gênante ses favoris, ses ministres et jusqu'à ses plus proches parents. Mansart, Le Brun, Mignard le trouvèrent presque uni- formcment bienveillant et affable. Le Bernin osa porter la main sur son auguste perruque, ce que son fils lui-même, le Dauphin de France, ne se serait pas permis. Enfin, il fut pour Le Nôtre d'une telle prévenance, nous dirions presque d'une telle bon- homie, si un pareil mot pouvait s'appliquer à un pareil homme, qu'ciucun membre de sa famille ne rencontra jamais chez lui un aussi aimable et aussi cordial accueil. Lorsque Le Nôtre revint d'Italie, « le roi, raconte Saint Simon le mena lui-même dans les jardins de Versailles, lui montra ce qu'on avait fait en son absence, lui demandant son avis et parfois recevant des compliments qu'il ne cherchait point. Un mois avant sa mort, le roi, qui aimait à le voir et le faire causer, entreprit de faire avec lui tout le tour des jardins, et, à cause de son grand âge, le fit mettre dans une chaise que des laquais portaient à côté de la sienne, et Le Nôtre s'écriait : « Ah ! mon pauvre père, si tu vivais et que tu puisses voir un pauvre jardinier comme moi, ton fils, se promener en chaise à côté du plus grand roi du monde, rien ne manquerait à ma joie ». Un semblable exemple donné par un tel roi ne pouvait que dévcloj^per singulièrement, dans son entourage direct, le goût et la pratique des arts. Le Dauphin, fils de Louis XIV, à l'instar de son père% dessinait et peignait. « Mercredi 12 avril 1684, écrit Dangeau, Monseigneur prit médecine et me donna deux petits tableaux de sa propre main »L Le duc de Bourgogne, fils du Dauphin et père de Louis XV, dessina également, car on voit figurer, à la vente de Coypel, un grand nombre de dessins de sa façon Le duc de Chartres, depuis duc d'Orléans, le 1. Mémoires, tome II, page 469. 2. « M Joly, garde des Estampes du cabinet du roi de France, nous a montré l'un des dessins faits par Louis XIV ». [Anecdotes, etc., tome II, page 303.) 3. Dangeau, tome I, page 6. Plusieurs dessins au crayon ou à la plume, exécutés par le Dauphin, sont conservés au cabinet des estampes, et le catalogue de la galerie du Château d'Eu (1S36) mentionne, sous les n»» 21, 22 et 35, trois dessins au crayon rouge ou à la plume, derrière lesquels on voit écrit de la main de M™® de Montpensier : « Faict par Monsieur le Dofin, 1677 ». 4. \'oir Ch. Blanc, Trésor de la curiosité ; à lávente Coypel. Ces dessins furent retirés. l'art dans la maison. même qui, après la mort de Louis XIV, devint régent du royaume, étudia la peinture avec Coypel. « Mon iils a un si fort génie pour tout ce qui touche à la peinture, écrit la duchesse d'Orléans, sa mère, que Copel {sic) qui a été son maître ' dit que tous les peintres doivent s'estimer heureux qu'il soit un si grand seigneur, car, s'il était un homme du commun, il les surpasserait tous Il y a sans doute un peu et même beaucoup de mater- nelle exagération dans ces louanges^. Cependant la princesse qui les trace n'était rien moins qu'indulgente. En outre, elle n'était point ignorante en matière d'art, et possédait pour les camées et médailles un goût au moins aussi vif que celui du grand roi son beau-frère. Ajouterai-je que Philippe II d'Orléans n'était pas seulement peintre; il était encore musicien. Détail peu connu de sa car- rière agitée, il fit représenter à Saint-Cloud, en 1704, un opéra de sa façon La pratique de la musique fut, au reste, pendant tout le xviifi siècle très bien portée à la cour de France. Marie Leczinska jouait de la vielle ^ Madame Henriette jouait du pardessus de viole et du violoncelle^, et Natier nous a conservé ses traits dans cet exercice qui semble un tant soit peu trop masculin pour une jeune princesse 7. Madame Adelaide 1. Il eut pour premier maître le peintre Arlaucl. Ayant un jour offert h son ancien pro- fesseur de choisir deux tableaux dans sa galerie, Arlaud, en fin courtisan, jeta son dévolu sur deux productions de son illustre élève. Philippe d'Orléans, sensible à cette délicate flatterie, lui envoya, outre ces deux tableaux, deux œuvres de maître et 25,000 livres en or. (Voir (Anecdotes, etc., tome II, page 109.) En 1725, le Cons®r Nemeitz vit encore un de ces deux tableaux chez Arlaud. (Voir Séjour de 'Paris, c'est-à-dire Instructions fidèles, etc. Leide, 1722, tome I, page 368.) 2. Correspondance de (Madame, duchesse d'Orléans. Edition Jaegle. (Lettre h la duchesse de Hanovre, 6 mai 1700), tome 1, page 249. 3. En 1702, à la vente de Coypel, une copie de la Vierge dti Corrège \idiV le duc d'Orléans, mesurant 20 pouces sur 18, fut adjugée pour 9 livres, prix qui n'indique pas une œuvre de grand mérite (Voir Ch. Blanc, Trésor de la Curiosité). En 1783, un tableau de ce prince fut exposé chez un marchand dans un passage public des Tuileries. Mercier qui signale le fait ajoute : « On le regarde, on lit le nom auguste, on sourit, et personne ne veut en donner trente-six livres ». {Tableau de Paris, tome IV, p. 34.) M. de La Live posséda également un tableau du Régent représentant Débutade dessinant le portrait de son amant {Anecdotes, tome I, page 33). 4. Correspondance de (Madame, tome I, page 314. 5. (Mémoires du duc de Luynes, tome VI, page 31. 6. Ibid., page 432. 7. Ce portrait est encore visible au château de Versailles. Différents autres portraits montrent cette princesse jouant du violoncelle. L ART DANS LA MAISON. jouait du violon et avait, paraît-il, une voix assez forte pour chanter les rôles d'hommes mieux que le dauphin ; quant à Fig. 8. Portrait de M"® Henriette de France, fac simile d'une ancienne tapisserie. (Cabinet de l'auteur.) celui-ci, il avait appris non seulement la musique et l'accom- pagnement du clavecin avec Royer, mais encore le violon avec L ART DANS LA MAISON. le célèbre Mondouville, et avec Quignon, qui donna également des leçons à Madame Adélaïde'. i Pour en revenir aux arts du dessin qui nous intéressent d'une façon plus spéciale, nous constaterons, avec le duc de Luynes, que Madame Henriette peignait en miniature et que Madame Adelaide dessinait à la perfection^. Louis XV dessina lui aussi, et, quoique son tempérament semble l'avoir plus spécialement porté vers d'autres exercices^, il manifesta son goût pour les arts avec une autorité qui n'est pas niable. La protection qu'il accorda à l'architecte Gabriel en est une preuve bien évidente, et tout ce qui touche à son règne porte si bien l'empreinte de sa personne et de ses passions, qu'il serait dangereux de con- tester son influence directe sur les artistes de son temps. Son successeur, on le sait, poussa les choses plus loin qu'aucun des rois qui l'avaient précédé. Pendant que Marie-Antoinette s'adonnait au dessin et à la musique, jouait même la comédie, au grand scandale de la Ville et de la Cour+, imprimait son estampille à ce délicieux mobilier qui porte le nom de « Mobilier à la reine », Louis XVI mettait, comme on dit, la main à la pâte, et s'amusait, sous la direction de Gamain, à étudier le bel art de la serrurerie. C'est au reste un des caractères de cette époque, point final du grand goût français, que cette pratique par des mains princières des arts industriels. Louis XIV, qui trouvait fort convenable de danser dans un ballet, et de faire des grâces devant toute sa cour, aurait cru déroger en maniant un pinceau. Le régent, nous l'avons vu, fit de la peinture. Ses petits-fils apprirent à la fois le dessin, sous la direction du polonais Mérys, l'état de gainier et celui de menuisier ; et l'on vit les ducs de Valois et de Monpen- 1. 3\iémoires du duc de Luynes, tome VII, page 472. 2. Ibid., tome VII, page 432. 3. M. Joly, garde des estampes du cabinet du roi, avait formé un recueil précieux de dessins des plus célèbres amateurs, o On est agréablement surpris, écrit un auteur du siècle dernier, de trouver à la tête des ouvrages répandus dans ce recueil les noms de nos peintres du sangj ceux de Philippe V, de la reine Leczinska, de Louis XV, de Louis XVI, etc.- » {tAnec- dotes, tome 11, page 303.) 4. Voir les üviémoires de Campan. l'art dans la maison. sier exécuter des tables de chêne pour les paysans de Saint-Leu Quant à Mademoiselle de Bourbon, fille de ce prince de Condé qui devait finir si misérablement sa longue vie par un douteux suicide, elle avait un goût à tout le moins singulier pour la maçon- nerie. A Vanves, où le prince son père faisait agrandir son château, on la vit s affubler d'un sarreau de toile et de mauvais gants pour gâcher le mortier, et porter aux maçons les matériaux nécessaires La poésie légère de ce temps s'empara même de ce beau dé- vouement pour en faire une aimable chan- son : D'un enfant, l'instinct malfaisant Trop souvent le porte à détruire. Princesse, ton goût, en naissant, Est d'élever et de produire. Un palais, dans tes nobles jeux. Réparé de tes mains fragiles. Nous rappelle ces temps heureux Où les dieux bâtissaient des villes, etc. ^ Voici pour les princes ! Lin roi serrurier, deux princes du sang menuisiers et gainiers, une princesse maçonne^ il est difficile d'aller plus loin. Eh bien, les rois de France et ff--9- Passe-partout de leur famille n'eussent pas donné ce fécond exemple à leur entourage et au pays, que la haute société fran- çaise n'en aurait pas moins abondé dans cette voie généreuse. Il est à remarquer en effet, qu'à partir de Louis XIII tous les 1. aVlémoires de de Genlis, édit. Barrière, page 195. 2. Voir Bachaumont, [Mémoires secrets, tome VI, page 11. 3. Les Condé furent, du reste, de tous temps, grands amateurs d'art. Le fils du grand Condé, celui qu'on appelait « Monsieur le prince », avait, nous dit Saint-Simon, un grand savoir « dans presque tous les genres et la plupart à fond, jusqu'aux arts et aux mécaniques, avec un goût exquis et universel ». « Chantilly était ses délices, ajoute Saint-Simon; il s'y promenait toujours suivi de plusieurs secrétaires avec leur écritoire et du papier, qui écrivaient à mesure ce qui lui passait par l'esprit pour raccommoder et embellir. Il y dé- pensait des sommes prodigieuses, mais qui sont des bagatelles en comparaison des trésors que son petit-fils y a enterrés et des merveilles qu'il y a faites». [Mémoires, tome VII, pages n8 et 122.) 24 l'art dans la maison. grands ministres, qui ont gouverné la France, ont été des ama- teurs d'art forcenés. Richelieu, le premier et le plus grand de tous, éprouvait pour les ouvrages d'art, pour les tableaux et notamment pour les portraits, une véritable passion. L'inven- taire des trésors artistiques entassés par lui au palais cardinal, compte trois cents tableaux, parmi lesquels des Léonard de Vinci, des Raphaël, des Jules Romain, des Jean Bellin, des Titien, des Solaris, des Luini, des ouvrages exquis du Corrège et de l'Albane, des toiles exceptionnelles du Poussin, de Claude Lorrain, de Porbus le Jeune, de Rubens et de Philippe de Champaigne. La collection de ses sculptures comptait environ cinquante statues, cent têtes ou bustes, la plupart antiques et beaucoup de bronzes modernes. Les tapisseries à personnages, à histoires, à verdures, les tapis de Perse et de Turquie, les orfèvreries, les ameublements de velours et de soie brochés d'or et d'argent, les cabinets de Flandres et d'Italie, les tables de porphyre, les paravents de laque, etc., tout était à l'avenant Indépendamment de son palais cardinal, le grand ministre pos- sédait deux autres résidences, le château de Rueil et celui de Richelieu, tout aussi somptueusement décorés et meublés. Cons- tâtons, en outre, que ces divers palais avaient été édifiés, décorés et meublés sur les indications précises du cardinal, et en suivant au pied de la lettre ses minutieuses instructions. Un mémoire manuscrit émanant de la propre main de Richelieu^ nous le montre, en effet, réglant lui-même les dimensions des pièces, les hauteurs des lambris, les couleurs et le sujet des peintures, etc. Quel homme d'État de nos jours ne croirait pas déroger en s'occupant de futilités pareilles? Au cardinal de Richelieu succéda, après un court interrègne, le cardinal de Mazarin, amateur non moins distingué et plus célèbre encore. L'inventaire de ses richesses artistiques, inven- taire dont la confection ne dura pas moins de cent douze jours, 1. Voir Usâtes sur les collections du cardinal de Richelieu, par M. Bonnaffé, dans la Gazette des Beaux-Arts, tome XXVI, 2° période. 2. Voir Mémoire du Cardinal à M. de Bordeaux, dans la Revue universelle, tome III, page 120, cité par M. Bonnaffé. l'art dans la maison. 25 comprenait cinq cent quarante-six tableaux, parmi lesquels, le Saint-Jean de Léonard, VAntiope du Corrège, le Repas d'Emmaiïs et la Maîtresse du Titien. Ajoutez encore trente statues et cent quatre-vingt-seize bustes, la plupart antiques q des tapisseries, des cabinets, des orfèvreries, des meubles du plus haut prix. Comme Richelieu, Mazarin aimait également à bâtir. Son hôtel, devenu de nos jours la Bibliothèque nationale, atteste encore son grand goût, et si son illustre prédécesseur emplissait de trésors un château qu'il ne devait jamais habiter, et comme dit Desmarets de Saint-Sorlin ^ : Fit bastir la merveille et ne la vit jamais. Mazarin, non moins magnifique, laissa à Rome un palais qu'il ne devait jamais revoir, qui n'allait même pas conserver son nom et où il avait fait peindre cet admirable plafond connu sous le nom de VAurore du Guide+. Si bien que la foule, en allant, encore de nos jours, contempler ce plafond, comme une des merveilles de la ville éternelle, oublié qu'il fut exécuté sous les yeux d'un homme d'État qui tient, dans notre histoire, une place aussi grande. A Mazarin succéda Colbert, lequel dut son étonnante et rapide fortune à l'estime de Mazarin, sans doute, mais surtout à la chute de Fouquet. Encore un amateur émérite, celui-là, un collectionneur effréné, peut-être pas à la façon du cardinal Albani, qui envoyait quatre mille hommes nuitamment s'emparer d'un obélisque antique que le prince Palestrina avait refusé de lui vendre^, mais certainement à celle de Richelieu qui, à la prise de La Rochelle, confisqua à son profit la bibliothèque de la ville et absorba, dès leur arrivée en France, les livres que M. de Brèves avait achetés à Constantinople pour le roi 1. Histoire des plus célèbres amateurs français, tome II, pages 207 et suiv. 2. Tromenades à Richelieu, page 53. Par une sorte de coquetterie singulière, le cardinal ne mit jamais les pieds dans son château de Richelieu, voulant témoigner par là que le service du roi ne lui laissait pas un jour de loisir. 3. Aujourd'hui palais Rospigliosi. 4. Félibien, Entretiens sur les vies des plus excellents peintres, tome II, page 291. 5. éMé)noires de de Genlis (Ed. Barrière), page 170. 6. La Bibliothèque Nationale, son origine et ses accroissements, par T. Mortreuil, page 25 . 4 20 l'art dans la maison. Foiiquet, dont l'audace et la convoitise ne connaissaient point de bornes, Fouquet, prodigue au point de raser trois villages pour arrondir son parc et de dépenser neuf millions pour embellir son château, Fouquet regretté des artistes même long- temps après sa disgrâce, et pleuré par les écrivains de son temps, Fouquet, qui employa Le Nôtre à dessiner ses jardins. Le Brun à peindre ses appartements, Puget à meubler ses terrasses de statues et de vases, et créa, à Maincy, la fabrique de tapisseries qui devait donner naissance à celle des Gobelins, Fouquet, renversé, écrasé, était un exemple trop fertile en enseignements, pour que Colbert renouvelât, à ses dépens, une aussi dangereuse expérience. Mais tout en travaillant sous le couvert et pour le compte de son maître, ce grand ministre mérita de s'entendre qualifier de « Mécène des beaux-arts », même par les étrangers ' et d'être considéré par la postérité comme le personnage ce auquel l'art français, du temps de Louis XIV, est en grande partie redevable de son développe- ment et de ses progrès» h On peut dire, en effet, que tout ce qui s'exécuta, en matière d'art, pendant son long ministère, lui passa sous les yeux et fut contrôlé par lui^. Avec Louis XV, le ministère tomba en quenouille, mais l'art ne perdit rien, pour cela, de ses droits. M™*" de Pompadour, ministre à tout faire de ce galant monarque, était une artiste de talent et une femme de goût. Elle dessinait assez joliment pour que Voltaire crut pouvoir lui adresser la fadeur suivante : Pompadour, ton crayon divin Devrait dessiner ton visage ; Jamais une plus belle main N'aurait fait un plus bel ouvrage. 1. Notamment par l'Italien Bellori dans ses 'Vite di pittori, scultori ed architetti inuderni, Rome, 167^. 2. Histoire des plus célèbres amateurs français, tome II, page 2. 3. On voit au Louvre deux dessins de Coypel assez insignifiants et qui sont relatiis à la décoration de l'oratoire de la reine. Ces deux dessins portent la mention ; « Soumis à l'appro- bation de Monseigneur Colbert », Ce simple exemple suffit à montrer que Colbert ne négli- geait aucun de ces menus détails, que nos ministres jugent, aujourd'hui, être sans importance. En outre, elle maniait la pointe d'une main fort légère, et son œuvre gravé ne compte pas moins de 69 numéros'. C'est à elle que revient l'ingénieuse idée d'avoir fait dessiner par Bouchardon et intailler par Gay les principaux événements du règne de Louis XV. Elle réussit encore à faire établir à Sèvres cette manufacture de porcelaine, qui allait devenir la 27 première du monde, et quand le roi lui donna Bellevue, elle en dirigea elle-même la décoration. Coustou, Rousseau, Maurissan, la veuve Chevalier et Verbreck furent employés par elle à la sculpture. Oudry, Neilson, Gavau, Brunelli, travaillèrent sous ses ordres à la peinture. Caffieri se chargea des lambris et des corniches, Janson des ornements, La Martinière des émaux. L'impulsion qu'elle donna à tous ces artistes fut si personnelle, elle les pénétra si bien de son esprit et de son goût, que la déco- ration de ce temps prit son nom, le garda, et personne aujour- d'hui n'ignore ce qu'est le « style pompadour ». Comme amateur, elle ne fut guère moins célèbre que comme inspiratrice des artistes ses contemporains. Le catalogue de sa galerie de tableaux, dressé par le peintre Pierre Remy, ne compte pas moins de 32 pages. Sa bibliothèque comprenait 3,545 numé- ros, c'est-à-dire près de 5,000 volumes magnifiquement reliés. Ses porcelaines anciennes étaient estimées i5o,ooo livres, ses vieux laques 111 ,945 fr. et ses boîtes en or, menus bijoux et coli- fichéis à près d'un demi-million^. Non seulement elle fut de son vivant l'arbitre du ton et de la mode, mais la réputation de son goût lui survécut si bien, qu'en mars 1782, c'est-à-dire dix-huit années après sa mort, quand on vendit les tableaux et objets d'art du marquis de Ménars, « comme la grande partie des morceaux précieux de cette collec- tion, nous dit Bachaumont, provenoit de la succession de Mme 4^ Pompadour, très connue pour son discernement et son goût pour les arts, la foule des amateurs s'empressa d'aller voir ces merveilles » 1. Voir à la Bibliothèque nationale, cabinet des Estampes, portefeuille A. D. 7 a. 2. Histoire des plus célèbres amateurs français, tome i, page 164. 3. Mémoires secrets, tome XX, page 149. 28 l'art dans la maison. Ajoutons que cette femme supérieure au point de vue de l'art, avait conscience des études et de l'indispensable apprentissage que réclame la saine appréciation des belles œuvres. Pour pré- parer son frère, le marquis de Marigny, à occuper dignement la place délicate d'ordonnateur des bâtiments du roi, elle l'envoya en Italie faire un séjour préalable sous la direction de l'architecte Soufflot,et Cochin, qui fut aussi du voyage, constate les bons effets de cette heureuse initiation. «L'expérience, écrit-il', a fait voir combien il est impor- tant pour le service du roi et l'avan- tage des arts, qui font une partie considérable de la gloire de la Nation, que les personnes destinées à remplir les places importantes veuillent bien prendre les soins nécessaires pour se former le goût et pour se mettre en état de juger, par elles-mêmes, du mérite des ar- tistes qui sont sous leurs ordres». Combien il est à regretter qu'au- jourd'hui les hasards de la poli- Fig. I I. Fac-similé d'une gravure, exécutée d'après Gay tique permettent trop rarement de par M""® de Pompadour. prendre ces sages précautions ! Nous passerons rapidement sur M™® Dubarry, personnage moins intéressant à tous égards, et à qui nous devons cependant de voir au Louvre cet admirable portrait de Charles L'" par Van Dyck, tableau qui sans elle s'en serait allé à l'étranger, avec le reste du cabinet de Thiers ^ Ce que nous voulons montrer main- tenant c'est que, alors même que ces ministres, si grands et si bien doués, auraient fait défaut à notre pays, l'art français, j'en- tends notre art somptuaire, n'en aurait pas moins été poussé dans cette voie féconde, originale, personnelle, où il s'est si fort dis- 1, Voyage d'Italie, on recueil de Ü^otes sur les ouvrages de peinture et de sculpture, etc. Paris, 1758, tome i, page 2. 2. Ce chef-d'œuvre fut payé à la venté du comte de Thiers 24,000 livres. Voir Bachau- mont. Mémoires secrets, tome V, page 277. l'art dans la maison. 29 tingué; car à défaut des encouragements officiels, il aurait encore subi l'heureuse influence d'un nombre incalculable de gens d'une éducation remarquable et d'un goût supérieur. Richelieu et Mazarin n'étaient point, en effet, les seuls ama- teurs de leur temps. On en rencontrait alors à foison, et des plus savants, des plus intelligents, des plus distingués, des plus capables, non pas dissimulant une armée de spéculateurs, comme on en voit hélas ! beau- coup trop aujourd'hui, mais aimant l'art pour lui-même et les belles choses uniquement pour le plaisir qu'elles leur causaient. Tels étaient, au xvif siècle, le maréchal de Créquy, le duc d'Epernon, Charles de Gonzague, duc de Nevers, Charles de l'Orme, médecin ordinaire de Henri IV et de Louis XIII, Mathieu Molé, Paul Peteau, conseiller au parlement, MM. de Gondi, d'Ornano, de Villeroy, dont Fig. 12. Fac-similé d'une gravure exécutée la galerie établie à Conflans d'après Gay par M™e de Pompadour. était justement célèbre. Ajou- tez encore De Thou, Michel de Marolles, auquel nous devons les bases de notre cabinet des Estampes, Evrard Jabach, le mar- quis d'Aumont, M. de Charmois, M. de Bagarris, M. d'Effiat dont le château de Chilly passa longtemps pour une merveille, MM. de Bullion, la duchesse d'Aiguillon, héritière des biens et des goûts du cardinal de Richelieu, Lambert de Thorigny dont l'hôtel est encore un des ornements de Paris \ Moreau, premier valet de chambre de Louis XIV le président le Cogneux, le maréchal de Tallard % le chancelier Seguier et cent autres. 1. Sous le nom de « Hôtel Lambert ». 2. Voir dans la Correspondance de ^Madame, la description de sa collection. 3. M. de Tallard est peut-être le seul exemple d'un amateur assez passionné de peinture, pour avoir acheté des tableaux en viager et qui devaient être restitués après sa mort. « Il avoit 30 L ART DANS LA MAISOX. Au dix-huitième siècle le nombre des amateurs est encore plus grand et leur qualité n'est pas moindre. Pierre Crozat, Antoine de Laroque, Jean de Jullienne, le comte de Lassay, le prince de Conti, Crozat, baron de Thiers, le duc de Lavallière, le marquis de Menars, le duc d'Antin, le duc de Choiseul, Pierre Jean Mariette, Blondel de Gaigny, Randon de Boisset, de La Live de Jully et Quentin de Lorangère tiennent le premier rang avec la belle et galante comtesse de Verue. Cette dame de volupté, Qui, pour plus de sûreté. Fit son paradis en ce monde. Après cela, venaient encore le comte de Guiche, le député Pasquier, le comte de Vence, MM. de Pontchartrain, de Fons- pertuis, Gaillard de Gaigny, Fabbé Terray, Poullain, Nogaret, le duc de Grammont, M™® GeoiFrin, Thélusson, Grimod de la Reynière, le comte de Vaudreuil, le duc d'Orléans, Blondel d'Azincourt, le duc de Choiseul Praslin, etc. Ajoutez, que presque tous les grands artistes de ces deux siècles inventifs étaient, eux aussi, des collectionneurs de goût et des amateurs de premier mérite. Le Xôtre aimait à la folie les mé- dailies, et les connaissait si bien que le roi le consultait souvent ; il avait en outre de fort beaux tableaux h Charles André Boule, le grand ébéniste, était amateur d'estampes et de dessins au point d'en perdre, comme on dit vulgairement «le boire et le manger ». « Cet homme, écrit Mariette -, qui a travaillé prodigieusement et, pendant le cours d'une longue vie, qui a servi des rois et des hommes riches, est pourtant mort mal dans ses affaires. C'est qu'on ne faisoit aucune vente d'estampes ou de dessins, etc., où il ne fut, et où il n'achetât souvent sans avoir de quoi payer ; il falloit emprunter presque toujours à gros intérêts. Une vente un mobilier considérable, dit le duc de Luynes, il aimoit les tableaux, les livres, les estampes, il avoit plusieurs tableaux qu'il avoit achetés à vie », Mémoires, tome XIV, page 259. 1. Voir Félibien, Entretiens sur les vies et ouvrages des principaux peintres, tome 111, page 49 1, tome IV, page 151. 2. Dans VzAbeccedario. L ART DANS LA MAISON. nouvelle arrivoit, nouvelle occasion de recourir aux expédients. Le cabinet devenoit nombreux, les dettes davantage, et, pendant ce temps-là, le travail languissoit, c'étoit une manie dont il ne fut pas possible de le guérir ». Gressent, ébéniste du Régent, qui succéda à Boule dans la fa- veur publique, aimait aussi passionnément les œuvres d'art. 11 n'est, d'ailleurs, qu'à voir les ventes après décès de Coypel, en 1752, de Bouchardon et du peintre Manglard, en 1762, de J.-B. de Troy et de Sébastien Leclerc, en 1764, du sculpteur Cayeux, en 1769, des peintres Baudouin, en 1770, Boucher et Le Brun fils, en 1771, Louis-Michel Van Loo, en 1772, du sculpteur J.-B. Lemoyne, en 1778, de Chardin et de Soufflot, en 1780, pour se rendre compte de la place énorme que l'art ancien tenait dans les préoccupations de ces vaillants artistes, qui furent cependant si réellement et si franchement modernes. Et, pour en revenir à ces amateurs, à ces gens distingués, à ces érudits possédant « l'écorce de tous les arts et de tous les métiers -, leur préparation était si grande, leur compétence en tout si complète, que non seulement ils inspiraient les artistes, mais qu'à la rigueur ils se substituaient à eux, et pouvaient encore leur faire une confraternelle concurrence. Certes, il en était bien, dans le nombre, quelques-uns dont l'ignorance semble digne de passer en proverbe, le marquis de Gesvres, entre autres, qui s'imaginait que la plupart des cruci- fiements étaient peints par un artiste nommé IXRIj> parce que ce mot s'étale en belle place sur un grand nombre de tableaux de cette sorte h II s'en rencontrait aussi, dont les instincts de collectionneur tournaient au moins à la manie. Le comte d Estrées, par exemple, qui laissa toute sa vie cinquante-deux mille volumes en ballots chez de Courtenvaux sa sœur, et qui lançait des agents à la recherche d'un buste de Jupiter Am- mon, qu'il possédait dans un grenier L Mais à côté de ces exceptions singulières, quelle surprise c'est pour nous, que de voir un médecin comme Perrault se trans- 1. Saint-Simon, ^Mémoires, tome II, page 248. 2. Ibid., tome III, page 430. 32 L ART DANS LA MAISON. former sans effort en architecte de génie, un professeur de ma- thématiques, comme Blondel, se charger de tous les ouvrages d'architecture de Paris et improviser des monuments aussi con- sidérables que la Porte-Saint-Denis, ou un géomètre, comme Clévault, exceller dans la peinture de paysage Dans un ordre moins actif, n'est-il pas intéressant de voir un surintendant de la Maison de Monsieur, Bechameil, doué d'un goût exquis, «en tableaux, en pierreries, en meubles, en bâtiments, en jardin», présider à l'édification d'un palais aussi vaste que celui de Saint- Cloud, être consulté avec attention par le roi, et cela au point de donner de l'ombrage à Mansart ^ ? N'est-il pas un peu humi- liant pour nous de rencontrer, installé chez M. de Laroche- foucauld, un duc Fornaro qui construit à Liancourt «un esca- lier charmant dont personne n'avait pu venir à bout » et à la Cour, un Lenglée réputé de tant de goût qu'il « ne se bâtissait ou ne s'achetait point de maisons qu'il ne présidât à la manière de la monter, de l'orner, de la meubler ))4. Je passe rapidement sur les simples gentilhommes artistes qui, à Fexemple du duc de Bourgogne et du Régent, manièrent le crayon, le pinceau et même le burin. Cependant M. de Caylus, tout le monde le sait, inventa la peinture à la cire et grava, avec un réel talent, les dessins du cabinet du Roi et ceux du cabinet Crozat ^ ; le marquis de Bizemont « dessinait et maniait le burin avec un goût infini » le comte de Choiseul Goufîier des- sinait d'une façon charmante Grimod de la Reynière « peignait au pastel», et, au dire du peintre Cassas, le chevalier deLorimier « peignait comme un ange »^. Bien mieux « M. de Bouliers (5/c), 1. Histoire des progrès de VEsprit humain dans les sciences exactes, page 500. 2. Saint-Simon, Mémoires, tome IV, page 5. 3. Dangeau, tome I, page 10^. Saint-Simon, tome II, page 425. 5. Le cabinet de Crozat comptait 400 tableaux, tous de maîtres, autant d'ouvrages de sculp- ture « et quand on songe, écrit Mariette, qu'il avait rassemblé dix-neuf mille dessins, on se sent autant saisi de surprise que d'admiration ». Voir La Description sommaire des dessins, etc., de feu M. CroTgit, Paris 1741, placée en tête du Catalogue de cette collection, et, pour le comte de Caylus, \''S Ma M? S'Ò SÇ io H 1 1 1 1 1 1 ^ 1 1 1 1- 8o l'art dans la maison. Maintenant, plaçons en A la pointe d'un compas, plaçons la seconde pointe en H, et décrivons une arc de cercle. Cet arc viendra couper notre ligne de bâti en I, et le sol en K. Du point I, abaissons une perpendiculaire sur le sol, elle tombera en L ; et à présent considérez la figure que forment ces lignes ; elle Fig. 48. Diagramme achevé du fauteuil Louis XVI. nous offre déjà l'aspect sommaire du siège que nous cherchons. La hauteur en est convenable, l'inclinaison du dossier a été choisie par nous; quant à la largeur du siège, elle se trouve être normale, puisque la plupart des fauteuils Louis XVI mesurent de 18 à 19 pouces de profondeur, soit environ o™,55, et que ce chiffre, additionné à la hauteur du jarret (o'^,4o), nous donne o '",95, chiffre qui dépasse le développement des reins. Pour terminer notre diagramme (voir fig. 48) replaçons la l'art dans la maison. 8i pointe de notre compas en A et l'autre pointe en L, décrivons un nouvel arc de cercle ; il ira couper notre parallèle de hauteur en P et notre diagonale d'inclinaison en M. Du point P abaissons une perpendiculaire sur le sol, elle tombera en R; et la ligne P R nous indique l'alignement extrême des pieds de devant, Fig. 49, Le fauteuil Louis xvi inscrit dans son diagramme. c'est-à-dire que ces pieds ne peuvent ni ne doivent, en aucun cas, se trouver en dedans de cette ligne. Enfin, prenons encore notre compas, plaçons sa pointe en O et son autre extrémité en R, décrivons un dernier arc qui, venant couper notre diago- nale en T, marquera le terme de notre dossier, tandis que les points H et M indiqueront le lieu de rattachement des bras, dont la poignée devra, autant que possible, affleurer à la ligne M X. Pour plus de clarté encore, inscrivons le profil d'un fau- 11 82 l'art dans la maison. teuil dans cette espèce de charpente (voir fig. 49). Que nous dit ce fauteuil ? Son siège a o'",45 de hauteur, garniture corn- prise ; étant donné qu'il s'affaissera de cinq centimètres sous le poids de la personne assise, il compte donc o"^,4o, c'est-à-dire juste la dimension qui convient pour une personne de i™65. Comme profondeur, il donne net o'",5o, espace suffisant, puisque, du jarret à l'extrémité postérieure du corps, nous ne mesurons pas plus de 0^,40 ào™,45. Le bras se trouve, suivant le développement des accotoirs, à environ o"^,22 ou 0^^,23 du siège, ce qui est une hauteur fort convenable, puisqu'on constate cette même distance entre l'extrémité inférieure de la cuisse et le dessous du coude. Enfin, pour l'homme debout, les omo- plates étant situées à i"\3o du sol, cette hauteur, diminuée de la partie repliée (soit environ o,™45), se trouve réduite à o™,85 ; or notre dossier se termine à o"%90, la personne assise dans notre fauteuil a donc toute la facilité désirable de s'ap- puyer convenablement. On voit que cet ensemble de lignes, arrivant à former un canevas, qui se déduit tout naturellement de deux points connus, — la hauteur et l'inclinaison du dossier, — offre toute espèce de commodités pour la construction d'un siège. Grâce à ce dia- gramme on trouve l'aplomb, l'élégance, la solidité ; les yeux sont satisfaits, la logique n'a rien à redire, et le corps, avec cela, étant à l'aise, il semble qu'on ne peut guère demander plus. Peut-être serait-il intéressant, pour le lecteur, d'être initié à la série de calculs et de tracés, qui nous ont amené à condenser, en un petit nombre de traits, la formule géométrique et anatomique du fauteuil. Mais le détail de cette opération risquerait de nous entraîner bien loin. Il vaut mieux nous borner simplement à constater le grand avantage de cette formule, qui établit entre les proportions du siège une harmonie certaine, et permet de les faire varier sans que leurs rapports soient altérés '. I. Admettons en effet qu'au lieu de prendre o"i,35 comme hauteur de notre bâti, nous prenions 0^,40, notre largeur de siège va devenir 0^,59 au lieu de 0^,50 et la hauteur du dossier montera à i°',07 au lieu de 0^,90. Si au contraire nous choisissions la hauteur 0^,30, notre siège n'aurait plus que 0^,43 de profondeur et la hauteur totale suivi'a. l'art dans la maison. 83 Supposons à présent, qu'au lieu d'un fauteuil Louis XVI, nous désirions un de ces grands fauteuils, genre Louis XIII, à pieds croisillonnés et à long dossier. Il va nous falloir édifier un nou- veau diagramme. Pour l'obtenir, nous procéderons comme tout à l'heure, en allant du connu à l'inconnu. Donc, après avoir dressé une verticale A B, perpendiculaire au sol SS' (voir fig. 5o), nous tracerons, à o™,35 de hauteur, une ligne horizontale CD, parallèle à SS', puis après avoir fait passer au point d'intersec- tion O, la ligne aboutissant en G, qui représente l'inclinaison de notre dossier, nous placerons la pointe d'un compas en ce 84 l'art dans la maison. même point O, l'autre pointe en A, et décrivant un arc de cercle nous couperons la ligne EG en H, qui deviendra le point d'attache de notre bras.- Transportant alors la pointe de notre compas en A, la seconde en H, nous décrirons un nouvel arc de cercle qui, après avoir coupé la ligne CD en I, viendra tom- ber sur la ligne de terre en K. Abaissons maintenant une per- pendiculaire du point I, décrivons, de son point de jonction L, un nouvel arc de cercle qui remontera jusqu'à la ligne du dossier, et la coupera en M ; au point de jonction de cette courbe avec la ligne de siège CD, abaissons une nouvelle per- Fig. 51. Fauteuil Louis XIII inscrit dans son diagramme. l art dans la maison. 85 pendiculaire sur la ligne de terre ; enfin, replaçant la pointe de notre compas en O, décrivons un dernier arc de cercle par- tant du point K; nous aurons ainsi une nouvelle figure, dans laquelle nous pourrons insérer ce fauteuil Louis XIII que nous souhaitons d'avoir; et l'ensemble des lignes (voir fig. 5i) qui constituent ce diagramme, procédant uniquement de deux points de départ acquis, il suffira, comme pour le siège précé- dent, que l'un ou l'autre de ces termes connus varie, pour que toutes les autres lignes varient, elles aussi, d'une façon propor- tionnelle. On voit, par ce double exemple, que tous les sièges peuvent s'accommoder d'un diagramme plus ou moins compliqué, et se trouver régis par un calcul mathématique d'une relative simpli- cité. L'avantage de pareilles formules, c'est que la forme et les proportions générales cessant d'être une préoccupation pour l'artiste, celui-ci pourra, désormais, donner tous ses soins à la décoration. La Décoration du siège s'obtient par la sculpture, la dorure, ou la peinture dont on couvre le bois, et par les étoffes ou tissus, cuirs ou passementeries, dont on le garnit ensuite. Nous aurons occasion de reparler, en temps et lieux convenables, des étoffes et tissus employés dans la garniture du mobilier. La dorure, soit qu'on l'applique en plein, soit qu'on en rechampisse seu- lement les principales moulures, est l'ornementation la plus riche et la plus brillante'. Le laquage des sièges, qui ne remonte point au delà de lySo, et qui fut, pour la première fois, appliqué par M. de Soubise, au mobilier princier de sa petite maison de Saint-Ouen% constitue, dans une note plus modeste, une parure encore harmonieuse et délicate ; mais la véritable M®® de Genlis attribue à l'exemple de la « perfide Albion », l'abandon des meubles 1. dorés et l'introduction en France de l'acajou, qui fut si funeste aux belles formes du mobilier. « Nos dorures surpassoient infiniment les leurs, dit cette dame, ne pouvant perfectionner Ces cet art, ils ont fait leurs bois des Indes. passer la mode de la dorure par bois unis ont aussi rendu gothiques parmi nous, les sculptures en bois, art dans lequel nous excellions ». Dictionnaire des Etiquettes de la Cour, tome I, page 357* cette 2. Voir le Journal de Barbier, tome IV, page 457. Le prince reçut Louis XV dans résidence, en août 1750, la fête et le souper lui coûtèrent seuls 200,000 livres. 86 l'art dans la maison. décoration du siège lui est donnée par le sculpteur'. C'est lui qui allège, par les moulures qu'il pousse, par les ornements qu'il fouille, la lourde carcasse construite par le menuisier, et qui lui communique son élégance et sa sveltesse. Cette élégance, cette sveltesse ne peuvent être obtenues, toutefois, que si le siège, au préalable, a été conçu dans de bonnes proportions, et si le piétement et l'entrejambe sont dans un rapport heureux avec ses dimensions et avec celles du dossier. Dans l'étude que nous venons de faire, nous nous sommes exclusivement occupés du fauteuil, parce qu'il est le point de départ, la base de la plupart des sièges usités de nos jours, qu'ils soient d'apparat ou familiers, intimes ou de récep- tion. Le tabouret et le pliant, meubles primitifs, autrefois si recherchés à la Cour, si prodigués dans les salons du siècle dernier, n'ayant plus guère d'attrait pour nous, il ne nous reste plus guère que la chaise, laquelle est un fauteuil sans bras, et le fauteuil. Allongez le siège de ce dernier, vous aurez la bergère^ la chaise longue, la duchesse. Si, au contraire, vous l'élargissez, vous avez la marquise, le canapé, le sopha. Or, tous ces meubles procèdent d'une base unique, et quoiqu'ils soient réglés par les exigences de la mode et par les besoins du moment, ils restent soumis aux mêmes principes généraux d'équilibre et de décoration que le fauteuil, par nous choisi comme type. Le siècle dernier nous a encore laissé, en héritage, un certain nombre de sièges d'une forme plus ou moins voisine du fauteuil, et qui finissent par aboutir au lit de repos. Ce sont les vis-à-vis, les S, tête-à-tête, les ottomanes, les veilleuses, les pafoses, les turquoises, les gondoles, etc. Nous aurons occasion de parler de ces divers modèles, en nous occupant des pièces où ils peuvent utilement trouver leur emploi. Du lit. — Les autres meubles à bâtis, qui se trouvent en rapport direct avec le corps humain, sont la table et le lit. Le lit I. Alors même que les bois sont employés à l'état naturel et sans dorure ni peinture, encore èst-il nécessaire de leur faire subir un certain maquillage, pour que tous les membres du même siège se trouvent du même ton. l'art dans la maison. 87 se divise en deux parties distinctes : le bois de lit, autrement dit couchette et anciennement appelé châlit^ et le dais qu'on appelle plus généralement ciel o\x papillon. La construction du châlit est des plus simples. Elle se com- pose de quatre pieds, de deux pans ou battants, de deux tra- verses et d'un ou deux chevets. Ces diverses parties sont réunies par des vis de rappel, permettant de démonter le châlit, chaque fois que cela est nécessaire. Un châssis sanglé, qui s'adapte à l'intérieur de ce bâti, supporte la literie. Depuis l'invention des, sommiers élastiques, ce châssis est remplacé par des barres appelées goberges. (Voir iig. 52.) Un beau et bon lit compte généralement deux mètres de long, et i'",3o à i™,8o de large, suivant qu'il est construit pour une ou deux personnes. Il peut aifecter des dimensions plus vastes, jamais de plus réduites. Quand il est appelé à prendre place dans une chambre très haute et très large, il doit se propor- tionner à l'étendue du lieu. « Les lits des grands seigneurs, écrit Roubo, ont depuis cinq jusqu'à sept pieds de large, sur sept et même huit pieds de long, non pas que cela soit nécessaire pour eux, qui ne sont ni plus grands, ni plus gros que les autres hommes, mais afin que la grandeur de leurs lits réponde en quelque sorte à celle de leur appartement » h En tout cas, quelle que soit sa largeur ou sa longueur, un lit ne doit jamais être trop haut. Il faut éviter à celui qui s'en sert toute fatigue ascensionnelle et diminuer, autant que possible, les incon- vénients d'une chute, toujours dangereuse, pouvant se produire pendant le sommeil. Quand nous traiterons de la chambre à coucher, nous par- lerons des diverses sortes de lits usités à différentes époques, et des avantages que chacune d'elles présente. Ces diverses sortes, au reste, tirent leurs noms et leurs caractères distinctifs beaucoup plus de la forme de leur ciel et de la combinaison de leurs dra- perles, que des différences introduites dans la charpente du meuble, seule chose qui nous intéresse à l'heure présente. Le châlit, en effet, quoiqu'il remonte presqu'aux origines de la I. Voir Roubo fils. L'Art du metiuisier en meubles, page 668. 88 l'art dans la maison. civilisation, n'a jamais beaucoup changé. Tel il se montre en Orient, en Grèce, à Rome, tel nous le revoyons. On a bien essayé d'en modifier les battants, de leur donner quasiment la forme d'une corbeille, d'un bateau, d'une gondole, formes ridi- cilles et qui n'ont aucun rapport avec la destination de ce meuble tout spécial, le principe de construction est toujours demeuré le même. Si, à certaines époques, des artistes, qui se croyaient heureusement inspirés, ont essayé de rompre brus- quement avec les traditions et de sortir des sentiers battus. ces écarts n'ont duré qu'un instant. On est toujours, et en dépit de toutes les combinaisons plus ou moins savantes, revenu au modèle primitif, qui est demeuré le plus simple, le plus commode, le plus logique, par conséquent le meilleur. L'ornementation du lit peut être aussi compliquée, aussi riche, aussi brillante qu'on le désire, mais pour que les convenances soient sauvegardées, elle ne doit jamais être gênante. C'est-à- dire que l'on doit, comme au reste pour tous les meubles qui sont en rapport direct avec notre personne, éviter soigneusement toutes les aspérités, tous les profils aigus ou tranchants, toutes les sculptures saillantes ou présentant des creux profonds, qui deviennent forcément des nids à poussière, tous les reliefs trop accentués, qui peuvent accrocher nos vêtements et parfois même nous blesser. Fig. 52. Couchette ou Châlit. P Pieds. BB Pans ou battants. TT Traverses. G Chevet. GGG Goberges. l'art dans la maison. Sg On doit également, dans la construction des traverses et che- vets qui limitent le lit, à son sommet et à ses pieds, employer exclusivement des panneaux pleins ou des bâtis capitonnés, et jamais des balustrades ou des divisions à claire voie, qui ne rem- plissent pas le but qu'on se propose, lequel est de clore complète- ment le lit à ses deux extrémités, par une surface contre laquelle on puisse se heurter sans crainte. Le ciel du litest généralement indépendant du châlit, et, comme les draperies jouent dans son agencement le rôle principal, il rentre plutôt dans la spécialité du tapissier, que dans celle du menuisier, ce dernier n'ayant guère qu'un cadre à construire. Cependant, dans le lit à quenouilles ou à colonnes, les deux parties se tiennent, et le menuisier peut, dans la confection des colonnes et du baldaquin, mettre à contribution toute la science et toute l'habileté de ses ouvriers et de ses sculpteurs. Mais il arrive aussi parfois, que le lit à quenouilles est construit sans bois voyant^ c'est-à-dire que la menuiserie n'en est pas appa- rente, les colonnes étant cachées par des cantonnières et le ciel sous une courtine plus ou moins compliquée. Là encore c'est l'art du tapissier qui reprend le dessus. Toutefois, de quelque profes- sion que relève la confection du ciel, tapissier ou menuisier doivent faire en sorte qu'il soit d'une grande légèreté, non seulement réelle (la raison s'en devine), mais encore apparente, et lorsque le baldaquin du lit est entouré de boiseries visibles, il leur faut tenir la main, tout d'abord à ce que ces boiseries ne dépassent point en épaisseur les battants du lit, et ensuite à ce que les quenouilles aient une ampleur suffisante pour les bien supporter. Les tables — . On donne le nom de tables, en menuiserie, à toutes les surfaces planes, portées en l'air par un ou plusieurs pieds. Les tables sont employées aux usages les plus divers, et leurs formes, ainsi que leurs proportions, varient suivant les usages auxquels on les destine. On en fait des carrées, des rondes, des ovales, des longues, des courtes, des hautes et des basses, avec tiroirs, comme les tables à ouvrage et les tables- 12 90 l'art dans la maison. bureaux, ou sans tiroirs, comme les tables de salon et les tables à manger ; à un seul pied, comme les guéridons ; à trois, mais plus souvent à quatre, comme la généralité des tables usitées dans le mobilier courant. Lorsque la table est appliquée à demeure contre la muraille, et, par conséquent, est visible seulement sur trois deses faces, soit que ses pieds continuent d'être droits, soit, au contraire, qu'ils se courbent et apparaissent en retraite, elle prend le nom de console. Les dimensions, hauteur et largeur, des tables, lorsqu'elles sont construites pour une destination foncièrement usuelle, comme les tables-bureaux et les tables à manger, se règlent suivant la convenance des personnes qui les emploient. Elles se règlent, au contraire, sur la grandeur et le style de l'apparte- ment, lorsqu'elles ont pour but exclusif de concourir à la déco- ration de la pièce, comme par exemple les tables de salon. C'est ce qui explique comment ces dernières sont généralement plus hautes que les tables à écrire et les tables à manger. Néanmoins on les voit rarement dépasser 0*^,78 à o'",8o de hauteur. Quant aux autres, si elles varient le plus souvent entre o"',72 et o'",75 ; leurs dimensions, nous venons de l'expliquer, devant être sévè- rement subordonnées à la commodité et aux convenances. La construction des tables offre, en tant que structure générale, de grandes analogies avec celle du siège. Elle consiste dans la con- fection de quatre traverses qui viennent s'assembler par tenons et mortaises dans la partie supérieure de quatre pieds. Au lieu de couvrir ce bâti par un cannage ou par une garniture rem- bourrée, comme cela a lieu pour les chaises et fauteuils, on le surmonte d'une tablette ou plateau en bois (voir fig. 53), fait d\m ou plusieurs morceaux, orné parfois de marqueterie, d'une feuille de cuir, d'une bande de drap ou de velours, parfois aussi, mais plus rarement, de mosaïques. Lorsque la table se trans- forme en console, elle est le plus souvent surmontée d\me plaque de marbre. Si le plateau supérieur est à quatre angles droits, il faut avoir soin que ses dimensions en longueur et largeur se rapprochent des proportions que nous avons indiquées comme étant les plus l'art dans la maison. agréables à l'œil dans un parallélogramme, soit 2 sur 3. Cepen- dant, lorsque la pièce, dont la table occupe le milieu, présente des dimensions plus ramassées ou plus allongées, on peut faire varier légèrement, dans un sens ou dans l'autre, le rapport de ces deux proportions. Les pieds de la table peuvent revêtir des aspects variés, pourvu qu'ils soient en harmonie avec le style général du meuble. Ils peuvent être droits ou tors, unis, moulurés ou sculptés, en forme de gaines, de cariatides ou de balustres. Mais quel que soit l'aspect qu'ils revêtent, leur force et leur grosseur doivent être en rapport direct avec les dimensions du plateau supérieur et c'est aussi sur l'épaisseur, la largeur et la longueur de ce plateau, que doit se régler l'importance du bâti qui le supporte. Pour que l'œil soit satisfait, on donne généra- lement à ce bâti quatre fois l'épaisseur du plateau. Celui-ci comptant ordinairement entre deux ou trois centimètres d'épais- seur, dans la plupart des cas, le cadre ou bâti en reçoit donc une dizaine environ. Ces proportions doivent être considérées comme normales ; elles peuvent cependant subir des dérogations nombreuses, ration- nelles et motivées, surtout lorsque l'on veut, départi pris, exa- 92 l'art dans la maison. gérer la lourdeur ou la sveltesse du meuble. Il est clair, par exemple, que les tables du xvif siècle, dites de style Louis XIII, avec leurs pieds en balustre, tournés et renflés, poussent à l'excès la pesanteur des parties portantes qui, du reste, se trou- vent en harmonie avec la lourdeur apparente des parties portées. Mais ces meubles pesants, qui caractérisent fort bien les ten- dances d'une époque déjà lointaine, ne conviennent de notre temps qu'à un nombre restreint de pièces ; celles notamment où un passage constant, l'inattention des visiteurs, le peu de soin des domestiques exigent, comme dans les antichambres, un mobilier qui défie tous les chocs et supporte sans broncher les heurts et les fardeaux.— Pour les autres, on a plutôt tendance à amaigrir les pieds, et quand cette maigreur n'est plus en rapport avec l'étendue du plateau à supporter, on a soin de réunir les quatre pieds avec des croisillons, qui, créant entre eux une dépendance et les rendant solidaires, augmentent leur solidité. Dans ce cas, au point de jonction des croisillons, on établit le plus souvent un ornement, vase, boule, motif sculpté, qui décore agréablement l'entrejambe de la table. Une autre condition de beauté, dans le meuble qui nous oc- Fig, 54. Table du xvn° siècle (Mobilier national). cupe, c'est son aplomb. Il est clair qu'une table qui menace de s'écrouler, ou dont l'apparence trop fragile et le manque de sta- bilité inquiètent les yeux, ne laisse pas que d'être d'une contem- plation fatigante. Lorsque la table est à quatre pieds, et lorsque ces pieds, de convenable force, sont situés aux extrémités du parallélogramme 93 formé par le plateau, ne laissant déborder celui-ci que de quel- ques centimètres, l'œil ne peut guère être alarmé ; mais lorsque la table n'a qu'un seul pied, ou lorsque, pour la commodité du service, le plateau déborde considérablement le bâti ; il est à craindre que le moindre choc ne renverse Fédifice. Notre fig. 55 mon- 3 tre comment, avec une table où Fécartement des pieds ^ ne représente que le tiers de la largeur totale du pla- teau, un déplacement de ^ très peu d'importance suffit pour que l'équilibre cesse d'exister. Si donc vous désirez une 55- formule générale, qui nous mette à l'abri de toute surprise, et qui nous permette d'avoir sous la main une sorte d'étalon constant, il va nous falloir encore avoir recours à une petite démonstration géométrique. Supposons que nous ayons un plateau A B (voir fig. 56) et que nous voulions savoir quel écartement minimum il faut don- lier à son piétement, pour que la table par lui formée, soit suffi- samment d'aplomb.Nous abaisserons du centre de ce plateau,une perpendiculaire G ; nous joindrons un point quelconque de cette perpendiculaire, G' par exemple, avec les deux extrémités de notre plateau, et nous aurons aussi un triangle isocèle ABGF Pour trouver le centre de gravité de ce triangle, nous pren- drons le milieu de nos deux lignes AG' et BG', et nous 94 l'art dans la maison. joindrons ce double milieu M et M' aux sommets A et B, le point de jonction O de ces deux lignes sera le centre de gravité de notre triangle. Eh bien! maintenant sup- posons que la ligne SS' qui joint les deux points M et M'soit notre sol, élevons de ces deux derniers points deux perpendiculaires qui iront rejoindre notre pla- teau. Il résultera de là une figure représentant la table que nous cherchons. L'écar- tement de sa base est exacte- ment la moitié du plateau et le croisement des deux diagonales AM' et BM s'opère juste au tiers de la hauteur de la figure. Ce dernier fait est à retenir, car dorénavant, le point de jonction de ces deux dia- gonales nous servira de repère. Quelle que soit, en effet, la hauteur de la table, le rapport entre les dimen- sions de son plateau et l'é- cartement de son piétement demeure identique, si le point de croisement des deux diagonales reste tou- jours proportionnellement le même (voir fig. 5j). Ainsi, supposons que nos _ deux diagonales se coupent au quart de la hauteur, eh bien ! la largeur de la base, formée par elles au moment où elles toucheront le sol, sera toujours le tiers du plateau. Supposons qu'elles se coupent au tiers, la base représentera toujours la L ART DANS LA MAISON. 95 moitié ; supposons qu'elles se coupent à la moitié, la base sera toujours égale au plateau, quelle que soient du reste la hauteur de la table et la largeur du plateau. Mais pour en revenir à notre table modèle, si la géométrie nous enseigne que les deux diagonales se coupant au tiers de la hauteur, fournissent un piétement d'un écartement suffisant pour assurer l'équilibre du meuble, l'œil plus exigeant ne se contente pas de cette satisfaction. Il réclame davantage et l'expé- rience nous démontre que, pour le satisfaire, les deux diago- nales doivent se couper aux deux cinquièmes ; de cette façon, la base qu'elles nous donnent, ■i et qui forme les deux tiers du plateau, présente non seulement dans la pratique une assiette d'une solidité très suffisante, mais encore pour l'œil un aspect tout à fait rassurant. Nous aurons donc soin d'exiger que l'élévation de notre table offre toujours autant que possible cette particularité, qui non seule- 5,3 ment a sa raison d'être pour les tables à quatre pieds, mais encore pour les tables à pied central, témoin notre fig. 58, représentant un guéridon dessiné par Roubo, et même pour les tables de métal, comme le prouve la célèbre table en bronze provenant de Pompeï et conservée au Museo Borbónicaj, dont nous donnons ci-contre l'image (fig. 59). Dans ce dernier cas cependant, le problème était simple à éluder, et la difficulté facile à escamoter, car il suffisait de charger le pied, de l'alourdir par l'abondance du métal, pour déplacer le centre de gravité du meuble, et pour le rendre stable en dépit du peu d'écartement de sa base. Mais les Anciens, serviteurs respectueux des exigences de l'œil et de celles de la raison, se seraient bien gardés d'avoir recours à une atténuation même excusable, qui aurait pu contrarier le regard et ne pas contenter l'esprit. gó l'art dans la maison. La connaissance de ces règles d'utilité pratique, ne doit pas nous faire oublier, toutefois, que la beauté de la table résulte non seulement des convenances, c'est-à-dire de ses dimensions bien calculées, de ses bonnes proportions, de sa commodité, de son caractère stable, mais encore de la richesse des matériaux employés à sa confection, de la perfection du travail et de la finesse de l'exé- cution. Plus tard, à propos de la salle à manger et du cabinet de travail, nous aurons à nous oc- cuper spécialement des tables qui conviennent à ces sortes de pièces. Pour le moment, nous nous bornerons à con- stater que les tables de salon, occupant généra- lement le milieu de la pièce, dans une belle lu- mière, et par conséquent fixant tout d'abord les regards, doivent être Fig. 59. Table antique en bronze, découverte . . Hém- à Pompeï et conservée au Museo Borbónica. clUbM l iLllCillcllL UC(..U rées que l'appartement le comporte. L'or, le bronze, Técaille, l'ivoire, les bois précieux sont à leur place sur ce meuble important ; l'habileté du sculpteur, la science du ciseleur peuvent s'épuiser pour augmenter sa beauté et sa richesse, mais sans jamais se traduire, toutefois, par des angles trop aigus, des reliefs dangereux au toucher, ou par des aspérités capables d'accrocher les habits et de déchirer les robes. De l'Ebénisterie — . Tous les ouvrages de menuiserie sont exécutés « dans le massif» c'est-à-dire pris dans la masse du bois, et nous avons considéré les différentes sortes de meubles, que nous venons de passer en revue, comme uniquement traités par les menuisiers. Mais bien que les 97 travaux exécutés « dans le massif » soient générale- ment plus solides que ceux faits en bois rapportés, il arrive souvent, que pour ména- ger la matière, et pour pouvoir exécuter des meu- bles d'un prix abordable, le fa- bricant est obligé de faire la car- casse fondamen- taie en hêtre, en peuplier, en bois blanc ou grisard, et de ne laisser en bois précieux que les parties vi- Fig. 60 à Ó3. Débillarclement d'un dossier de canapé. si bles. Ainsi, pour prendre un exemple, renversez un fcuiteuil en aca- jou ou en palissandre, déclouez la garniture qui en dissimule la charpente, et vous n'aurez pas de peine à découvrir, que si les quatre pieds du meuble sont en palissandre ou en acajou massii, les traverses par contre sont en bois indigène ', chêne ou hêtre I. Dans ce cas spécial, la solidité du meuble y gagne. L'emploi de bois d'œuvre permet, en effet, d'établir le bâti en tenant compte du fil du bois, et d'augmenter ainsi sa résistance. 13 recouvert à Textérieur par un placage en bois exotique. Nos fig. 60 à 63, montrent la suite d'opérations par lesquelles passe le débillardement d'un dossier de canapé, c'est-à-dire le décou- page de ce dossier dans une bille de bois précieux. La perte énorme de matière qui en résulte, explique mieux qu'une longue suite de phrases, pourquoi, lorsque98l'on peut éviter ce déchet, on ne manque jamais de le faire. Le placage d'un bois précieux, sur un fond de bois de qualité inférieure ou de valeur moindre, qui a pris un développement énorme depuis deux siècles, a fait donner à la plupart de nos fabricants de meubles le nom d'ébénistes. Et comme le travail des ébénistes, plus compliqué, plus ingénieux, plus délicat, que celui du menuisier, suppose une habileté plus grande et une éducation technique supérieure, les menuisiers en meubles l'ont retenu et s'en parent volontiers. Jadis il n'en était pas ainsi. Ce nom, dont l'origine et la signification première sont faciles à déter- miner ', était plus spécialement réservé aux marqueteurs, et, encore au siècle dernier, on ne considérait comme de véritables ébénistes, que les artisans dont la spécialité consistait à appliquer, sur des meubles construits en bois indigènes, des placages plus ou moins compliqués de bois des Indes, d'écaillé, d'ivoire, de métal, débités en feuilles excessivement minces. Cet ordre de travaux est assez complexe, au reste, pour valoir, à ceux qui s'y adonnent, un nom spécial qui les distingue de leurs confrères du meuble. On peut dire, en effet, que dès le XVI® siècle ils tiennent une place à part dans leur corporation. On a d'eux des œuvres exquises en chêne incrusté d'écaillé, d'ivoire, de cuivre ou d'étain, qui sont comme le prélude des merveilles qu'allait enfanter le génie incomparable de Boule. Au dix-huitième siècle, les grandes découvertes géogra- phiques devaient fournir des éléments nouveaux à l'ingéniosité des ébénistes, par l'étonnante variété de bois colorés qu'elles allaient mettre à leur disposition. Les artistes de ce temps, il I. II vient d'ébène, et on le donna aux marqueteurs, parce que tous les meubles de placage, fabriqués au xvi® et au commencement du xvii® siècle, étaient plaqués d'ébène avec ou sans incrustations d'ivoire. l'art dans la maison. 99 faut le reconnaître, se montrèrent dignes de ce débordement de richesses, et jamais l'ébénisterie n'apparut plus variée, plus ingé- nieuse et plus parfaite comme exécution. Cette perfection se manifeste surtout par ce fait, que la plupart des meubles de cette époque, étant considérablement gondolés et chantournés, présentent une difficulté beaucoup plus grande à recevoir des marquetages de feuilles minces, découpées dans un bois sou- vent cassant et rebelle au collage. On trouvera, à la fin de ce chapitre, une liste détaillée de tous les bois de placage qui conviennent à l'ébénisterie et à la mar- queterie. Nous nous bornerons, pour terminer cette étude, à passer rapidement en revue les principaux procédés de fabrication de l'ébénisterie et de la marqueterie, ainsi que les conditions de convenance et de raison, auxquelles doivent se plier ces deux arts pour approcher, aussi près que possible, du summum de beauté décorative, auquel il leur est donné d'atteindre. La première condition, à laquelle doit satisfaire une surface de marqueterie ou de placage, c'est d'offrir une certaine solidité et de présenter des chances de durée suffisantes. Pour obtenir ce résultat, il faut non seulement que les bois employés, aussi bien pour le fond que pour la surface, soient d'excellente qua- lité et suffisamment secs, mais il est encore indispensable que ces bois n'obéissent pas, dans la même mesure et dans le même sens, aux effets de contraction et de dilatation que le temps, l'humidité et surtout l'âge ne peuvent manquer d'exercer sur eux. Dans ce but, on a recours à un contre-placage assez compliqué, et qui fait penser à ce qu'en horlogerie on appelle la théorie du balancier compensateur. Donc, pour prévenir les accidents, que le retrait ou l'allongement du fond pourrait produire dans la surface, on commence par coller l'une sur l'autre plusieurs plaques, de façon à ce que le sens de leurs fibres se contrariant, et s'opposant réciproquement à tout mouvement dans un sens ou dans l'autre, elles constituent un fond fixe, sur lequel on peut sans crainte appliquer le placage supérieur et visible. Ce placage est mis en œuvre de deux façons. Ou bien 100 L ART DANS LA MAISON. on l'applique par grandes surfaces, comme dans nos meubles d'acajou ordinaires, et, dans ce cas, l'ébéniste se contente le plus souvent de ce qu'il appelle un assemblage en fougère ou en bois frisé d'onglet ; ou bien, n'employant que de petites surfaces de bois diversement colorés, on les assemble en dessins réguliers, formant des nattes, des méandres, imitant des carrela- ges, etc., imitation qui a fait donner à la mar- queterie le nom de mosaïque de bois. Dans l'un et l'autre de ces deux cas, le plus dangereux écueil au- quel puisse se heurter l'ébéniste, c'est de donner par la contra- riété des fibres et des couleurs, à une sur- face plane et qui doit paraître telle, l'aspect d'une surface mouve- mentée. Rien n'est plus contrariant, en effet, surtout lorsqu'on ^ applique la marquete- Fig. 6^. Exemple condamnable de bossages apparents, . . , figurés par un lambris marqueté. ^ ^ deS parquetS OU à des lambris, que de voir la muraille ou le sol se gondoler en bossages inattendus. Autant, pour les lambris, les différences de niveau, produites sur la muraille par des saillies raisonnées et voulues, peuvent provoquer des effets heureux, autant il faut protester contre cette transformation maladroite d'une surface qui doit rester plane, en une surface brisée (fig. 64). 11 arrive quelquefois que l'ébéniste pousse l'art ou la fantaisie. lOI jusqu'à agencer en marqueterie une ornementation complexe, jusqu'à composer la décoration d'un bureau ou d'un secrétaire de mascarons, de trophées, de guirlandes, d'outils de jardinage, d'instruments de musique, de bouquets de fleurs, etc. Ce genre de travail réclame, pour être mené à bonne fin, l'habileté supérieure d'un dessinateur adroit joignant à un goût très sûr, une expé- rience approfondie. Rien n'est plus facile, en effet, que de se tromper dans l'emploi de décorations pareilles. Tout d'abord, il faut savoir rester franchement sur le terrain de la convention, ne pas chercher à créer d'illusions, ne pas vouloir singer la peinture, ne jamais aborder la figure humaine, et surtout ne jamais oublier que la décoration d'un meuble doit suivre ses formes et non pas les contrarier ou les commander. Ces dernières réflexions peuvent s'appliquer également à la peinture, à ces imitations de vernis martin qui redevien- nent à la mode, et auxquelles on peut reprocher de ne pas Fig. 65. Grand cabinet en marqueterie, de Boule (Mobilier national). 102 l'art dans la maison. rester assez correctement dans le domaine de la convention. Enfin, il est un genre de marqueterie, qui a été l'une des gloires du mobilier français, et dont il serait injuste de ne point dire quelques mots. Je veux parler de la décoration de ces admirables meubles, auxquels Boule a attaché son nom. Pour l'incrustation des curieuses compositions qui caractérisent ses ouvrages incomparables, l'éminent artiste procédait de la façon suivante. Il commençait par dessiner avec soin ses principaux motifs en les incisant sur une plaque de cuivre, puis il super- posait cette lame de cuivre sur une lame d'écaillé de même épaisseur, et découpant à la scie les deux lames en suivant le dessin tracé à la pointe sèche, il obtenait, de cette manière, deux épreuves de chacune de ses deux plaques, l'une positive figurant le dessin lui-même, l'autre négative représentant le fond et s'em- boitant parfaitement dans la première. De cette façon, il pouvait insérer son dessin en cuivre dans son fond en écaille teinte et obtenir des incrustations d'une finesse et d'un éclat exceptionnels. Denos jours, on procède encore de la même manière, seulement pour arriver à produire à bon marché, au lieu de deux plaques c'est dix, douze, vingt plaques qu'on découpe du même coup. Dès lors, le dessin abdique sa finesse, les parties ne se rapportent plus aussi exactement, et les fabricants pour ne pas perdre de matière, après avoir inséré leur motif de cuivre dans le fond d'écaillé, donnent une replique à ce premier dessin, en insérant à son tour l'écaillé dans le cuivre. Or ces transpositions donnent le plus souvent des effets faux, clinquants et d'autant plus pénibles à l'œil, que le cuivre composant l'ornement principal peut, par quelques tailles de burin, recevoir un modelé complé- mentaire, dont l'écaillé n'est pas susceptible. Telles sont, résumées aussi succinctement que possible, les principales pratiques mises en œuvre dans la noble et géné- reuse industrie du bois, la plus considérable, nous l'avons dit, de toutes celles qui concernent le mobilier. l'art dans la maison. 103 TABLE ALPHABÉTIQUE DES BOIS ÉTRANGERS Connus sous le nom de bois des Indes ou des lies, propres à Vébénisterie ainsi qu'à la marqueterie. NOMS PAYS D ORIGINE COULEURS QUALITES Acaja. Ile de Ceyian. Rouge. Tendre. Acajou. Malabar. Roussâtre. Tendre et dur. Aloës ou Agaloche. Cochinchine. Couleurs diverses. Tendre. Aloës ou bois d'cAigle. Cambodge et Sumatra. Roux. Plein. Aloës ou Calembourg. Iles de Solor et de Timor. Verdâtre. Tendre. Amaranthe. Guyane. Violet brun. Amourette. Antilles. Rouge brun. Dur. Anis. Chine. Gris. Asphalale ou bois de Í Rhodes, Chypre ou Ja- l, Îihodes. { Blanc. maïque. I Plein. Brésil Fernambouc, Antilles , ) ou Sapan. ) Jamaïque. i Rouge. Canelle ou Sasafras. Ceyian. Blanc. Dur. Cayenne. Ile de Cayenne. Jaune, rouge veiné. Plein. Plein Syrie Amérique. Rougeâtre veiné. incorrup- Cèdre. et tibie. Cj Cit f c Asie et Sibérie. Blanc-roux. Mou. » Rouge brun tacheté de Chine. Chine, Guyane. noir. Dur. Citroti. Iles d'Amérique. Jaune-roux. Ferme. Ferme et incor- Citronnier. Asie, Midi de l'Europe. Blanc veiné. ruptible. Copaïba. Brésil. Rouge tacheté. Plein. Corail. Iles du Vent. Rouge vif veiné. Poreux. Dur incorrup - Cyprès. Asie. Jaunâtre rayé. tibie. Ebène. Madagascar. Noir. Très dur. Ebène de Portugal. Indes orientales. Noir et blanc tacheté. Ebène rouge ou Grena- Brun de dille. Madagascar. rougeâtre rayé noir. Dur. Ebène verte. Madagascar, Antilles. Brun olive rayé de vert. Ebène blanche. Iles Moluques. Blanc. Epi de blé. Chine. Brun et rougeâtre rayé. Poreux. Fereol. Cayenne. Blanc tacheté de rouge. Plein. Fer. Iles d'Amérique. Fauve, brun, noir. Très dur. Fusée. Jamaïque. Jaune veiné. Tendre. Gayac. Ile Saint-Domingue. Vert et noir rayé. Très dur. Gommier. Guadeloupe. Blanc veiné de noir. Dur. Inde ou Campeche ou Campeche, la Martinique / Rouge glacé de jaune. Dur et lourd. Laurier aromatique, Indes occidentales. ( lacavanda. Indes orientales. ) Blanc et noir marbré. Dur. Jaune Clairembourg ou Jaune, couleur d'or et i Antilles. • satiné jaune. veiné ou ondé. Plein. Lapiré. Indes occidentales. Rouge et jonquille. Muscadier. Indes orientales. Rouge et jonquille. Moelleux. Œil de perdrix. Indes orientales. Gris brun. Très dur. et Midi de l'Eu- Olivier. Syrie * Jaune brun rayé. Dur. rope. Oranger. Chine et Europe. | Jaune et blanc. Platane. Asie et Amérique. | Blanc. Cap de Bonne-Espé- 7 Plein. Picant. Ondé. ranee. \ Rose ou bois marbré. Amérique, Antilles. Jaune et rouge rayé. Rouge de sang. Nicaragua. Rouge foncé. Dur. Santal citrin. Chine, royaume de Siam. Jaune clair. Santal blanc. Chine, royaume de Siam. Blanc-roux. Plein. Rouge mêlé de jaune et Santal rouge. Côte de Coromandel. | Dur. brun. Satiné rouge. Antilles. 1 Rouge veiné de jaune. Blanc vineux et violet Plein. Violet. Indes orientales. rayé. Violet palissandre. Indes occidentales. Gris brun veiné. - Poreux. TABLE ALPHABÉTIQUE DES BOIS FRANÇAIS Propres à Vébénisterie et à la marqueterie. NOMS COULEURS QU.\LITÉS Alisier. Blanc. Dur. Ali lue. Rougeâlre. 104 Tendre. Buis. Jaune. Très dur. Cerisier. Roussâtre veiné. Plein. Charme. Blanc. Cormier. Très dur. Rougeâlre. Cytise ou Ebènier des Alpes. Verdâtre. Epine vinette. Jaune. Plein. Erable. Roussâtre veiné et ondé. Faux acacia. Jaune et verdâtre rayé. Dur. Frêne. Blanc et jaune rayé. Plein. Fusain. Jaune pâle. Houx. Blanc. Dur. If- Rougeâtre. Merisier. Rougeâtre rayé. Ferme. Mûrier. Blanc et jaune. Tendre. Noyer. Noir veiné. Plein. Poirier. Rougeâtre. Très plein. Pommier. Blanc. Prunier. Blanc, roux et rougeâlre veiné. Plein. Sainte Lucie. Gris rougeâtre. Sauvageon. Blanchâtre. Sureau. Dur. Jaune. LE FER ET SON EMPLOI. ANS l'habitation humaine, le fer a sa place marquée par les qualités mêmes qui le distinguent. Dès la plus haute antiquité, il a toujours été considéré comme le plus résistant des métaux. Les anciens, dans leur chimie primitive, lui donnaient le nom de Mars, indiquant, par cette appellation guerrière, quel respect ils proies- saient à son égard. Depuis lors, son nom n'a cessé d'être syno- nyme de force, de ténacité et de dureté. D'un homme que rien ne peut courber, briser, émouvoir, on dit encore de nos jours qu'il est (( une vraie barre de fer ». Tous les héros anciens, au dire de Voltaire, avaient des « santés de fer ». Baudouin L'", comte de Flandre fut surnommé « Bras-de-fer », Charles XII, roi de Suède fut baptisé « Tète-de-fer », et il appartenait à notre « siècle de fer », de connaître hélas ! un « Chancelier de fer ». A sa propriété d'être, sous un moindre volume, le plus résis- tant des matériaux, ce métal ajoute encore l'avantage d'être abondant et d'un prix peu élevé, aussi l'étonnante habileté de 14 io6 l'art dans la maison ceux qui le mettent en œuvre, a-t-elle fait rechercher le fer pour tous les emplois qui exigent, sous un mince développement, une grande force et une solidité à toute épreuve. C'est ce qui explique comment on a recours presque exclusi- vementà lui seul pour la fermeture des portes et des fenêtres. Par la même raison, c'est à lui qu'on demande les rampes d'esca- lier, les balustrades des balcons, les appuis des croisées et les grilles. Dans ces diverses spécialités, il ne peut être avantageu- sement remplacé par aucun autre métal. Il trouve encore un large emploi dans la parure des foyers; les chenets sont souvent en fer, les pelles et pincettes presque toujours. Enfin, on en fait des cadres, des lanternes de vestibule, des lampadaires, des supports, des chandeliers, des piédestaux et jusqu'à des meubles. Mais, dans cette dernière application, soit que notre œil habitué aux larges profils du bois et à ses masses abondantes, s'accom- mode mal des formes métalliques qu'il juge trop grêles, soit que les artistes et les industriels, se trouvant dépaysés dans une appli- cation qui ne leur est pas habituelle, n'aient cherché qu'à faire des copies insuffisantes ou défectueuses, on peut dire que jusqu'à présent, la grande généralité des meubles en fer, qu'il nous a été donné de contempler, n'a que fort peu de chose à démêler avec l'art. Presque tous les pays produisent des minerais de fer; ceux de Suède, toutefois, sont réputés les meilleurs. Sans vouloir entrer dans les détails de la fabrication du fer, nous rappelle- rons simplement que le minerai, soumis à une haute température, entre en liquéfaction et produit ce qu'on appelle la fonte. Cette fonte, qui prend à l'aide de moules, toutes les formes qu'on désire, constitue une première sorte de fer très aigre, c'est-à- dire cassant, sans souplesse, sans lien, et qui ne trouve son emploi, dans l'habitation, que pour la confection d'objets rela- tivement grossiers. C'est avec elle qu'on fabrique les contre- cœur, ou plaques garnissant le fond des cheminées, les poêles, les tuyaux de conduite, certains vases plus ou moins décoratifs, les grilles de balcon grossières, etc., etc. Dans la pratique, on coule cette fonte dans des moules spé- l'art dans la maison. 107 ciaux, qui peuvent contenir cinq à six cents kilogrammes de métal. Les lingots obtenus de la sorte prennent le nom de gueuses. On soumet ensuite ces gueuses., dans la forge, à une chaleur intense qui les porte au rouge blanc, et on les bat avec un énorme marteau, mû mécaniquement, auquel on donne le nom de martinet. Le métal, ainsi retravaillé, forme ce qu'on appelle le fer proprement dit. Cette seconde opération, au reste, le transforme complètement; par elle il cesse d'être fusible, c'est-à-dire qu'il brûle encore, mais ne fond plus, et il devient doux, c'est-à-dire qu'il cesse d'être cassant. Son élasticité lui permet de se plier en tout sens, et il est possible désormais de le graver, de le sculpter et de le travailler à la lime. Le fer, ainsi forgé, est façonné tantôt en barres carrées ou méplates, tantôt en verges rondes de grosseurs différentes, tantôt en feuilles de tôle, et livré ensuite, sous l'une de ces trois formes, au commerce qui l'utilise. Le fer se travaille à chaud et à froid. A chaud, se font les soudures et les gros ouvrages qui demandent l'emploi de barres épaisses. Tous les travaux de repoussé et de modelé, qui s'exer- cent sur des surfaces relativement très minces, le découpage, le relevage, la ciselure ont lieu, au contraire, à froid. Mais, dans l'un comme dans l'autre cas, l'artiste, qui manie le métal, a besoin d'une grande expérience, d'une attention soutenue, d'un coup d'œil juste, d'un bras robuste, d'une main ferme et sûre. Le travail qu'on fait subir au fer peut, en effet, augmenter sa qualité ou le détériorer. Un degré de température trop élevé le corrompt; des coups de marteau appliqués trop fort produisent des gerçures qu'il est ensuite difficile de fermer. En outre, l'ouvrier habile doit conduire, en quelque sorte, le métal avec son marteau, en déplacer les molécules, raffermir les parties faibles, renforcer les parties minces et appauvrir celles qui sont trop épaisses. Veut-il, sur une feuille de tôle, faire un creux ou produire un relief, il ne doit point attaquer le point même où il souhaite d'obtenir cette saillie ou ce creux, mais les alentours, de façon à chasser le métal, et à fournir de la matière en même i 7 temps qu'il donne la forme voulue. io8 l'art dans la maison. Pour les ouvrages de valeur, on emploie généralement du fer corroyé. On corroie le fer en superposant plusieurs barres ou plusieurs plaques, en les portant au rouge blanc et en les battant jusqu'à ce que, soudées ensemble, elles ne forment plus qu'un seul morceau. Cette opération se fait aujourd'hui mécanique- ment, mais il ne paraît pas que le travail mécanique améliore la qualité du métal employé. Les fers actuels, corroyés au martinet et réduits à l'état de barres par le laminage au cylindre, ne présentent pas, en effet, la même ductilité que les fers anciens, qui, battus et rebattus, n'arrivaient que par un corroyage répété à l'état de barreau ou de tôle. Le fer, rendu plus concret par ce battage répété, se soudait plus facilement. Débarrassé des par- ties de fonte qui le criblent, il brûlait moins aisément; en outre, on employait, pour le confectionner, le charbon de bois dont la chaleur plus douce, moins âcre, laisse au métal des qualités que lui enlève l'usage de la houille. Si nous entrons dans ces détails, c'est que l'industrie du fer est une de celles qui nous intéressent le plus, car elle a toujours été en grand honneur sur notre sol. Les Gaulois montraient déjà une aptitude particulière pour les travaux de forge. Au moyen âge, ceux d'entre les forgerons qui s'occupaient plus spé- cialement de l'habitation, et que nous désignons sous le nom générique de serruriers, formaient une de nos corporations les plus importantes h C'est à ces vaillants artistes et à leurs deseen- dants qu'il faut faire honneur, non seulement des magnifiques ouvrages qui ornent nos cathédrales, de ces grilles à la fois belles, fortes et simples qui ferment les chœurs et les chapelles, et de ces yentures merveilleuses, dont le peuple, dans son admi- ration naïve, attribuait au diable la paternité, mais encore de ces livres précieux^, de ces traités ingénieux où sont posées les bases 1. Les règlements d'Etienne Boileau divisent cette corporation en trois grandes branches : la première comprenant, sous le nom de les faiseurs de ferrures ; la seconde, les serruriers ou faiseurs de serrures et la troisième les grossiers ou taillandiers. Voir, pour les plus amples détails, le 'Dictionnaire pratique du serrurier, par F. Husson. Paris 1872, page 9. 2. Notamment la Fidèle ouverture du serrurier, publiée par Mathurin Jousse en 1627. L'ouvrage avec planches de Robert Davesnes paru en 1676, L'cArt du serrurier de Duhamel du Monceau (1767, in-folio). l'art dans la maison. 109 de leur art difficile. Enfin, c'est encore à eux qu'il faut attri- buer l'invention des principaux outils employés aujourd'hui, la découverte de la lime, des vis et des cisailles. On du peut dire que, jûsqu'à la fin du siècle dernier, l'art serrurier est demeuré particulièrement honoré dans notre pays ; et il faut entendre quels éloges le serrurier Lamour, l'auteur des magnifiques grilles de Nancy, prodigue à son art, pour bien comprendre de quel enthousiasme le travail du fer savait alors enfiammer les plus fermes esprits. ((■ La forge, s'écrie-t-il, dans son Préliminaire apologétique^^ est aux autres inventions de ce genre, ce que le génie est aux sciences. Elle en est l'âme et la force, aucune ne peut se passer d'elle, et elle ne les a précédées toutes que pour les créer. Si Gérés donne du pain aux Cyclopes, c'est qu'ils lui avoient fabri- qué la charrue. Si le pieux Enée conserve et établit au milieu des combats les fugitifs de Troie, c'est qu'il est armé par l'époux de Vénus. Notre nourriture et notre défense sont des objets purement nécessaires, et si l'agriculture a des beautés, elles ne sont pas l'effet de l'art, elle les doit toutes à la nature ; mais la serrurerie embellit encore l'utile. Elle a des parties pleines d'agrément, de délicatesse et de majesté. Elle est susceptible de toutes les formes. Elle a, quand elle le veut, l'énergie de la peinture, la hardiesse de la sculpture et toujours la solidité... » En face de ce dithyrambe tracé par l'enthousiaste Lamour, il est bon de placer une autre appréciation remontant également au siècle dernier, mais plus désintéressée et plus profane, pour montrer que l'estime inspirée par l'art du serrurier était alors universelle, et que les écrivains de tout ordre n'hésitaient pas à lui rendre l'hommage qui lui est dû. « Un serrurier est devenu parmi nous un artiste, écrivait Mercier. L'art a travaillé le fer pour l'unir à l'architecture ; il s'est développé dans de superbes grilles qui ont l'avantage le de 'Pologne, I. Voir le 1i_ecueil des roy ouvrages en serrurerie que Stanislas Bienfaisant, duc de Lorraine et de Bar, a fait poser sur la place royale de Nancy, â la gloire de Louis- son serrurier ordinaire, avec un dis- le-Bien-eAimé, composé et exécuté par Jean Lamour, coîirs sur fcArt de la serrurerie (Nancy 1767). I 10 L ART DANS LA MAISON. d'orner le point de vue sans le détruire. Le fer est devenu aussi souple que le bois, on le tourne à volonté, on lui imprime la forme de feuillages légers et mobiles, on lui ôte sa rudesse pour lui donner une sorte de vie » b Ces éloges, il faut le reconnaître, n'ont rien d'excessif. On sait, au reste, quelles mains royales n'hésitèrent point alors à se mesurer avec le rude métal. Louis XVI fut-il un serrurier d'une prodigieuse habileté ? Le fait est au moins douteux. Les travaux parfois très remarquables qu'on lui attribue, sont-ils vraiment de lui? Il est permis de ne le pas croire. Est-ce à lui qu'on est rede- vable du Supplément à l'Art du serrurier ^ ? La chose semble assez peu probable. Mais d'un autre côté, le Conservatoire des Arts-et-Métiers garde précieusement le tour et les outils de cet infortuné roi, et on ne saurait nier qu'il n'ait professé pour la serrurerie une estime toute particulière, qui le porta à manier, sous la conduite de Gamain, la lime et le marteau Fig. 68. Par quel mystère, le xix® siècle On assista-t-il sait quelles mains royales brusquement à une décadence inqualifiable de la serrurerie^^ ? Par suite de quelle aber- ration vit-on des hommes sérieux et connaissant le métier, s'en" venir déclarer que la fonte grossière pouvait remplacer avec 1. Tableau de Paris, tome XI, page 19. 2. Supplément à l'cArt du serrurier, traduit du Hollandais de Jos Botterinan, Feutry (Paris par A.-A.-J. 1789, in-folio, avec figure), cet ouvrage a été attribué à Louis XVL 3. Les serruriers parisiens, qui connaissaient le faible du monarque pour leurs se crurent maintes fois autorisés occupations, à le traiter en confrère, et lui servirent, à différentes des plats de leur métier. reprises, Pour lui faire une surprise à l'occasion de la naissance de son fils aîné, le 29 octobre 1781, ils présentèrent au roi une serrure à secret, agencée de telle sorte que lorsqu'on voulait l'ouvrir, on en faisait sortir un petit dauphin. Bien ils ne se bornèrent mieux, point à cet ingénieux présent. Courtisans jusqu'au bout, ils conduisirent adroi- tement la sagacité royale vers le point délicat où se trouvait dissimulé le ressort ; et le roi fut si charmé d'avoir découvert lui-même ce précieux secret, qu'il ajouta trente louis de sa poche au cadeau qu'il avait déjà fait aux serruriers ses confrères. Voir Mémoires Bachaumont, secrets, tome XVIII, pages 103 et 138. 4. Ce mépris est d'autant plus inexplicable que jusqu'à la fin du xviii® siècle la serrurerie excita dans le public un intérêt extrême. En faut-il un exemple ? a Les dit Bachau- mont, à la curieux, date du 8 novembre 1767, vont en foule admirer une nouvelle grille posée au chœur de Saint-Germain-l'Auxerrois, paroisse du roi.... C'est un t)uvrage merveilleux. Mais l'art dans la maison. avantage le fer délicatement forgé ' ? Chercher à approfondir cette doLiloureuse erreur ne rentre pas dans le cadre de nos rapides études. Bornons nous à constater que depuis trente ans, nos architectes et nos serruriers sont revenus à des errements meilleurs. La serrurerie d'art a repris son ancien lustre, elle a récupéré l'estime dont on l'en- tourait jadis, et l'habileté des serruriers de nos jours ne le cède en rien à celle de leurs glorieux ancêtres. Aussi bien que les plus fa- meux artisans du siècle der- nier, nos ouvriers savent, au- jourd'hui, manier le fer à chaud et à froid. C'est mer- veille que de les voir, non plus chercher à escamoter la difficulté en brasant une sou- dure, c'est-à-dire en liant les parties divisées du fer à l'aide d'un autre métal plus fusible, tel que le cuivre ou l'étain, mais souder, par le rappro- chement, des pièces chauffées à blanc, et martelées sur une „ Fig. 69. Roses en fer ^ forgé, exécutées dans enclume avec une force suffi- ^1, m. ravier, santé pour mélanger les mo- lécules du métal, et construire ainsi, à grands coups de mar- ce qu'il a de plus remarquable, c'est la délibération du chapitre qui ayant fait marché avec l'artiste au prix de 38j000 livres, y a joint dans son enthousiasme et par aeclamation une gratification de 12,000 livres » [Mémoires secrets, tome III, page 295). En 1772, ce goût était encore tel, qu'un simple serrurier, du nom de Gérard, consacrait dix ans desa vie à forger et à ciseler un dais à baldaquin en fer, dont il demandait 50,000 livres (Ibid., tome VI, pages 89 et 105). I. Voir notamment le livre intitulé Modèles de serrurerie choisis parmi ce que Paris ojfre de plus remarquable, etc. (Paris, Bance aîné, 1826) et les Rapports du Jury international (1868). « l'emploi presque exclusif de la fonte de fer, pour grilles, rampes d'escalier, etc., de 1825 à i8q5, avait fait abandonner par les serruriers les ouvrages de forge dans les grandes villes; on ne trouvait plus de forgerons que parmi les maréchaux ferrants ». I 12 teaii, des ouvrages d'une exquise délicatesse et d'une finesse excessive. Songez, en eifet, qu'une mignonne fleur, composée de vingt ou trente pétales, exige autant de soudures que de feuilles, et comprenez quelle difficulté c'est, que de rapprocher vingt fois du feu un travail si délicat, de le porter vingt fois, trente fois au rouge blanc' sans le brûler, ce qui perdrait tout l'ouvrage. Ajoutez encore qu'une soudure, pour être bien faite, demande des préparations nombreuses et des précautions infinies. La chaleur intense à laquelle le métal est soumis, ainsi que le mar- telage qui resserre les molécules, diminuent toujours quelque peu l'épaisseur de la tige. Il faut donc réserver, au point de soudure, un légerpour qu'une fois la soudure faite, la pièce conserve, dans toute sa longueur, une épaisseur égale ; or, tout ce travail doit être conçu, décidé et exécuté en quelques instants, avant que la pièce échauffée ne se refroidisse. Quand du travail de forge, proprement dit, le serrurier passe au travail à froid, l'habileté et le coup d'œil qu'il lui faut mon- trer, ne sont pas moindres. Il arrive, en effet, à tirer d'une feuille de tôle, toutes les surfaces planes ou ondulées qui lui sont nécessaires. Sans autre outil que son marteau, il modèle cette lame unie au point de la transformer en feuillages, en fleurs. I. M. Landrin, dans son Manuel du serrurier, estime la température du rouge-blanc entre I 200 et 1400 degrés. Fig. 70, La recingle. l'art dans la maison. 113 en vases, en bouteilles. Non seulement il la creuse en forme de coupe, l'arrondit en forme de bassin, mais par cette opération qu'on nomme la retreinte conduisant le métal à l'aide de son marteau, il resserre les bords de son récipient, en rapproche les lèvres extérieures, et arrive à construire ainsi un goulot assez étroit pour fermer la bouteille, — et cela simplement par l'in- telligence de son travail, par la direction et la force imprimées à chacun de ses coups de marteau, sans approcher une seule fois la pièce du feu, sans autres ressources que son habileté et son expérience. Bien mieux, une fois sa bouteille formée, à l'aide d'un outil fort simple, nommé recingle \ il va couvrir la panse de son vase d'arabesques, qui, reprises extérieurement au ciselet et au burin, se changeront en des guir- landes de fleurs et de fruits ou en d'exquis bas-reliefs. Pour les pièces moins compli- quées, le travail, lui aussi moins compliqué et moins difficile, n'est cependant pas moins intéressant. Toutes ces belles feuilles, que vous voyez se contourner et s'arrondir le Fig. 71. berruiier repoussant un vase long de ces grilles superbes, sont mo- à raide de la recingle. delées au marteau. La lame de tôle découpée est présentée sur un traçoir serré dans un étau, et, à l'aide d'un simple martelage, l'ouvrier relève les côtes de la feuille, puis remplaçant son traçoir, par d'autres outils nommés boules, demi-boules, bouterolles, clavoirs, etc., le releveur^ c'est le nom que porte cet artiste, arrive à lui imprimer sa forme et son mouvement. I. On donne le nom de recingle à un appareil de forme spéciale. (Voir fig. 70.) Pour s'en servir, on frappe à grands coups sur le manche de cet outil, et la secousse produit, par le contre-coup, une saillie sur le point où la pièce à travailler est en contact avec lui. 15 Enfin, une dernière manière de traiter le fer, et ce n'est pas la moins artistique, consiste à prendre le métal dans sa masse et à le sculpter à l'aide du burin. Pour cette dernière opération, qui ne peut concerner que de petites pièces, on commencé par dégrossir le morceau de fer à l'aide du tour ; puis on abat les parties inutiles et finalement on inc1is1e4, on découpe et on creuse, jusqu'à ce qu'on soit arrivé à donner à l'objet sa forme défini- tive et son fini complet. C'est ainsi qu'ont été fabriquées toutes ces clefs merveilleuses, qui sont aujourd'hui l'ornement des col- lections et des musées. Forgées, repoussées ou prises dans la masse, toutes les pièces de serrurerie d'art sont finies à l'aide de rifioirs, de limes, plus ou moins douces, de burins, et le poli est donné à l'émeri. Quant aux moulures, elles sont faites soit à chaud, à l'aide d'étampes, c'est-à-dire de moules creux dont on force, à grands coups de marteau, la barre de fer à épouser la forme, soit, quand elles sont particulièrement compliquées, à froid et à l'aide de raboteuses mises en mouvement par la vapeur. Lorsque les divers morceaux, qui doivent former une grande pièce, ont été individuellement fabriqués, achevés, amenés à leur perfection, on les livre au monteur, qui a pour mission de les ajuster et de les réunir. Quelques-uns de ces morceaux peu- vent parfois être soudés. La plupart, au contraire, doivent être réunis à froid, à l'aide de rivets ou de vis. Les monteurs mala- droits abusent de ces deux moyens, et laissant les rivets et les vis apparaître, permettent à l'œil de compter les points d'attache Fig. 72. Feuillage en fer relevé au marteau. l'art dans la maison. 115 et de deviner le nombre des morceaux. Les monteurs adroits, au contraire, dissimulent leurs rivets en les soudant sous le frag- ment qu'ils veulent appliquer, et complètent leur monture à l'aide de tenons, qui leur permettent d'enlever la pièce ainsi jointe, sans détériorer l'ensemble. Mais quelle que soit l'habileté du monteur, encore faut-il, pour que l'œuvre achevée par lui ait un réel mérite, que le des- sin général en ait été conçu avec goût, et par un artiste spécial F'g- 73 Fig- 74 Fig. 7 Opérations par lesquelles passe la confection d'une clef « prise dans la masse ». La masse ébauchée. La clef tournée et découpée. La clef achevée. connaissant à fond le travail du fer. Dans les chandeliers, lan- ternes, cadres, consoles, etc., par exemple, et, du reste, dans tous les objets mobiliers produits par la forge, la forme n'est vraiment satisfaisante, que si les armatures, tout en rassurant l'œil par leur solidité apparente, sont assez sveltes cependant, pour que les feuillages, qui forment leur ornement principal, puissent sembler un support suffisant. Malheureusement il arrive trop rarement que les dessins des pièces de serrurerie soient demandés à des serruriers. Il en résulte que, dans un grand nombre de ces œuvres, on sent trop que l'artiste s'est préoccupé, dans sa conception, de modèles ii6 fabriqués avec un matériel différent, et l'on ne retrouve point dans ces objets la légèreté, l'audace, la souplesse, qui justifient l'emploi du fer et qui légitiment la préférence qu'on lui accorde'. C'est surtout dans les rampes d'escalier et les grilles de balcon, que le serrurier habile trouve moyen de déployer ce qu'au siècle dernier on aurait appelé son génie. Les GRILLES de balcon sont composées de châssis assemblés à leurs extrémités, à tenons et mortaises ; ces châssis forment un cadre dont, la partie supérieure est garnie d'une plate-bande qua- deronnée. L'intérieur du cadre est rempli par des barreaux plus ou moins espacés, et formant soit des arcades, soit des balus- tres, soit des éntrelas ^ Les RAMPES d'escalier sont conçues d'après le même système, toutefois épousant la forme du limon, elles sont obligées d'être le plus souvent en pente inclinée^. Les bâtis des rampes, qui viennent se buter en bas contre ce qu'on appelle un arrêta et se terminent par un panneau ou une console, sont garnis, au cours de leurs évolutions, d'entrelas formés de tiges ou bar- reaux de fer, droits ou recourbés, se jointant les uns aux autres, et auxquels on donne le nom générique de « contours », et sont décorés d'ornements en tôle relevée, soudés à chaud ou appliqués, comme nous l'avons dit plus haut, à l'aide de vis et de rivets. Les principaux « contours » employés dans la confection des rampes portent le nom d'anses de panier, consoles, enroulements, palmettes, queues de poireau, etc. Ces différents « contours» peuvent se composer entre eux à l'infini, et former les dessins les plus variés et les plus divers. Les principaux ornements sont les rinceaux, fleurons, culots, 1. Cette défectuosité avait été constatée en 1867 par le rapporteur de l'Exposition univer- selle (Matériel des travaux du génie civil, serrurerie décorative). « Pour obtenir de la ser- rurerie de forge dans des conditions convenables, il est nécessaire que l'artiste qui compose le dessin connaisse les procédés de fabrication. .. Il faut accuser, non les serruriers, mais les artistes qui, tout entiers à leurs conceptions, négligent de s'enquérir des moyens propres à les exécuter ». T^apports du Jury international, 1868. 2. On donne ce dernier nom à des compartiments formant des petits panneaux ovales, carrés, ou en losanges entrelacés. 3. L'importance accordée, dans ces sortes d'ouvrages, à la main courante, donne, à l'en- semble du travail, l'apparence d'un bâti supportant ce qu'en architecture on appelle un ram- pant ; d'où son nom de rampe. l'art dans la maison. coquilles, roses, rosettes, agrafes, feuilles d'eau, cornes d'abon- dance, palmes et fruits de toute espèce. Comme la plupart d'entre eux sont façonnés en tôle découpée et présentent des piquants et des aspérités, l'artiste ne doit les employer, dans la décoration de ses rampes et balcons, qu'avec une retenue extrême, et tou- jours les placer de façon à ce que leurs extrémités soient tour- nées vers le dehors, afin qu'ils n'accrochent point au passage les habits et les robes. Pour les objets de fer qui ne sont point à portée de nos vête- ments, ou ne sont pas appelés à être frôlés, ou maniés d'une façon régulière et normale par le premier venu, tels que les cadres de miroir, les consoles, les lanternes, etc., le dessinateur peut se permettre toutes les combinaisons de rinceaux et de végé- tations qu'il lui plaira d'imaginer. Ce qui, dans le premier cas, était un inconvénient, devient ici une sorte de protection; les aspérités du cadre semblent défendre le miroir contre toute main profane, et celles de la lanterne paraissent protéger la lumière, contre ceux qui seraient tentés de nous plonger dans l'obscurité. Toutefois, il ne faut user de ces ornements qu'avec sobriété. Dans les ouvrages de fer, le besoin doit dominer la forme, et l'imitation, en outre, ne doit jamais être poussée trop loin. L'artiste, en aucun cas, n'a pour mission de chercher à créer une illusion impossible; il ne convient pas qu'une matière aussi dure, aussi rebelle que le fer singe des feuillages ou des fieurs, elle doit se borner à les interpréter. C'est en s'inspirant de ces idées fort sages, que certains ama- iiS teiirs de grand goût exigent, des ouvrages exécutés pour eux, qu'ils ne soient point trop repris au rifloir, à la lime, ni trop polis à Témeri, et tiennent à ce qu'ils portent encore l'empreinte du marteau. Cette marque, ce stigmate^ si je puis dire ainsi, dénonçant l'origine de l'œuvre et l'effort énorme qu'elle a exigé, augmente sa robustesse apparente, et lui donne un caractère de sincérité qui n'est pas sans charme. Dans l'intérieur de l'habitation, le fer est encore employé à la Fig. 77. Devant de foyer exécuté par M. Favier. parure du foyer. Il fournit, dans certains cas, les chenets, les grilles, et presque toujours les pelles et les pincettes. C'est la forme de la cheminée, sa taille et son style qui doivent dicter impérieusement la taille, la forme et le style de ces objets com- plémentaires. La seule recommandation générale qu'on puisse faire à leur sujet, c'est qu'ils soient toujours d'un contour simple pour pouvoir être d'un entretien facile. Quant aux bras, lampadaires, jardinières, candélabres, etc., la couleur austère du fer, sa dureté, son éclat brillant et froid, ne permettent guère qu'il soit employé à leur fabrication, si ce n'est pour des appartements dont le caractère accuse déjà une certaine sévérité. En tout cas, dans la conception première et la confection de ces divers ouvrages, l'artiste ne doit jamais oublier l'art dans la maison. 119 de quelle nature est le matériel qu'il met en œuvre, et il doit se garder de simuler, à l'aide du fer, les apparences du bronze qui exige un autre traitement, ou celles du bois qui attestent une densité et une contexture absolument différentes. Enfin, et c'est par là que nous allons terminer, le fer, nous l'avons dit en commençant, doit à ses qualités de résistance et d'élasticité, d'être spécialement et presque exclusivement employé à la clôture de l'habitation, à la fermeture de nos portes et de nos fenêtres. Là clôture de la porte s'obtient à faide de serrures, de tar- gettes, ou de verrous, celle des fenêtres à l'aide d'espagnolettes ou de crémones. Il n'est personne qui ne soit renseigné sur la forme, l'usage et l'utilité des serrures. Un point sur lequel on est moins d'ac- cord, c'est leur très haute ancienneté. « Il ne paraît pas, a dit Viollet-le-Ducque les anciens aient connu ce que nous appelons les serrures ». L'erreur, dans laquelle est tombé l'éminent ar- chéologue, est facile à rectifier. On a découvert une quantité de clefs antiques, non seulement à Herculanum et à Pompeï, mais en Grèce et en Petite clef antique. Egypte. A quoi auraient bien pu servir ces cleis si les serrures n'avaient pas été inventées ? La SERRURE, telle que nous la comprenons, et telle que nous l'employons, se compose de deux parties distinctes. La serrure proprement dite, contenue dans une sorte de boîte que l'on nomme la palastre^ et la gâche dans laquelle s'engage le pêne, de façon à réunir les deux battants de la porte. La palastre est toujours en métal. Elle est généralement percée d'un trou par lequel on introduit la clef, et qu'on dissimule souvent sous une petite plaque ronde et mobile, nommée cache-entrée ; elle est, en outre, armée d'un bouton qui sert à mettre en mouvement le premier pêne. Ce bouton peut être en bois ou en ivoire, il est plus généralement en cristal ou en cuivre, malgré l'impression de froid que produit à la main le contact du verre ou du métal. 1. Dictionnaire d'architecture, tome Vlll, page 321. 120 l'art dans la maison. La beauté de la serrure résulte toujours de ses proportions et des ornements qui la décorent. Comme décoration, la serrure doit se conformer au style et au caractère de la porte. Parfois il arrive que la porte étant peinte, on peint également la serrure; c'est une faute. Il est préférable, en eifet, que le métal demeure apparent pour attester la solidité de la fermeture. La taille de la serrure se proportionne naturellement aux dimensions de la porte, mais le rapport de sa largeur à sa hauteur doit être aussi "V Fig. 79. Fig, 80. Contreplaque dessinée par M'njousse. Contreplaque dessinée par Berain. exactement que possible de trois à deux, c'est-à-dire que si la hauteur de la palastre est de o™, lo, sa largeur doit être de o™, i5 ; par contre, les proportions de la gâche peuvent être de deux à un et disposées en sens inverse. La serrure n'occupe qu'un côté de la porte. De l'autre côté se trouve, pour l'entrée de la clef et pour la pose du bouton, une contreplaque ou écusson généralement assez simple. A l'époque de la Renaissance, ces écussons étaient le plus souvent fort ouvragés. Un riche écusson en fer est un bel ornement pour une porte tant soit peu sévère. On fera d'autant mieux de revenir à ces lointaines traditions que l'habitude des contre-plaques l'art dans la maison. 121 d'un travail précieux s'est continuée pour les meubles, dont les serrures sont toujours intérieures. Si la palastre est la partie ornée de la serrure, sa partie im- portante est le pêne. Ce nom est donné, on le sait, à une sorte de languette de fer qui, poussée par un ressort ou mue par l'évolution de la clef, va s'engager dans la gâche, s'y arrête et tient ainsi la porte fermée. Le pêne peut revêtir plusieurs formes. On en fait de ronds, pour les targettes et les verroux, de méplats ou carrés pour les serrures de meubles et pour ce que, dans les ser- rures d'appartement, on nomme le second tour, enfin à mentonnet ou à quart de rond^ pour les serrures dont le pêne, toujours sorti, rentre dans la gâche à la moindre pression imprimée à la porte. La partie de la clef, chargée de mettre le pêne en mouvement, se nomme le pan- iieton \ Le panneton trouve sa beauté dans ses proportions, qui se règlent sur celles de la clef, et dans les découpures Toute cief se divise ^ en quatre parties. plus ou moins compliquées qui corres- pondent aux secrets de la serrure. Le panneton peut être droit ou à museau^ c'est-à-dire orné de nervures, il peut être découpé en chiffres et tourmenté. Si le panneton est le membre le plus important de la clef, puisqu'il met en mouvement les organes de la serrure, par suite de sa subordination à la complication plus ou moins grande de cette dernière, et par la condition qui lui incombe d'être le plus souvent caché à tous les yeux, il arrive que c'est sur d'autres parties de la clef que se concentre ordinairement l'ingéniosité des décorateurs et l'habileté des artistes. Toute clef, en effet, se I. Les savants ont cru découvrir l'origine du mot pêne dans le latin pessulus, tiré lui-même du not.a·í^ct'Kos grec, qui signifient l'un et l'autre barre ou verrou. Il semble, comme conséquence, que la partie de la clef, qui met le pêne en mouvement, devrait s'appeler pèneton ; mais c'est le mot panneton, dont la formation n'est pas connue, qui a prévalu. l6 122 l'art dans la maison. divise en quatre parties distinctes (voir fig. 8i) : l'anneau, la boucle, la tige ou canon et le panneton. Les proportions qui règlent ordinairement les rapports de ces différents membres sont de un cinquième de la longueur totale, pour la hauteur du panneton ; de deux cinquièmes, pour la tige, depuis l'extré- mité du panneton jusqu'à la base de la boucle; et de deux cin- quièmes, pour la boucle et l'anneau. Mais ces dimensions rela- tives sont forcément sujettes à modifications. Elles varient suivant Fig. 82. Fig. 83. Anneaux de clefs dessinés par Mathurin Jousse. l'époque, le style, la matière employée. Il est clair, en outre, que les diverses applications, auxquelles la clef est sujette, entraînent à des dérogations sans nombre, et que les propor- tions ne sauraient être les mêmes pour les portes d'une maison, d'une chambre, d'un buffet ou pour celles d'un coffret micros- copique. On distingue, quant à la tige, deux sortes de clefs : les clefs à canon creux ou forées et les clefs à tiges pleines ou bénardes. C'est la forme de la broche sur laquelle ils s'adaptent, qui règle là forme intérieure des canons forés. Lorsque la broche est unie, l'intérieur du canon est naturellement rond et lisse ; mais dans les clefs de prix, la broche est parfois cannelée, façonnée en triangle, en trèfle, en cœur, en pique, et la tige doit repro- duire exactement ces mêmes figures. l'art dans la maison. 123 L'anneau et la boucle, constituant les deux membres de la clef qui demeurent toujours visibles, peuvent être d'une grande richesse ; on les fabrique parfois en bronze, en argent et même en or. Le chevalier Temple rapporte, dans Mémoires^ que la mère du stathouder Guillaume III poussait le luxe jusqu'à vouloir que toutes les clefs de son appartement fussent en or, et à se refuser de toucher une clef qui n'eut pas été de ce précieux métal. Toutefois, à notre avis, les plus belles clefs sont encore Fig. 84. Fig. 85. Anneaux de clefs dessinés par Lafosse. celles en fer sculpté dans la masse, repris au burin et finement ciselé. Nous dirons peu de chose des verroux , qui, avec la serrure, concourent à la fermeture de la porte, mais qui, depuis l'inven- tion des serrures à secret, tendent à disparaître. On sait qu'ils se composent d'une langue de métal fixée, sur une plaque ou pla- tine, par deux picolets qui limitent son parcours. Ces petits appareils peuvent être très ornés. A l'époque de la Renaissance on en confectionna d'exquis, auxquels on donnait la forme de menus cartouches. D'autres étaient décorés de chiffres et d'ini- tiales ou d'armoiries, d'où le nom de targette^ qui, de nos jours, sert encore à désigner les petits verrous. Tout le monde I. Le mot targette est un diminutif de targe, qui signifie bouclier, écu. On sait que les chevaliers portaient dans les tournois leurs armes et leurs devises peintes sur leurs boucliers. 124 l'art dans la maison. connaît les délicieuses targettes aux armes de Henri II et de Diane de Poitiers, qui servaient, au château d'Anet, à clore les portes de la favorite. Celles du château d'Ecouen, aux armes du connétable de Montmorency, ne sont guère moins célèbres. Le verrou doit toujours être situé légèrement au-dessus du milieu de la porte. La serrure, par contre, a sa place marquée à hauteur de la main, c'est-à-dire entre un mètre et un mètre trente à partir du sol. C'est sur la hauteur du bouton de la porte, que se règle celle des boutons chargés de mettre en mou- vement les crémones, et de gouverner ainsi la fermeture des ■ fenêtres. Comme grosseur, comme forme et comme style, ces derniers doivent, en outre, se rapprocher, autant que possible, du modèle fourni par la serrure, de façon à créer entre les uns et les autres une sorte de concordance régulière et d'unité. Fig. 86. Anneau de clef par M'" Jousse. r ,-r Fig. 87. La mise en œuvre du bronze. III LE BRONZE, LE CUIVRE ET LE LAITON VEC le fer, le cuivre est le métal le plus employé dans l'habitation. A l'état pur, il sert à la fabrica- tion de cette multitude d'objets qui sont compris sous le nom de quincaillerie, à la confection des ustensiles de ménage, des vases, des garnitures de poêles et de foyer, des fermetures de portes et de fenêtres. Uni à un tiers de zinc environ, il forme le laiton dont l'élasticité trouve son emploi dans la confection de certains meubles. Mélangé à une proportion moindre d'étain, il constitue ce précieux alliage, si fameux dans l'antiquité sous le nom d'airain, et qui, sous le nom de bronze, a conservé chez nous une réputation pour le moins aussi grande. Cette double célébrité, hâtons-nous de le constater, n'a rien de parfaitement justifié. Les services, que le bronze rendit que à nos ancêtres des époques préhistoriques, sont si grands, si nombreux, si variés, que l'humanité reconnaissante n'hésita pas à donner le nom d' « Age de Bronze » à l'une des périodes 120 l'art dans la maison. obscures de ces temps mal connus. A toutes les époques, au reste, cette reconnaissance se traduisit par une vénération spé- ciale. Le bronze fut toujours considéré comme un métal noble par excellence. Selon Pausanias, les habitants de Delphes ne trouvèrent pas de plus belle parure pour orner le premier temple d'Apollon, et depuis lors, les tables de la loi, les statues des grands hommes, celles des Dieux, n'ont pas cessé d'être fondues dans ce précieux métal. De nos jours même, il n'a rien perdu de son prestige. C'est encore l'espoir de nos plus grands génies d'être, après leur mort, «coulés en bronze», et dans une note plus modeste et plus calme, comme représentant de l'art pur, c'est à lui qu'échoit la première place parmi les piétaux em- ployés dans l'ameublement de la maison. Cette place, il la mérite par une foule de qualités diverses. Il est à la fois résistant et souple. Il convient aux plus vastes ouvrages et aux travaux les plus minutieux. Sa flexibilité, qui lui permet de prendre toutes les formes, conserve l'empreinte originale de la main de l'artiste. Sa contexture serrée est, en même temps, susceptible d'une grande finesse de travail. Sa ténacité présente cet avantage que le statuaire, en le mettant en œuvre, peut se réserver des points d'appui délicats et n'a point à s'embarrasser de ces draperies, de ces rochers ou de ces troncs d'arbre qui, dans les statues de pierre ou de marbre, sont indis- pensables, aussi bien pour consolider les figures que pour ras- surer les yeux. A ces qualités plastiques, viennent s'ajouter son prix qui n'a rien d'exagéré et son poids qui n'a rien d'excessif. Sa durée, enfin, est fort grande. Il prend à merveille la dorure, l'argenture, la nickelure, et l'on arrive, par l'oxydation ou par des vernis, à varier à l'infini sa couleur et son aspect. Le bronze, dans ses divers emplois, n'est pas d'une compo- sition uniforme. L'alliage qui convient aux canons, par exemple, n'est pas le même que celui qui convient aux cloches, et celui des médailles n'est pas le même que celui dont on fait les candé- labres, les pendules, les garnitures de foyer, les chenets et les statues. C'est uniquement de ce dernier que nous allons nous occuper. Le bronze des statues est généralement composé d'environ 90 parties de cuivre et de 10 parties d'étain. Pour les petits ouvrages, certains de nos grands fondeurs substituent à une partie de Tétain, une assez forte fraction de zinc qui active la fusion du métal et augmente sa malléabilité. Ce nouvel alliage s'établit à peu près comme suit : g3 parties de cuivre rouge, 127 6 d'étain, i de zinc. Ces proportions étant réglées, on commence par lingoter le métal, c'est-à-dire par l'amalgamer en gros lingots, qui seront, au fur et à mesure des besoins, soumis à une fonte nouvelle. Cette double opération affine le métal et le rend plus ductile. Le mélange devenant ainsi plus intime augmente de cohésion, prend plus de résistance, et acquiert une finesse de grain supérieure. On compte quatre manières de travailler le bronze. La prise dans la masse, le repoussé, l'étampage et la fonte. Pour la prise dans la masse, ou Opère comme pour le fer (voir page II4), ou pour toute autre matière dure. On choisit un lingot de taille et de forme convenables, on le dégrossit au tour ou au ciseau, puis on le sculpte à l'aide d'outils tranchants, tels que Téchope, le ciseau, le burin et on l'achève avec des limes douces, des rifioirs, des ciselets, etc. Ce mode de procéder, très rare- ment usité, ne convient qu'aux très petites pièces. Il est d'une main-d'œuvre longue, délicate et coûteuse. En outre, il ne peut être employé que pour la confection d'objets exceptionnels, pour ainsi dire uniques, ou tout au moins qu'on ne se pro- pose pas de reproduire à un certain nombre d'exemplaires. Le repoussé se fait au marteau. On prend une feuille de bronze, et l'habileté de l'ouvrier ou de l'artiste, consiste à frapper cette feuille assez adroitement pour lui faire prendre une forme générale, sur laquelle une suite de reliefs et de creux, de lignes et de traits, accusent le contour et constituent le décor. Si le repousseur n'a d'autre but, comme le chaudronnier par exemple, de donner à la feuille de métal une forme convexe que à l'extérieur et à l'intérieur concave, son travail prend le nom d'emboutissage. Si au lieu de se servir simplement du marteau 128 l'art dans la maison. ou d'outils ordinaires, il emploie pour hâter son travail, des matrices gravées, des fers en relief ou d'autres outils spéciaux, Topération s'appelle alors étampage. Pour l'étampage des grandes surfaces, qui réclament une force considérable, on substitue, au marteau à main ordinaire, un balancier ou un mouton. Le travail du repoussé ne convient qu'à un nombre limité d'applications. Il trouve son emploi principalement dans la confection des objets usuels tels que vases, bassins, aiguières, plateaux, etc., ou encore dans la fabrication de pièces gigantes- ques. Le colosse de Rhodes, qui avait, dit-on, soixante-dix Fig. 88. Bassin en bronze repoussé (Collection du baron Davillier). coudées de haut, et entre les jambes duquel passaient des navires à toutes voiles, avait été certainement (si tant est qu'il ait jamais existé) martelé de la sorte. La statue de la Liberté que M. Bartholdi destine à la rade de New-York, et dont on a pu voir, à différentes reprises, d'importants morceaux, est fabfi- quée de la même manière. Les nombreux fragments, dont se composent ces œuvres gigantesques, sont rapprochés et réunis par une suite de boulons, qu'un travail de sertissure confond si bien avec la matière générale, qu'on cesse complètement de les apercevoir. La fonte est le moyen de travailler le bronze le plus géné- ralement en usage de nos jours, et celui qui donne les résultats les plus artistiques. C'est, en outre, le moyen le plus ancienne- l'art dans la maison. 129 ment employé, et quoique Pausanias prétende que Rhœcus fut le premier qui fondit une statue, il est certain que cet art est infiniment plus ancien, et se perd presque dans la nuit des temps préhistoriques. En tout cas, si cette prétention en faveur de Rhœcus fixe au huitième siècle, avant notre ère, Tintroduction en Grèce d'un procédé déjà connu depuis bien des siècles en Asie et en Egypte, il faut avouer que l'Europe occidentale a bien rattrapé, depuis lors, le temps perdu. Nulle part au monde, les statues de bronze ne furent plus abondantes qu'en Italie et en Gaule. A Rome, le seul théâtre de Scaurus en renfermait plus de trois mille. Les premières pièces fondues furent d'abord des objets pleins ; mais bientôt les grands artistes, qui menaient de front l'art et les procédés, et qui étaient non seulement des sculpteurs de premier mérite, mais encore des praticiens de premier ordre, trouvèrent le moyen de ne couler que Tenveloppe de la figure, et de réduire leur fonte à une très faible épaisseur. De là, un moindre poids, une grande supériorité d'exécution, car les déformations, qu'entraîne le retrait^ sont toujours proportion- nelles à la quantité de métal employé ; de là aussi la possibilité d'entreprendre des ouvrages considérables. Ce procédé de fonte autour d\m noyau s'est transmis presque intact jusqu'à nous. Il peut s'exécuter de deux façons : soit « à cire perdue », soit sous forme de « moulage à pièces rap- portées ». Mais toute fonte, quelle qu'elle soit, nécessite la préexistence d'un modèle original ; car c'est à l'aide de ce mo- dèle, que l'on confectionne le moule ou la chape [cq. dernier mot est le terme technique), dans laquelle la pièce doit être coulée. Pour la fonte « à cire perdue», c'est sur le modèle même du sculpteur que la chape est formée. Ce modèle, fait intérieure- ment en terre, est revêtu à l'extérieur d'une couche uniforme de cire, dans laquelle l'artiste pétrit et incise toutes les finesses de son modelé final. Le modèle est, en outre, traversé à l'intérieur par une armature de fer ou de laiton, dont les tiges débordantes viendront plus tard s'insérer dans le moule, et empêcheront tout déplacement ultérieur du noyau. 17 l'art dans la maison. Ceci fait, on enveloppe la pièce entière dans une suite de couches successives de terre, que l'on humecte de façon à former une pâte solide ; mais en ayant soin de pratiquer une série de conduits, par où la matière en fusion pourra pénétrer, et aussi un certain nombre d'évents, par où l'air et la cire pourront s'échapper du moule. Cette première opération terminée, on soumet la chape à une chaleur intense qui fait fondre la cire. Celle-ci s'écoule par les évents, et laisse un es- pace libre entre le noyau que l'artiste avait habillé de la couche malléable, et la surface intérieure de la chape, qui porte l'empreinte exacte de la pièce achevée ; et c'est dans cet espace libre, dans cette sorte de chemise qui enveloppe le noyau, que l'on coule le bronze rendu liquide. Cette fonte à cire perdue n'est guère employée,de nos Fig". 89. Marteau de porte en bronze, jours, que pour les œuvres fonte à cire perdue, du xvi® siècle. d'une beauté exception- nelle, et dont on veut avoir une reproduction hors ligne. Les avantages qu'elle présente sont nombreux. Les pièces ainsi obtenues sont plus délicates, plus fines, le modelé en est plus subtil, elles portent mieux le cachet original, l'empreinte intime de l'artiste. Elles offrent, en outre, — le moule se trouvant être d'un seul morceau, — cet avantage de ne pas présenter de coutures^ et le travail du ciseleur étant, par là même, singulièrement réduit, on risque moins d'atténuer, par l'intervention d'une main étrangère, le caractère intime de l'ouvrage. Mais si les avantages présentés par la « fonte à cire perdue » sont considérables, ses inconvénients ne sont guère moindres. LART DANS LA MAISON. Tout d'abord, ce genre de fonte nécessite la participation directe de l'artiste à l'opération. En outre, si la fonte est man- quée, tout est perdu. Il ne reste plus rien du modèle, et Toeuvre du sculpteur est tout entière à recommencer. On comprend donc quelle émotion doit assaillir le maître et ses aides, quand le flot bouillonnant du métal en fusion se dirige vers les conduits, qui doivent le mener à sa destination finale. Benvenuto Cellini, dans un chapitre de cette vita qu'il prit le soin d'écrire lui-même pour Tédification de la postérité, nous a tracé un fidèle tableau des angoisses poignantes par les- quelles il passa, lors de la fonte de son Persée\ Exhortations, cris, pleurs, injures, coups, violences de toutes sortes, épuise- ment, maladie, et finalement triomphe, joie sans bornes, appétit féroce et légitime orgueil, le terrible homme vous initie à toutes les phases passionnantes de cette lutte contre la matière, où la victoire est achetée par une excessive dépense de force, de per- sistance et de volonté. Les statuaires du xvii® et du xviii® siècles quoique infiniment moins impressionnables^ n'étaient guère moins émus cependant par la fonte de leurs œuvres, et, qui mieux est, le public s'asso- ciait à leur émotion. La fonte de la statue de Louis XIV, suffit à illustrer Jean Balthasar Keller. En 1755, lorsque la statue de Louis XV fut fondue à Lunéville par Guibal et Cliifé, toute la ville voulut assister à l'opération et au moment où l'on , apprit la fonte avait réussi, la foule, dispersée dans la que plaine, jeta des cris d'allégresse et un formidable cri de «Vive le roi ! » ^ En 1786, la fonte de la statue équestre du même Louis XV, cette œuvre de Bouchardon qui devait avoir un sort si funeste, produisit à Paris une émotion presque aussi grande, et le souvenir de cet événement fut même consacré par un livre Malgré ces émotions, malgré ces risques, et de nombreux Voir la Dita di benvenuto Cellhii scritta da lui medesimo ridotta alla lezione 1. originale del códice Laurenziano. Lib. Vil, cap. LXXVI-VII. 2. ü\íémoires du duc de Luynes, tome XIV, page 205. de la statue 3. Description des travaux qui ont précédé, accompagné et suivi la fonte équestre de Louis XV de Douchardon, Paris, 1786, in-folio. 132 l'art dans la maison. déboires sans doute, la « fonte à cire perdue » fut largement pratiquée pendant l'Antiquité, et fort en honneur pendant le Moyen Age et la Renaissance. Le moine Théophile, dans son Essai sur les qu'il écrivait au xii'' siècle', ne recommande pas d'autre procédé, mais par le détail de précautions qu'il indique, il est aisé de voir combien cette opération était jugée, de son temps, délicate et même dangereuse. Toutefois, son usage constant, à cette époque, s'explique par ce fait, qu'en ces siècles primitifs, les artistes ne croyaient pas déroger en fon- dant eux-mêmes leurs statues, et en leur donnant, le ciselet en main, leur définitif aspect. Aujourd'hui, il n'en est plus ainsi. « On ne peut pas dire, écrivait récemment un éminent sculp- teur% que nous répugnions à travailler le métal, nous n'en avons pas l'idée. La division du travail, qui se justifie à bien des égards, produit dans les arts de regrettables eifets. On entend quelquefois l'artiste se plaindre du fondeur ou du cise- leur. A qui donc s'en prendre des défauts de l'œuvre ? » Ce désintéressement des artistes contemporains, cette non- chalanee, cette ignorance volontaire où la plupart se tiennent de la pratique de la fonte, forcent les bronziers et les fondeurs de nos jours à employer presque exclusivement le procédé de la «FONTE A NOYAU» et à «PIÈCES RAPPORTEES». Celle-ci, il est vrai, présente l'inconvénient des coutures, et, par le travail de ciselure qu'elle nécessite, risque d'altérer le cachet original de l'œuvre ; mais elle offre cet avantage de ne pas exiger la collaboration active de l'artiste, de permettre de le suppléer par d'habiles ouvriers, et d'être infiniment moins sujette aux accidents de toutes sortes. Dans la fonte à noyau, le moule ne se fait pas d'un seul morceau. On prend le modèle de l'aniste, ou mieux encore le plâtre exécuté d'après ce modèle, on couche la figure sur un lit abondant de terre un peu maigre, convenablement humectée, 1 . Diversarium artium schedula. Lib. Ill, cap. clx. — Voir aussi Viollet-le-Duc, Diction- naire du mobilier français, tome I, page 399 et suiv., et tome II, page 190. 2. La Sculpture en bronze, conférence faite, par M. Guillaume, à V Union centrale des ^eaux-Arts appliqués à l'Industrie, le 29 avril 1868, page 28. l'art dans la maison. 133 et par la pression on l'enfonce jusqu'à la moitié de son épais- 'seur, puis on complète la chape par une série de pièces s'em- boitant exactement les unes dans les autres, et enfermant le modèle dans une enveloppe parfaitement close. Le moule étant achevé et suffisamment sec, on se sert de lui pour confectionner une épreuve enterre de la statue, du groupe, de l'œuvre enfin que l'on veut reproduire, et, à l'aide d'un grat- tage uniforme, on maigrit cette épreuve de telle sorte que, replacée dans le moule, elle n'adhère plus à la paroi intérieure de la chape, mais laisse partout autour d'elle un vide uniforme de un ou plusieurs millimètres. Ce noyau, comme le modèle. dans la fonte à cire perdue, est calé par une armature. Une fois qu'il est en place et le moule refermé, on enveloppe le tout dans de la terre battue et maintenue contre toute pression intérieure ou extérieure par des cadres en fer, et l'on verse le métal en fusion. Ce dernier, pénétrant dans ce vide, forme une sorte de chemise collante habillant tout le noyau. Ensuite, on n'a plus qu'à laisser refroidir. Un quart-d'heure suffit pour les petites pièces, pour les très grands ouvrages, il faut deux ou trois jours. Cette opération, quoique moins hasardeuse que la fonte à cire perdue, est encore, on le voit, excessivement compliquée et délicate. Rien en elle ne doit être abandonné au hasard. Le choix de la terre, qui sert à confectionner la chape et le noyau, le degré de sécheresse de ceux-ci, quand ils sont mis en con- tact avec la fonte, la parfaite régularité de l'espace vide réservé Fig. 90, Noyau préparé pour la fonte de VArlequin de M. de Saint-Marceaux. 134 l'art dans la maison. entre le noyau et la chape, le soin de pratiquer des évents pour que Tair puisse s'échapper complètement au moment où le bronze en fusion pénètre, et ne provoque ni explosions ni souf- flures^ les chemins par où le métal peut s'introduire instantané- ment dans les différentes parties du moule, et se répandre par- tout avant que sa température ait subi un abaissement sen- sible, sont autant de précautions indispensables à la bonne réussite de l'ouvrage, et desquelles dépendent souvent la beauté de la pièce et sa perfection. 11 faut, en outre, compter avec le retrait subi par le bronze, lorsqu'il se solidifie. Aussi prend-on soin de garnir l'intérieur du noyau de ce qu'on appelle des bougies^ c'est-à-dire de mèches enduites de résine et de cire, qui s'évaporant brusque- ment, au moment où le métal pénètre dans le moule, forment des lanternes^ ou pour mieux dire des cavités, des manières de petits couloirs, qui communiquent à la terre une certaine élas- ticité, et empêchent qu'elle n'oppose, au bronze se rétrécissant, une résistance trop grande. Enfin, pour se rendre compte de la dépense qu'occasionne chaque fonte, il importe de constater que les moules et les noyaux ne peuvent servir qu'une fois. Nous ne sommes plus, en effet, en face de matières molles et malléables, comme le plâtre, ou la terre qui se traite à froid et qu'on fait cuire ensuite. Après chaque fonte, la chape et le noyau doivent être détruits ; et la confection d'une nouvelle chape et d'un nouveau noyau sont indispensables ; or, la confection de la chape est à elle seule une opération si compliquée, si délicate et si longue, que pour une figure simple, comme le David de M. Mercié, à la taille de i "',25, il faut une semaine de travail, et trois semaines pour une figure de o'",8o, plus chargée en détails, comme par exemple, La Charité de M. Dubois. A la taille de o'",96, le moule de cette dernière figure exige un mois pour son entière exécution. LART DANS LA MAISON. i Lorsque le bronze fondu sort du moule, sous forme de statue, de candélabre, de vase, de flambeau, il s'en faut de beaucoup qu'il soit achevé et prêt à être livré aux amateurs. Le bouillonnement de la fonte, par lequel il vient de passer, lui a laissé une couleur étrange, mordorée, irisée, qui semble comme un souvenir de sa flamboyante fusion; il s'agit de rendre cette couleur plus uniforme et plus calme. La matière qui, liquéfiée. Fig. 91. Le buste d Ajax au sortir de la fonte. Le buste d'Ajax ciselé. s'est insinuée dans toutes les jointures de la chape, forme sur la pièce une série de coutures qu'il faut faire disparaître. Enfin, l'importance et la complication de certaines pièces empêchent qu'elles ne soient fondues en une fois. On a été, au préalable, forcé de les diviser en un certain nombre de morceaux, il faut maintenant les réunir et reconstituer l'œuvre dans son entier. Les coutures sont effacées par le ciseleur. La réunion des fragments séparés constitue le montage et l'ajustage. C'est par la patine, qu'on donne à la pièce moulée sa couleur définitive et son aspect final. 136 l'art dans la maison. La ciselure est un travail d'une grande délicatesse et qui réclame non seulement une main exercée, mais encore un sérieux sentiment artistique. Le ciseleur, en effet, n'a pas sim- plement pour mission d'enlever les parties de métal qui demeu- rent adhérentes à l'ouvrage, au moment où il sort du moule (voir fig. 91), et de faire disparaître les coutures; il lui faut encore reprendre un à un tous les détails qui ne sont pas suffi- samment venus au jet de la fonte, aviver les arêtes et raffermir les contours. Il doit, en outre, faire disparaître toutes les incor- rections de la fonte, et notamment boucher les soufflures. On donne ce nom de soufflures aux traces laissées par les bulles d'air qui, n'ayant pu s'échapper par les évents, produisent à la surface du métal des petits creux analogues à ceux dont la petite vérole gratifie la peau humaine. Si ces soufflures sont profondes et nombreuses, elles entraînent le rejet de la pièce, et vouloir les réparer est l'indice d'une mauvaise fabrication. Mais quand, dans une pièce compliquée, il ne s'en trouve qu'une ou deux, et surtout quand elles ne sont point dans des places appa- rentes, l'artiste les bouche en taraudant le trou, c'est-à-dire en y pratiquant un pas de vis, dans lequel on enfonce un rivet, lequel, coupé à fleur de métal, martelé et limé avec habileté, finit par se confondre avec le gros de la pièce. Dans les œuvres d'art d'un mérite supérieur, le devoir du ciseleur est surtout de conserver à la pièce sa valeur artistique et l'esprit dans lequel le sculpteur l'a conçue, sans prétendre y ajouter rien de son chef, ni substituer son talent d'interprète à celui de l'auteur principal. Il doit atténuer, dans la mesure du possible, les déformations produites par un retrait inégal, enlever les scories nitreuses, qui s'attachent aux surfaces du métal, faire disparaître le brillant, que les corps métalliques conservent au sortir de la fusion ; mais il ne doit jamais chercher à améliorer la pensée du statuaire, ou la forme qu'il adonnée à son œuvre. Chaque matière, dans laquelle l'artiste traduit sa pensée, com- porte, il est vrai, un certain nombre de qualités qui lui sont exclusives, et dont la mise en œuvre conduit l'ouvrage terminé au maximum de beauté qu'il peut acquérir. Le bronze, par ses lart dans la maison. 137 teintes profondes, par sa couleur généralement obscure, accuse les formes par leur silhouette. Il ne joue pas, avec la lumière, comme le marbre blanc, le plâtre, ou même la terre cuite, dont les moindres reliefs s'accusent par des ombres douces et régit- lièrement graduées. Le statuaire en bronze, digne de ce nom, doit donc concentrer son attention et ses efforts sur la pureté des lignes, et accuser son modelé par la netteté et l'exactitude des contours. Parfois il arrive que l'artiste incapable, indo- lent, ou préparé d'une façon in- suffisante, ne tient pas compte de ces exigences spéciales et de ces qualités particulières. Dans ce cas, le ciseleur se voit obligé, pour amener la pièce à sa perfection, de protester contre la morbidesse de la cire qui a servi à former le modèle, ou contre la rugosité de la terre dans laquelle le bronze a été moulé. Mais cette collaboration, où fin- terprète arrive presque à , ,v, ... Fi M. Charles Blanc, dans un livre plus récent 2, prétend légiti- mer la prise de possession de nos murailles par le papier peint, à l'aide d'un prétendu axiome, qui ne nous paraît guère mieux choisi. «Le papier peint, dit-il, convient à l'ornement des murs, parce que l'apparence suffit pour ce qu'on ne doit pas toucher ». Mais voilà une prétention, à tout le moins singulière, qui s'ap- plique encore mieux aux tableaux et aux statues, qu'à la tenture de nos murailles, et certes on irait loin si l'on généralisait un pareil précepte, en l'adaptant à la multitude de choses, sur les- quelles il n'est pas licite de promener ses doigts. Nous laisserons donc, s'il vous plait. M*"® de Genlis avec son anglomanie, M. Charles Blanc avec son étrange excuse, et, reprenant une des remarques faites dans le premier chapitre de ce livre, nous constaterons simplement que, par suite de l'incer- titude de nos destinées, de l'état précaire de nos installations, du renouvellement constant de mobilier, renouvellement qui s'opère presqu'à échéance fixe dans la plupart de nos habita- tions, la nécessité des tentures à bas prix s'est imposée à la géné- ralité des citoyens français, et que l'industrie du papier peint, en réalisant les merveilles que nous venons d'indiquer, n'a fait que se conformer à un besoin social, à une nécessité dérivant en quelque sorte de nos mœurs. Ceci étant admis, deux manières se présentent de comprendre l'application du papier peint sur nos murs, et les devoirs déco- ratifs, qui découlent de cette application : Ou bien, poussant la logique jusqu'au bout, et obéissant à cette loi moderne qui nous force à des installations précaires, nous ferons consister la déco- ration de notre muraille surtout en objets mobiliers, tels que tableaux, gravures, médaillons, miroirs, statuettes, panoplies, etc., que nous pouvons apporter et accrocher, décrocher etem- 1. Ibid., tome II, à l'article IManufactiires. 2. Grammaire des zArts décoratifs, page 59. 220 l'art dans la maison. porter avec nous, et dans ce cas, notre tenture ne sera qu'une sorte de repoussoir chargé de mettre en valeur les objets qui couvrent la muraille. — Ou bien, ne possédant point cette parure mobilière, ou la dédaignant, nous demanderons au papier de former lui-même la parure de notre logis, et, dans ce cas, du bon choix de sa couleur et de son dessin, dépen- dront la bonne ou mauvaise décoration de la pièce que nous prétendons tapisser. — Et comme conséquence directe, nous ajouterons que dans le premier cas, la tenture doit avant tout s'harmoniser avec Tensemble des objets qui décorent la muraille ; et que, dans le second, au contraire, elle doit s'har- moniser plus généralement avec tout le mobilier, et cela comme tonalité, comme couleur, comme dessin, comme style, comme esprit. Le renouvellement du papier peint étant une opération, qui incombe, à chacun de nous, au moins une demi-douzaine de fois dans notre existence, on ne nous en voudra pas, je pense, d'insister sur son choix toujours délicat^ et duquel dépend très souvent le bon aspect d'un appartement. Prenons donc, s'il vous plait, deux exemples ; il n'est rien de tel pour bien faire saisir sa pensée. Supposons que nous ayons à tapisser une chambre de jeune fille. Mobilier simple, presque réduit à sa plus modeste exprès- sion, point de tableaux aux murailles, à peine un ou deux por- traits, ici nous sommes en plein dans notre second cas. Le papier doit former lui-même la parure de la muraille. Il doit en outre exprimer des idées de jeunesse, de pureté, de fraîcheur. Point de tonalités sombres, les jeunes filles n'ont pas d'idées de cette couleur ; point d'or non plus, il tient trop rarement compagnie à la modestie. De quelle couleur est le mobilier ? — Le lit est d'un bleu clair, tempéré encore, intérieurement, par des rideaux de mousseline. — De quelle nature est le bois de ce lit ? — Il est laqué blanc et réchampi d'un lizeré bleu, légèrement plus foncé que l'étoife. Eh bien, voilà notre tenture toute trouvée, nous commanderons, au fabricant de papier peint, un papier bleu de même nuance que le tissu des rideaux, mais tempéré par une l'art dans la maison. 227 application en relief de mousseline ou de guipure, et nous encadrerons cette fraîche tapisserie dans des baguettes laquées, du ton du bois, et réchampies de bleu, ou, ce qui sera mieux encore, dans une simple câblé en coton, semblable aux embrasses de la fenêtre. Craignez-vous que cette décoration ne paraisse un peu fade, qu'elle ne semble monotone et que l'ennui vienne à naître de cette uniformité ? Choisissons alors un papier d'un fond très clair, couleur crème par exemple, sur lequel sera éparpillé un semis de roses, et, dans notre bordure, rappelons le ton prin- cipal de l'ameublement. Voilà encore le problème résolu à notre satisfaction. Maintenant, prenons un autre exemple dans l'ordre d'idées complètement opposé. Nous avons à tapisser le cabinet d'un jeune homme amateur d'objets d'art. Tableaux, armes, faïences doivent garnir la muraille. Irons-nous choisir un papier ramagé, quelque chose comme un velours à parterre? En aucune façon, car les ramages de notre papier viendraient con- trader les formes des objets plaqués contre le mur, ou tout au moins tendraient à les rendre confus. Prendrons-nous, de préférence, un papier multicolore et à lar- ges dispositions symétriques ? — Pas davantage, car la variété des couleurs, outre qu'elle risquerait de produire le même effet que nos ramages de tout à l'heure, pourrait s'harmoniser assez mal avec les coloris de nos faïences, de nos émaux, de nos pein- tures, et éteindrait certainement leur éclat ; sans compter que les grandes dispositions symétriques nous contraindraient, pour ne pas mal couper notre dessin, à subordonner la disposition de nos objets d'art, à celle de notre papier. Nous réserverons donc ces brillantes tentures, pour les pièces où elles forment elles-mêmes la décoration ; et nous choisi- rons, pour notre cabinet, un papier velouté, foncé ou mat, uni, ou avec de tout petits dessins en camaïeu si l'uni vous déplait ; nous assortirons ce papier, qui sera toujours d'une teinte sobre, d'une coloration un peu éteinte, allant du brun vieux chêne, au brun Van Dyck, ou du vert mousse, au grenat l'art dans la maison. foncé, nous assortirons, dis-je, ce papier à nos rideaux età l'étoiFe de nos sièges, de façon à ce qu'il ne jure point avec eux, et nous pouvons être certains que nos bronzes, nos armes, nos faïences, nos tableaux, disposés avec art sur un fond pareil, prendront une puissance, une valeur, un accent, qui leur feront honneur et aussi à celui qui aura choisi la tapisserie. Nous aurons, au reste, prochainement à revenir sur ces inté- ressantes questions. Pour le moment, bornons-nous à une der- nière recommandation. Evitons à tout prix de subordonner le choix de notre papier peint aux préférences du marchand ; car, alors même que celui-ci serait parfaitement désintéressé, il risque souvent de nous donner un fâcheux conseil. Son habitude, en effet, est presque toujours de considérer la valeur intrin- sèque du papier qu'il nous offre, et non pas de l'envisager dans ses rapports avec le mobilier auquel il doit servir de cadre. Gardons-nous surtout de ces définitions toutes faites : « Ceci est un papier de salon » ou bien, « ceci est un papier de chambre à coucher ». Les propriétaires de maisons de rapport, étant obligés d'ac- commoder leur appartements en vue d'un locataire inconnu et d'un mobilier éventuel, ont été obligés d'avoir recours à ces classifications, qui facilitent leur besogne; et comme consé- quence, ils exigent, le plus souvent, de leurs fournisseurs atti- très, des tentures d'une banalité radicale, pouvant convenir à tous les ameublements, et formant une sorte de cadre-omnibus. Nous nous défendrons, comme de la peste, de ces errements vulgaires. A nos yeux, il ne doit y avoir que deux sortes de papier, celui qui met en relief nos meubles, nos objets d'art, qui s'accorde avec notre mobilier, et répond à la disposition de notre esprit, en un mot celui qui convient à la pièce par nous meublée, et celui qui ne convient pas. Dans tous les cas, mieux vaut cent fois nous tromper avec originalité, que de nous exposer à paraître manquer de personnalité, d'ingéniosité et de goût. l'art dans la maison. Planche XIX. P apier peint velouté (exécuté par M. Desfossé) Fig. 140. Un atelier de marbrerie. LE MARBRE ien que par sa dureté naturelle, par le poli qu'il acquiert facilement, par la netteté de ses profils, par la variété de ses couleurs, par l'éclat et le brillant qui lui ont valu son nom', le marbre a droit à une place d'honneur dans notre habitation. Sa nature calcaire lui assigne même la propriété exclusive de certains emplois, alors que la finesse du travail, dont il est susceptible, le met au premier rang des matériaux, auxquels l'artiste réserve ses justes préférences. Employé comme pavement ou comme revêtement de muraille, il communique de suite aux pièces, où il est mis en œuvre, un caractère tout particulier de grandeur et de somptuosité. Il entre utilement dans la confection de certains meubles, s'allie avec bonheur, aux métaux pour composer des objets d'art brillants et riches. Enfin, c'est à lui qu'est presque exclusivement réservée la confection de nos cheminées. Certes, voilà bien des titres, et de fort sérieux, à notre attention et à nos études. I. Ce nom vient du grec : je brille. 230 l'art dans la maison. Ajoutons encore, que, grâce à la facilité des transports, qui nous permet aujourd'hui d'emprunter des matériaux aux massifs montagneux les plus éloignés, le nombre et la variété des mar- bres mis à la disposition du constructeur, s'augmentent chaque jour; pendant que la mécanique, en progressant avec une rapi- dité jadis inconnue, fait réaliser, dans la main-d'œuvre, des économies, qui permettent d'appliquer ce précieux matériel à une infinité d'usages, pour lesquels il eut été autrefois d'un prix trop élevé. Mais, avant de jeter un coup d'œil sur les différentes opérations par lesquelles passe le marbre, peut-être n'est-il pas inutile d'énumérer les principales sortes, dont remploi est le plus généralement usité dans l'habitation. On divise les marbres en trois grandes classes: La première comprend les marbres unis, qui sont uniformément d'une seule couleur; la seconde, les marbres tachés, tachetés, veinés, jaspés; la troisième, les brèches, sorte de calcaires formés de frag- ments différemment colorés, de pierrettes, naturellement juxta- posées, collées et cimentées entre elles, et qui constituent ainsi une espèce de mosaïque irrégulière. Le Marbre monochrome ne se rencontre qu'en blanc et en noir. En blanc , il est particulièrement recherché par les artistes, et, quand il répond aux qualités exigées pour les applications d'un ordre supérieur, il prend le nom de marbre statuaire. Le marbre statuaire est la matière la plus belle, la plus artis- tique, la plus noble, qu'on ait rencontrée jusqu'à présent, pour exprimer, dans le domaine de la plastique, les harmonies de la forme humaine. On distingue deux sortes de marbre statuaire, l'une est lamellaire, l'autre est saccharoïde. Les marbres les plus estimés chez les Anciens, ceux de Paros^ par exemple, appartenaient à la première espèce. Les plus beaux marbres employés par les modernes, ceux de Carrare entre autres, sont saccharoïdes. On nomme marbres antiques., ceux dont les car- rières ne sont plus exploitées'. I. Les principales carrières de la Grèce, étaient celles de Paros, de Naxos, de Tenos, Thasos, Lesbos, Chio, et du mont Pentelès, près d'Athènes, dont le marbre portait le nom de T'entélique. l'art dans la maison. 231 Le haut prix du marbre statuaire ne permet qu'exception- nellement son emploi dans l'habitation. Généralement on se sert de sortes moins belles, moins pures, légèrement veinées, mais qui se prêtent encore volontiers aux caprices du sculpteur, et répondent aux efforts de son talent. Toutefois, par la dureté même de la matière, par les surprises qu'elle réserve, par les difficultés que son travail présente, par la patience qu'il nécessite, les objets exécutés dans ce marbre Fig. 141. Petite cheminée en marbre monochrome (style Renaissance), exécutée par M. Parfonry. secondaire, ne laissent pas que d'atteindre, quand ils sont chargés de détails finement exécutés, un prix relativement élevé. Et lorsqu'on veut, parmi les éléments de la décoration, faire figurer la forme humaine, soit en bas-relief, soit en ronde-bosse, on ne doit pas marchander le salaire du sculpteur, car le marbre est non seulement une matière exceptionnellement ingrate, mais c'est encore celle où la médiocrité se supporte le moins. Les Marbres noirs ,- eux non plus, ne s'emploient pas d'une façon très courante dans l'habitation. Leur couleur lugubre, faspect triste qu'ils présentent, la ressemblance qu'on leur trouve, quand ils sont polis, avec le graphite ou le bois durci, 232 l'art dans la maison. leur font préférer les marbres mouchetés, jaspés ou veinés, dont l'aspect chatoyant est toujours plus séduisant et plus agréable. Généralement, on les réserve pour les cheminées d'études ou de cabinets, c'est-à-dire pour des pièces austères par destination, et aussi pour les pavements, où on les fait alterner avec des losanges de marbre blanc commun. Sous le nom de Marbres de couleur ou de décoration , on comprend toutes les sortes qui sont mélangées. Les marbres de décoration sont d'autant plus estimés, qu'ils offrent des cou- leurs plus vives et une pâte plus homogène'. Voici, du reste, quels sont ceux d'entre ces marbres, qui sont le plus communé- ment usités. Le grand antique , d'un beau noir, jaspé de blanc, et strié de même couleur. Le portor , d'un beau noir, veiné de gris et de blanc, et jaspé de jaune orange assez éclatant, — ce qui lui vaut son nom. Le sainte-anne français, gris noir, jaspé de même nuance en plus clair. Le sainte-anne belge, de même couleur, mais avec des jaspures blanches plus franches et le fond plus noir. Le bleu fleuri d'italie , gris bleu, veiné de noir, avec des veines très écrites, et formant une infinité de petites lignes brisées. Le bleu turquin d'italie , gris bleu, ondé, avec des stries blanches et noires. Le vert de mer , noir, jaspé de vert foncé et de gris, avec des veines qui ont l'air de petites vagues. Le vert campan , vert clair, avec des marbrures de vert foncé coupées de traits gris. Le campan-mélangé , à fond rose, avec de grosses veines rouges, et comme un réseau de petites mailles d'un beau vert tendre. Le lancquedocque , incarnat, fouetté et jaspé de veines grises et blanches. I. Quelle que soit l'homogénéité de cette pâte, qui forme un lien naturel entre les diverses fractions colorées, dont se composent la plupart des marbres de décoration, encore, est-il nécessaire, le plus souvent, de la consolider à l'aide d'agrafes et d'un masticage, qui lie davan- tage entre elles les parties tendres et dures dont est constitué le veinage. l'art dans la maison. La griotte de F landre , rouge sombre, avec un jaspé gris, très mouvementé de blanc. La griotte dite d'italie rouge, avec des marbrures , noires, et des petites taches blanches, appelées œils de perdrix. Le rouge royal , rouge déteint, avec des marbrures grises, noires et violacées. Le levento , rouge très sombre, légèrement veiné de noir et de blanc. Le sarancolin , jadis appelé marbre d'Antin^ formé de coulées jaunes, rouges, grises et violacées (considéré comme le plus décoratif). Le jaune fleuri jaune bouton d'or, coupé de stries et de , petites veines rouges. La brocateele violette, d'uu rouge vineux, jaspé d'une multitude de petites taches jaunes, gris jaunâtre et blanc cris- tallin. La brèche d'alep formée par un amas de , fragments gris, bruns^ noirâtres, mais où le jaune domine. La brèche violette, où les fragments gris, blancs et rouges 30 CH. G.outzwilleX^ Fig. 142. Cheminée en griotte de Flandre (style Louis XV), exécutée par M, Parfonry. l'art dans la maison. sombres, sont reliés par une pâte violacée, tirant légèrement sur la lie de vin. Et enfin le marbre onyx. Tous ces marbres, quelles que soient leur provenance et leur valeur, sont livrés au fabricant à l'état brut, c'est-à-dire en blocs, pesant de mille à six mille kilogs, et dans la forme qu'ils affectent au sortir de la carrière. On débite ces masses énormes à la scie, soit en bloquins d'une épaisseur plus ou moins considé- rabie, soit en tranches plus ou moins minces. Les outils, à l'aide desquels s'opèrent ces di- visions, sont mis en action par la vapeur, et l'on peut voir, dans les grandes marbreries, des châssis armés parfois de qua- rante, de cinquante et soixante scies, s'attaquer à un bloc de marbre, de i mètre à i"',3o de côté, et le diviser en quarante, cinquante ou soixante tranches, de deux centimètres d'épaisseur Fig. 143. chacune. Pavement en marbre, à surfaces égales et à couleurs alternées. Une fois que le marbre est dé- bité, il passe entre les mains des marbriers ou praticiens, qui le dégrossissent, le découpent, le taillent et exécutent les parties architecturales. Le sculpteur, s'il y a lieu, s'en empare ensuite, et achève de lui donner son orne- mentation définitive. Après quoi le marbre est poli à la meule ou à l'aide de poudres diverses, telles que le grès, le rabat- doux, la pierre ponce, l'émeri, la potée de plomb, etc., et livré au commerce ou aux particuliers. C'est dans ce que la statuaire comporte de plus beau, de plus noble, de plus relevé, que le marbre trouve son expression la plus haute; sa note la plus modeste est fournie par les pave- MENTS. Généralement, les pavements de marbre sont à deux couleurs, blanc et noir, alternant par surfaces égales ou inégales. M. Charles Blanc, dans sa Grammaire des arts décoratifs^ pose l'art dans la maison. en axiome qu'une des deux couleurs doit prédominer sur l'autre, et que l'inégalité réelle ou apparente des matériaux employés est une condition essentielle de beauté. Selon nous c'est une grosse erreur. L'égalité des surfaces exprime certaines idées d'ordrej de méthode, de régularité, qui conviennent à certains cas. Prenons une vaste pièce, une salle à manger, un salon d'été p'ar exemple, eh bien, par son caractère méthodique, sévère, apprêté, un pavement à dalles de mêmes dimensions communiquera à cette Fig. 1.44. Fig. 145. Pavements en marbre, à couleurs alternées et surfaces inégales. pièce un air de cérémonie, que ne comporterait pas un pave- ment à surfaces inégales, lequel, quoiqu'on en ait, sent toujours la fantaisie et, par conséquent, le négligé. On fera donc bien de choisir de préférence, pour une salle à manger d'été, pour une salle de réception, pour un lieu vaste et bien décoré, un pavement fait de losanges de même taille alter- liant de couleurs, et de réserver, pour les couloirs, pour les antichambres et les vestibules de peu d'étendue, les pavements formés de petits losanges intercalés entre des dalles octogones, ou combinés de tout autre façon. Plus encore que dans le pavement, le marbre est à sa place marquée dans la construction de la cheminée. Ses contours nets, ses profils précis encadrent parfaitement le foyer, en lui assi- 236 l'art dans la maison. gnant une limite exacte. Son aspect brillant s'harmonise avec la flamme, qui scintille dans l'âtre, et son incombustibilité notoire éloigne toute idée de conflagration et, par conséquent, de danger. On ne peut guère se dispenser de remarquer que, dans la plupart des salons, les cheminées sont faites de marbre blanc. Cette préférence, toutefois, résulte beaucoup moins des qualités plastiques présentées par ce genre de marbres, que de la néces- sité où se trouvent la plupart des constructeurs de choisir, pour les maisons de rapport, une nuance banale, sans caractère accentué, s'harmonisant avec toutes les tentures, et incapable de produire aucune discordance avec le mobilier inconnu, qui, plus tard, occupera la pièce. C'est cette même raison, qui fait choisir de préférence des teintes neutres, grises ou noires, pour la plupart des cheminées de chambres ou de cabinets. Pour nous, qui n'avons pas de ces préoccupations, rien ne nous empêche de chercher, au contraire, dans un marbre de couleur, une note riche et brillante, capable de mettre en valeur notre mobilier. Une belle cheminée en marbre sarancolin, campan, ou en griotte, est, en effet, tout aussi bien à sa place dans un salon ou dans une chambre à coucher, qu'une che- minée de marbre blanc. Toutefois, il faut remarquer que plus le marbre employé com- porte de couleurs, et montre de veines, de marbrures, de jas- pures, et plus le travail dont il est susceptible doit être simplifié. Toutes les sculptures fines, les fleurs, les guirlandes, les frises délicates, les menus cartouches, etc., disparaissent, en effet, et se perdent, au milieu de ses combinaisons, de ses entrelacements de tons souvent très tranchés. De même qu'il ne nous viendrait pas à l'idée de sculpter une mosaïque, de même pour les mar- bres de couleur, on doit réduire le travail du marbrier aux simples profils nécessités par la forme générale de l'ouvrage. On fera donc bien de^se borner, pour la plupart des marbres colorés, à de riches et puissantes moulures accompagnant l'ar- chitecture de la cheminée. Un lambrequin très simple, sculpté sur chaque pied-droit, un cartouche, une coquille, un motif au L ART DANS LA MAISON. Planche XX. l'art dans la maison. centre de la traverse, pour former un repos, tels sont les orne- ments permis. Si l'ornementation de la pièce exige une décora- tion plus riche, plus abondante, plus fouillée, on pourra avoir recours au bronze doré, qui s'harmonise admirablement avec les marbres colorés, surtout avec le bleu turquin, la griotte d'Italie, et la brèche violette. Le marbre et le bronze, — nous l'avons déjà dit, du reste. Fig. 146. Vase en marbre, décoré de bronze ciselé et doré (Mobilier national). en parlant des métaux, — sont deux matières qui sympathisent admirablement dans le mobilier. Rien n'est plus magnifique qu'un beau vase de marbre richement veiné, largement assis sur un pied de bronze doré, et serti dans une monture élégante et finement ciselée. Outre les emplois que nous venons d'énumérer, le marbre a sa place marquée, dans notre logis, sur un certain nombre de meubles, tels que tables, consoles, guéridons, commodes, etc. Dans ces nouvelles applications, il ne faut jamais oublier la recommandation que nous avons déjà faite, à savoir, que les parties les plus résistantes doivent supporter les parties les plus 238 l'art dans la maison. légères. Comme, le plus souvent, c'est en bois que sont faits les pieds des tables, consoles, etc., c'est-à-dire les masses portantes, il convient que la tablette de marbre soit visiblement mince pour ne pas alourdir, outre mesure, le meuble qu'elle surmonte, ou, ce qui serait pis encore, pour ne pas paraître l'écraser. Il arrive parfois que, pour les dessus de table, consoles ou guéridons, au lieu d'employer du marbre, en plaque ou en tablette, on l'emploie en Mosaïque. C 'est là un usage, auquel on fera bien de ne sacrifier qu'avec une modération extrême. La mosaïque, en effet, ne supporte pas la médiocrité; et il est rare, à moins d'atteindre à des prix relativement très élevés, qu'elle soit d'une correction parfaite. Généralement, ses colorations, n'étant pas ménagées avec une précaution suffisante, paraissent sèches, dures, et comme elles n'ont aucune chance de s'assoupir avec le temps, leur « heureux » possesseur se trouve condamné à un supplice perpétuel. Enfin, il est, dans notre habitation modèle, deux pièces où le marbre peut être employé par grandes surfaces, c'est le cabinet de toilette et la salle de bain. Les ablutions et leurs conséquen- ces, c'est-à-dire l'eau vivement projetée et abondamment répan- due, nécessitent, pour ces deux pièces, un pavement d'un ordre spécial, et de grandes dalles de marbre blanc, recouvertes de peaux et de fourrures, forment le sol le mieux compris, et le mieux approprié aux exigences de nos ablutions. Dans la salle de bain, le marbre peut encore habiller la muraille et fournir le meuble principal, c'est-à-dire la baignoire; de même dans le cabinet de toilette, c'est à lui qu'on demande le plus ordinaire- ment la partie supérieure de la table de toilette. Rien de plus convenable, à tous égards, pour placer sa cuvette, qu'une tablette de marbre blanc. Rien de plus somptueux, en outre, qu'une baignoire en onyx. Toutefois, le marbre étant toujours très long à s'échauffer, on fera bien de doubler l'intérieur de cette baignoire d'une garniture en métal. Le marbre, dernière adaptation, est parfois employé comme marches d'escalier, mais c'est là une application rare et coû- teuse. Certes, c'est une chose magnifique qu'un bel escalier en L ART DANS LA MAISON. 23g marbre précieux, mais, il s'en faut de beaucoup que la pratique en soit aussi agréable. Généralement, à cause de son poli glis- sant, le marbre doit être rejeté d'une destination qui le rend dangereux. Il arrive encore que, dans les escaliers, on emploie le marbre aux revêtements de muraille. Mais le plus souvent on a re- cours à des procédés, qui simulent, plus ou moins heureusement, le marbre, tels que la peinture, usitée dans les maisons ordinaires, et le stuc, plus spécialement réservé pour les habitations d'un ordre relevé. Le STUC se fabrique, à Paris', soit en mélangeant du plâtre bien cuit, tamisé bien fin, avec de la poudre de marbre et de la colle forte; soit en mélangeant du plâtre, également de belle qualité avec de l'alun, cette dernière substance entrant dans le mélange pour 2°/o environ. Quand on veut imiter les marbres de décoration, brèches, granits, porphyres, etc., on em- ploie des couleurs minérales, qui, mélan- gées habilement à la pâte, produisent la teinte et l'aspect qu'on désire obtenir. Suivant la variété de stuc qu'on emploie, l'application se fait à la brosse ou en ra- candélabre en marbre blanc valement. Quand les applications sont ter- (M^bnier n^atlonti) minées et parfaitement sèches, on polit le stuc avec du grès pilé ; puis, quand il se produit des petits trous ou de menues cavités, on les bouche; après quoi, on pro- cède à un nouveau polissage, et finalement on lustre la surface, comme du reste- celle du marbre, avec des chiffons de laine graissés d'encaustique. I. A l'étranger, où le plâtre manque, on emploie de la chaux. En Italie, les beaux stucs sont faits avec du marbre brûlé et réduit en poudre. 240 l'art dans la maison. Le stuc, quand il est savamment traité, imite le marbre à s'y méprendre. Toutefois, on agira sagement en n'en usant qu'avec précaution, et seulement pour les lieux de passage. Employés par trop grande quantité, le marbre et ses imitations produisent, en effet, une impression glaciale, que justifie, du reste, leur toucher. Ce n'est pas sans raison qu'on dit, en manière de pro- verbe, « dur et froid comme le marbre ». En outre, dans les revêtements de muraille, on fera bien d'avoir égard, comme dans le mobilier, à la résistance et à la pesanteur spécifique de ces lourdes matières. Il arrive trop sou- vent, notamment dans la peinture des escaliers, qu'on repré- sente une énorme paroi de marbre, suspendue au-dessus d'un lambris d'appui en délicate marqueterie de bois ; c'est là un contre-sens ridicule, car la raison indique qu'on doit toujours observer une progression logique, dans la disposition des matériaux employés. Fig. 148. Sculpteur achevant un vase de marbre. TROISIÈME PARTIE GRAMMAIRE DE L'AMEUBLEMENT A seconde partie de notre étude nous a familiarisés avec l'emploi,non pas de tous les matériaux usités dans l'habitation, leur nombre, nous l'avons dit, est en quelque sorte infini, mais avec ceux qu'il nous importait surtout de con- naître. Grâce à ce travail préliminaire, nous voici à même de raisonner sur ces matières, jadis pour nous un peu abstraites, et qui désormais nous sont presque familières. Nous sommes en mesure de discuter avec nos fournisseurs, et assez renseignés pour ne point accepter, comme parole d'Évangile, tout ce qu'il plait à certains importuns de nous raconter. Est-ce à dire, toute- fois, que nous devions nous considérer comme aussi compétents queies gens du métier? Point encore, car ils ont de plus que nous l'expérience qui nous fait défaut. Cette expérience, nous n'avons certainement point la prétention de l'acquérir par un multiple 242 l'art dans la maison. apprentissage; mais nous pouvons la remplacer, dans une cer- taine mesure, par la constatation d'une suite de principes, par la connaissance d'un ensemble de règles, dictés par le bon sens, contrôlés par le bon goût, et dont l'observation nous permettra de ne point commettre de trop lourdes fautes ? Mais, demandera-t-on, ces principes dictés par le bon sens, ces règles contrôlées par le bon goût, dont on ne saurait nier l'existence puisqu'ils sont mis journellement en pratique, ces règles, ces principes, ont-ils été consignés quelque part? La ((Grammaire» qu'il faut nous apprendre, a-t-elle jamais été écrite? — Jamais, que nous sachions; et c'est là, justement, ce qui va faire l'attrait tout spécial de cette nouvelle partie de notre étude. Nous allons essayer, en effet, de dégager la vérité d'une suite d'observations plus ou moins ingénieuses, embrassant les différentes opérations auxquelles donne lieu la constitution d'un mobilier. Puis, par un enchaînement logique, nous déduirons les conséquences qui naissent de chaque vérité ainsi acquise, et, pour donner à nos constatations un caractère plus saisissant, au fur et à mesure que ces vérités se présenteront à notre esprit, nous les formulerons en manière de préceptes ou d'axiomes. De cette façon, notre (( Grammaire» prendra corps peu à peu, et se constituera en quelque sorte d'elle-même. Pour parfaire ce travail, notre tâche sera moins difficile et moins rude, au reste, qu'elle ne semble au premier abord; nous n'aurons guère besoin, en effet, que d'user de logique, et il serait réciproquement incivil de supposer que nous en man- quons. Quelque peu de goût nous sera également nécessaire. Mais Chenier définit le goût ((un bon sens délicat», et de son côté Descartes, aux premières pages de sa Méthode^ affirme, non sans malice, que chacun de nous possède autant de bon sens qu'il en peut souhaiter. Nous voici, par conséquent, encore de ce côté, pourvus au gré de nos désirs. Toute la ques- tion réside donc dans la délicatesse de notre bon sens, dans une sorte d'acuité, c'est-à-dire dans une nuance qui se peut acquérir. Dès lors, il n'est rien qui puisse nous empêcher d'écrire ensemble une : l'art dans la maison. GRAMMAIRE DE L'AMEUBLEMENT 1. L'aspect extérieur de l'habitation peut comporter un hommage rendu au public, une condescendance au gout dominant, une soumission respectueuse a des lois d'ensemble. La décoration intérieure doit, au contraire, refléter nos préoccupations personnelles, être en harmonie avec nos aptitudes, nos ressources, nos besoins et nos gouts. voici une première proposition, sur laquelle, semble-t-il, nous ne pouvons manquer d'être d'accord. Il est clair, que dans la parure extérieure de notre habitation, nous sommes soumis à mille obligations, parfois impérieuses, mais plus souvent de simple convenance, qui peuvent, dans une large mesure, influer sur l'aspect général de notre logis. Habitons-nous la ville, ce sont ' les exigences de l'alignement, les nécessités de la voirie, le besoin de raccorder notre demeure à celles qui l'avoisinent, de façon à ne pas créer de disparate choquant. A la campagne, le petit nombre des matériaux mis à notre disposition, les habi- tudes locales avec lesquelles il nous faut compter, une certaine dignité, le désir d'affirmer notre rang, la nature même du site, constituent autant de conditions particulières, à l'influence des- quelles il n'est jamais permis de se dérober complètement. Est-ce à dire, qu'en nous inclinant devant ces obligations, nous fassions acte de dissimulation ? — En aucune manière. — C'est simplement un hommage, que nous rendons à nos conci- toyens. Notre maison fait partie d'un tout, il est indispensable qu'elle ne dépare pas l'ensemble. Elle frappe le regard du pas- sant, nous faisons en sorte qu'elle ne le blesse point. Mais une fois notre seuil franchi et la porte fermée, les choses changent. Notre intérieur, en contact permanent avec notre personne, n'a plus à compter avec les exigences publiques; il relève directe- ment de nous-même. Il doit porter uniquement l'empreinte de notre goût. Si l'on nous permettait une image triviale, nous dirions que l'habitation peut se comparer à la toilette. Extérieurement nous 244 l'art dans la maison. sommes obligés de compter avec la mode, de ne pas trop nous singulariser, de revêtir à certains jours, ou à certaines heures, l'habit noir et la chemise plastronnée ; mais pour ce qu'on peut appeler la toilette intérieure, ni le public, ni nos amis n'ont rien à y voir, et nous sommes libres, si bon nous semble, de porter de la flanelle, ou de n'en pas porter. Notez encore, qu'agir de la sorte, c'est prendre exemple direc- tement sur la nature. Considérez, en effet, le corps humain; son admirable symétrie extérieure n'a nullement, comme corollaire obligé, une symétrie intérieure qui compliquerait inutilement les fonctions de la vie. Le cœur est un viscère unique, dont le pen- dant n'existe pas. L'estomac est un sac informe, et les poumons sont inégaux. Pour les mêmes raisons, la coupe d'une maison, qui est en quelque sorte l'autopsie de cette maison, nous montre des pièces diversement distribuées suivant les besoins de l'habita- tion, et ne répondant pas aux divisions extérieures (voir les planches ci-contre). Bien mieux, il est à remarquer que notre façade doit être, du haut en bas, également parée; serait-il raison- nable que, de la cave au grenier, il en fut de même à l'intérieur ? Nous voilà donc avec le champ libre devant nous. Or, s'il est vrai, comme on le prétend avec raison, que rien n'est plus détestable qu'une habitation sans caractère, non seulement parce qu'elle ne dit rien à l'esprit, mais encore parce qu'elle expose le visiteur à des erreurs constantes; il est bien évident que le caractère de l'habitation doit être, sous peine de dissi- mulation, en harmonie avec celui de la personne qui l'a décorée, qui s'y est établie, installée, en un mot avec le caractère de celui qui l'habite. IL La première condition a exiger d'une habitation, c'est qu'elle soit habitable. Pour être habitable, elle doit, non seulement être suffisamment vaste, saine et bien close, mais il faut encore qu'elle réponde a nos gouts, et que les con- VENANCES Y SOIENT OBSERVÉES. — Le début de cette seconde proposition, empressons-nous de le reconnaître, ressemble quelque peu à l'énoncé d'une des vérités chères au regretté l'art dans la maison. 245 M. de La Palisse, et cependant combien d'habitations, même parmi les plus coûteuses, sont relativement inhabitables. La seconde partie de notre proposition, en complétant notre pensée, lui assigne, du reste, sa vraie portée. On peut admettre, en effet, que pour fêtre primitif, inculte, grossier, pour le sauvage, pour le barbare, une tannière, bien chaude en hiver, bien fraîche en été, puisse constituer une sorte de paradis. Pour l'homme instruit, raisonnable, pensant, pour l'homme d'esprit, pour l'homme de goût, cette caverne serait un enfer. Envisageons maintenant l'excès opposé, la maison est admi- rabie ; tous les arts se sont réunis pour l'embellir; en est-elle forcément plus habitable ? Un poète du siècle dernier se charge de nous répondre : Architectes, doreurs, peintres et statuaires. Accourez, hâtez-vous, Damon veut un palais. Bronzes, marbres, tableaux assemblés à grands frais. L'art n'a rien épargné; mais ce lieu délectable, A force d'être beau, cesse d'être habitable. On le montre, on le voit, mais on n'y loge pas. Et son maître discret s'exile au galetas. Ce double exemple, semble-t-il, suffit à nous montrer combien il est indispensable que les convenances soient observées dans notre habitation. Mais que doit-on entendre par ce mot conve- nance ? Cette question nous amène à notre troisième proposi- tion, qui n'est à bien prendre, qu'une définition. III. On donne, en matière d'ameublement, le nom de con- venance, au rapport exact qui doit exister entre l'objet et sa destination, entre la forme de cet objet et l'usage auquel il s'adapte, entre le decor et la nature de l'objet. Eh bien, supposons pour un instant, que du bas en haut de notre maison, cette règle de convenance soit strictement observée, qu'en résultera-t-il ? Il arrivera que chaque pièce du mobilier, chaque trait de la décoration, et la forme de chaque objet ayant un lien étroit avec l'usage auquel il est destiné, notre demeure sera agencée, disposée, décorée, meublée, suivant les préférences d'esprit, les besoins, les habitudes, la position 246 l'art dans la maison. occupée dans le monde par celui qui l'habite. Elle se modèlera, par conséquent, sur son âge, sur ses goûts, sa fortune, ses anté- riorités, ses alliances, et se proportionnera à la famille qu'il compte y recevoir. Comme conséquence un pareil logis annon- cera, dès Tantichambre, quel ton il convient qu'on prenne, à quel personnage on va avoir affaire, quelles préoccupations le dominent, et, pour peu que ce logis soit gai ou sombre, vif ou terne, éclatant ou monochrome, nous serons préparés, dès son abord, à nous conformer aux sentiments, dont il est l'expression. Ces premières vérités acquises, examinons maintenant de quelle façon il nous faut opérer, non seulement pour que les convenances soient observées, c'est-à-dire pour que notre habi- tation soit habitable, mais encore pour que notre demeure soit disposée avec art, et décorée avec goût. IV. La beauté dans la décoration, résultant de l'intro- duction de la variété dans l'unité, toute décoration bien comprise, doit procéder d'uN point de départ unique. Est-Íl nécessaire qu'une décoration soit variée ? Assurément oui ; le fait n'est même pas discutable. Pour ne citer qu'un exemple, une pièce qui, du parquet à la corniche, meubles et murailles, serait décorée d'une seule couleur, d'un même ton, d'une nuance unique, serait d'une monotonie désespérante. Lamothe Houdard a eu grande raison de l'écrire : L'ennui naquit un jour de l'uniformité. Toute décoration convenable comporte donc une certaine va- riété. Mais qui dit variété, ne dit pas désordre. Les divers objets, concourant à meubler une pièce ou à l'orner, doivent avoir un lien entre eux. Ils doivent se rattacher les uns aux autres, sinon par une similitude fatigante, du moins par de piquantes ana- lògies. La nature, au reste, est encore ici pour nous un guide précieux, un modèle -salutaire, qu'on ne saurait trop consul- ter. Prenez une fleur, une rose par exemple, certes voilà un objet qui est w;z, cependant quoi de plus varié que les éléments l'art dans la maison. dont cette rose est composée? Pédoncules, pétales, pistiles, diffèrent entre eux, au point qu'on n'en pourrait trouver deux qui soient exactement pareils. Malgré cela, l'analogie crée un lien si étroit entre ces éléments si variés, que pas un de nous n'aura jamais l'idée de contester l'unité d'une rose. Prenez maintenant vingt roses, formez en un bouquet. Toutes les roses seront plus ou moins différentes de taille, de nuance, de forme, de couleur, de maturité. Grâce à l'analogie, cepen- dant le bouquet sera un. Introduisez, dans ce bouquet, divers objets en bois, en étoffe, en métal, l'analogie cesse et l'unité disparaît. Eh' bien, dans la décoration et dans l'ameublement, il en est de même. L'unité y est aussi indispensable que dans un bou- quet, et, comme pour le bouquet, cette unité est obtenue par des analogies, qui donnent aux divers membres du mobilier une sorte d'air de famille. Mais ces analogies ne peuvent se produire d'une façon régulière, normale, méthodique, qu'à une condition expresse; c'est que la décoration procédera d'un point de départ unique. Voilà pourquoi, dès le principe, il faut choisir une base sur laquelle on puisse se repérer constamment. Voilà pour- quoi il faut ne pas hésiter à adopter, dès le début, un parti bien accentué, et à faire dépendre de ce parti pris les grandes lignes de la décoration. V. Pour être logique, toute décoration s'appliquant a l'habitation doit, ou bien prendre son point de départ dans la parure fixe de la pièce a décorer, ou bien choisir pour base sa parure mobile. CcttC pPOpOsition hous CSt déjà presque familière, car nous avons eu l'occasion d'en indiquer l'importance, et d'en constater la justesse, lorsque nous nous occupions du papier peint. En effet, ou notre décoration résultera principalement de l'architecture même de la pièce, de ses pro- portions, des lambris et des tentures décorant ses murailles, des ornements encadrant ses portes, des peintures enjolivant ses trumeaux; ou, au contraire, elle résultera plus particulièrement des meubles et des objets d'art, de sièges et de vitrines, de 248 l'art dans la maison. tableaux ou de miroirs, disposés d'une façon plus ou moins pittoresque. Dans le premier cas, on pourra dire que la décoration vaut par elle-même. Chargée d'occuper et d'orner les surfaces planes, c'est à elle, en effet, qu'incombe principalement le soin de con- tenter l'œil et de satisfaire l'esprit ; dès lors, le mobilier et les objets d'art complémentaires doivent, autant que possible, se raccorder avec elle, et, de toute façon, s'inspirer de son carac- tère dominant. Dans le second cas, il n'en est plus ainsi ; le mobilier et les objets d'art devenant le principal, la décora- tion fixe ou murale ne constitue plus qu'une sorte de repous- soir chargé de mettre ces objets en lumière, de les faire valoir, et qui doit, par conséquent, leur être subordonné à son tour. VI. La décoration fixe est généralement plus solennelle. Dans la décoration mobile, au contraire, le caractère per- sonnee est toujours plus accentué. — La décoratiou fixe étant liée à l'architecture même de l'habitation, participe de son caractère relativement immuable. Elle semble, en conséquence, toujours moins personnelle, moins intime ; elle sent davantage l'apparat. Mais, précisément à cause de cette solennité, elle peut parfois être l'interprète plus fidèle de certaines exigences de situation. La décoration mobile, par contre, sans cesse remaniée, se pliant à toutes les fantaisies, et suivant toutes les fluctuations du goût, se conforme davantage à nos impressions journa- lières. Elle est, en quelque sorte, le miroir où se reflètent les préoccupations du maître et de la maîtresse de la maison. Elle se trouve, en outre, plus en harmonie avec nos fortunes incer- taines, nos goûts variables, nos habitudes de changement. A tous ces titres, elle s'impose surtout dans les classes moyennes, et chez les artistes, pour lesquels aucune décoration fixe n'a la saveur d'une œuvre d'art de qualité supérieure. Chacun de ces deux points de départ, on le voit, a son importance et sa raison d'être. Il n'est donc pas indifférent de l'art dans la maison. 249 choisir l'un ou l'autre, car de ce choix va dépendre, en grande partie, l'aspect de notre habitation. VII. Pour orner l'intérieur d'une maison, soit d'une déco- ration fixe, soit d'une décoration mobile, l'artiste et l'homme de gout n'ont a leur disposition, que des formes et des cou- leurs. — (( Quand la maison est bâtie, rien n'est fait. Arrivent le menuisier, le tapissier, le peintre, le doreur, le sculpteur, l'ébéniste. Il faut ensuite des glaces, et poser des tableaux et des sonnettes partout, le dedans occupe trois fois plus de temps que la construction de l'hôtel, les antichambres, les escaliers dérobés, les dégagements, les commodités, tout cela est à l'in- fini». Ainsi s'exprimait, il y a juste un siècle. Mercier, ce por- traitiste consciencieux de la vie parisienne. Ajoutons bien vite que rien n'a changé depuis lors. La décoration et l'ameuble- ment d'une habitation, hôtel ou appar- tement, est demeurée une chose toujours extraordinairement compliquée. Vingt corps d'é- tat différents sont à mettre en mouvement et à faire manœuvrer, pour at- teindre, en temps oppor- tun, le but qu'on se pro- pose. Mille objets sont à choisir ou à faire exé- cuter, puis à grouper de façon à ce qu'ils s'harmonisent. Certes, nous ne manquerions pas d'être débordés si nous voulions, dans notre Grammaire, étudier isolément chacun de ces diiîé- Pig. 150. Coin de salon (exemple de décoration mobile). 32 250 l'art dans la maison. rents objets. Toutefois, il convient de remarquer que l'im- pression produite en nous, par chacune des surfaces que frappent nos regards, prend sa source dans la couleur dont cette surface est revêtue et dans la forme qu'elle exprime. Au lieu donc de nous égarer dans un détail infini d'objets, fort étrangers les uns aux autres, nous allons procéder tout simplement à l'étude des formes et des couleurs ; et cela est d'autant plus logique, que le problème, poursuivi par les artistes décora- teurs, consiste précisément à créer une heureuse concordance entre ces deux éléments constitutifs de toute décoration. VIII. Chaque forme prise individuellement a une valeur et une signification precises. lorsque la forme se fond dans un emsemble, cette valeur et cette signification deviennent purement relatives. Il en est de meme des couleurs. ToUt est relatif, en effet, dans la décoration et dans l'ameublement. La courbure d'un arc peut être très belle en soi, majestueuse, imposante, et perdre toute sa beauté, toute sa valeur, par suite de l'insuffisance des piliers ou des pieds-droits qui supportent sa retombée. Une stalle du xv® siècle pourra être superbe de lignes, très précieuse d'exécution, et produire le plus misérable effet, étant placée dans un salon Louis XV. C'est que, dans ces deux cas, la discordance des formes gâte tout le charme, qu'on ne manquerait pas de trouver à une ligne correcte ou à un objet de prix, s'ils étaient autrement encadrés. Les dimensions elles-mêmes n'ont qu'une valeur relative. Telle pièce qui est vaste, comme chambre à coucher, devient étroite si l'on en veut faire un salon. Pour les couleurs, il n'en est pas autrement, et un coussin rouge ne produit pas la même impression, s'il est posé sur un canapé vert ou sur un fauteuil bleu. C'est donc non seulement la signification des formes et des couleurs qu'il va nous falloir étudier, mais surtout les rapports des formes et des couleurs entre elles, et les lois qui régissent ces rapports. Cette recherche est d'autant plus indis- pensable, que ce n'est pas seulement entre elles que les lignes et les couleurs doivent s'harmoniser, mais encore avec nous-mêmes. l'art dans la maison. 251 IX. Employées et combinées avec art, les formes comme les couleurs peuvent exprimer des idées, parler un langage et se conformer a une disposition spéciale de notre esprit. Vollà ce que les femmes savent infiniment mieux que le plus érudit d'entre nous. Bien qu'elles analysent rarement l'effet de leur parure, et en tout cas, ne nous livrent jamais le sujet de leurs méditations, elles ne cessent cependant de méditer sur l'effet des couleurs et sur l'éloquence des formes. Aucune d'elles n'ignore l'émotion que peut provoquer une boucle de cheveux oubliée avec art, le ragoût d'un nœud de rubans rouges détachant ses rutilances sur un corsage noir, ou d'une touffe de roses-thé s'épanouissant sur un velours grenat. Beaucoup spéculent même sur l'indiscrétion lascive de certains plis, sur l'influence suggestive d\m contour nettement accusé. Elles ont infiniment raison. Depuis longtemps, les plus illustres penseurs, n'ont-ils pas reconnu la puissance indiscutable des couleurs et des lignes? « Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, écrit Pascal toute la face de la terre aurait changé ». Ce qui est vrai, pour les traits du visage et pour la parure, ne saurait manquer de l'être également pour l'ornementation du logis. Bien combinées, les inflexions de lignes qui s'asso- cient agissent sur nos sens, comme une série de sons produisant une mélodie; et l'on peut ajouter, que l'association de ces lignes avec des couleurs, est comparable à la résonnance simul- tanée de plusieurs sons formant des accords. X. Indépendamment du langage qu'elle concourt a exprimer en étant associée avec d'aUTRES lignes, chaque ligne a sa signification individuelle, la ligne droite, exprimant des idées viriles et de résistance, la ligne courbe des idées d'union et de flexibilité, la ligne brisée le mouvement, et par conséquent la vie. — Ici, nous soptons du domaine du raisonnement et de la pure logique, pour pénétrer dans celui 1. 'Pensées, i''" partie, article IX, pensée XLVI. 252 l'art dans la maison. du sentiment. Personne ne l'ignore, l'impression, que pro- duisent uniformément en nous certains spectacles, échappe, dans une large mesure, à l'analyse, quoique cette impression, cepen- dant, n'en existe pas moins très vive et très pressante. Quand, en outre, on a la preuve que, depuis des milliers d'années, cette même impression a été ressentie, et a persisté chez les peuples les plus divers, on est, semble-t-il, fondé à la consi- dérer comme bien et dûment constatée. Dans le cas spécial qui nous occupe, il est clair, par exemple — pour citer uniquement les lignes fondamentales, — que la ligne droite, aussi bien dans le monde moral que dans le monde matériel, évoque des idées de rectitude, de fermeté, de résistance que ne saurait exprimer une ligne courbe, emblème par excel- lence de la souplesse et de la flexibilité. Il est pareillement évi- dent que la ligne courbe, qui, si je puis dire ainsi, décrit ponc- tuellement sa trajectoire, évoque des idées de régularité et de correction, que ne saurait présenter la ligne brisée, laquelle pro- cède par saccades et par soubresauts. XI. Suivant la place qu'elles occupent et la façon dont elles sont disposées, les lignes peuvent encore concourir a l'expression de certains sentiments speciaux i ainsi, c'est le propre des lignes droites horizontales d'exprimer la quié- tude, le calme, la duree, alors que la vue des verticales produit en nous des sentiments d'exaltation et d'inquiétude teintée de poésie. — Qui de uous, pénétrant dans ces vastes nefs du Moyen Age, dont les piliers s'élancent vers le ciel, avec une hardiesse incomparable, ne s'est senti envahi par un trouble mystérieux plein de poésie et de charme? Qui de nous, à la vue de toutes ces longues colonnettes, alignant leurs profils déliés et se dressant, s'allongeant, s'étirant, pour finir par se conjoindre, comme à regret, en une voûte qui nous paraît située à des hauteurs vertigineuses, n'a senti un monde de pensées mal définies bouillonner en lui, et une émotion singulière le gagner, le pénétrer, l'étreindre? Qui de nous, en été, assis au bord de la mer, et contemplant l'art dans la maison. 253 réternelle horizontalité, n'a éprouvé une quiétude bienfaisante et n'a senti s'estomper ses chagrins, ses réflexions s'assoupir, son cerveau se calmer? Reportez-vous, par le souvenir, à la saison des bains de mer, aux longs séjours sur la plage. Vingt fois, faute de penser, vous avez laissé la conversation s'éteindre, vingt fois vous avez laissé tomber votre livre des mains, et, pour retrouver quelque vivacité d'esprit ou de langage, vous avez dû, chère lectrice, tourner le dos à l'océan, ou vous absorber obstinément dans un de ces menus travaux, qui sont la ressource des heures oisives. N'en rougissez pas, malgré son merveilleux esprit, la mar- quise de Sévigné ressentait ce même abandon, ce même trouble, et, pour le combattre, devait recourir à des subterfuges de même sorte. Et voilà comment, sans que nous en ayons cons- cience, la vue des longues horizontalités apaise notre esprit, calme nos emportements, et provoque des idées de durée, de stabilité, de quiétude, alors que l'abus des lignes verticales surexcite notre imagination, développe nos dispositions au mysticisme, et, entraînant nos regards vers des espaces mal définis, nous porte à des extases teintées de poésie. Qu'on ne parle pas, en effet, de la grandeur du spectacle ou de la sainteté du lieu. Une interminable rue, avec ses rangées de maisons toutes pareilles, toutes alignées, nous rend aussi bêtes, que le fait l'océan. Un vieux donjon, une montagne, un obélisque, produisent le même effet qu'une église. Couchez une colonne à terre, votre esprit demeurera placide, dressez-là, soudain il sera pris d'un trouble mal défini. XII. Par la répétition, la valeur et la signification de chaque ligne se corroborent et s'affirment ; par la contra- s'atténuent et s'altèrent — . diction, elles L'impression, que nous ressentons en face de l'architecture, et, du reste, égale- ment en face des spectacles naturels, en contemplant ce que nous appelons une horizontalité ou une verticalité, est le plus souvent provoquée par un grand nombre de lignes verticales ou de lignes horizontales, qui s'étendent parallèlement ou sont 254 l'art dans la maison. groupées en un même faisceau. Ces lignes, par leur répétition, augmentent dans une proportion considérable l'impression par nous ressentie. C'est pourquoi les architectes du Moyen Age, voulant accroître l'effet produit par les lignes verticales de leurs églises, les ont multipliées à l'infini, alors qu'ils morce- laient avec acharnement les lignes horizontales. Entrez dans une cathédrale, supprimez, par la pensée, les seize colonnettes qui enveloppent le pilier, et ren- dez à celui-ci sa forme pri- mitive, massive et brutale, laissez au contraire les saillies horizontales s'étendre à loisir, et former de larges plates- bandes. Comme le montrent, du reste, nos figures i5i et i 52 qui, placées l'une sur l'autre, se couvriraient exac- tement, rien n'est changé dans, l'ossature de l'édifice, et sa signification, cependant, est toute différente. Dix navires, coupant de leurs longs mâts l'horizon, produiront pour Fig. 151, l'océan, un effet tout pareil, Fig. 152. contraire, mais de même or- dre. On sent immédiatement quel parti un décorateur habile peut tirer de la constatation d'abord, et ensuite de la mise en pratique de cette loi générale. XIII. Dans le dessin d'un lambris, ou dans la composition d'un meuble, les lignes courbes ne doivent être employées qu'avec beaucoup de circonspection dans le sens vertical. Par contre, elles figurent avec bonheur dans le sens hori- zontal, et sont encore a leur place a la jonction des lignes horizontales et des verticales, qui encadrent une ornemen- TATioN. — Quel est le caractère distinctif des lignes courbes? l'art dans la maison. 255 C'est, nous l'avons dit, d'être éminemment souples et flexibles. Dès lors, il serait malséant de les employer comme un support, puisque, par le fait même de leur souplesse et de leur flexi- bilité, elles sont inaptes à rien supporter. Or, les lignes verti- cales, dans la décoration comme dans l'architecture, délimitent pres- que toujours des masses portantes. Il ne faut donc employer les lignes courbes, dans le sens vertical, qu'avec une prudence extrême. Elles sont seulement tolérables, lorsqu'elles viennent appuyer et consolider les lignes droites, comme font les consoles renversées servant de contreforts, ou les cor- roborer, comme font les profils et moulures, qui enveloppent les co- lonnes, les pilastres, etc. Tout au contraire, leur souplesse extrême, leur vibrante flexibilité convien- nent admirablement pour établir un rapport entre deux perpendicu- laires droites, sèches, qui, sans elles, pourraient risquer de ne se rencontrer jamais, et pour adoucir l'acuité de certains angles, dont la raideur s'accorde mal avec le ca- ractère conciliant de certaines or- ^'^"empYoyeSTeïreusLefidlnrirs^n's • , , vertical. — Horloge, style Louis XIV nementatlOnS. (Mobilier national). XIV. La ligne brisée, exprimant le mouvement et la vie, ne saurait convenir a une décoration fixe, parce que, celle- ci, par sa nature meme, exprime des idées de durée. il en est tout autrement pour la décoration mobile. Il eSt bien évi- dent, en effet, qu'une boiserie, une corniche, un lambris, une cheminée, qui sont plaqués à demeure contre notre muraille, 25Ó l'art dans la maison. doivent avoir une apparence de solidité, de résistance, de durée, que ne saurait leur communiquer l'emploi des lignes brisées, lesquelles, par les angles qu'elles produisent, et par la multiplicité des surfaces qu'elles développent, éloignent toute idée de durée et de solidité. Les meubles eux-mêmes participent, dans une très large mesure, à cette préoccupation. Ceux qui sont à poste fixe surtout, réclament, dans leur struc- ture, l'emploi exclusif des lignes droites ou courbes. Pour la décoration mobile, c'est le contraire qui se produit. Autant il serait ridicule de briser, à l'aide de bossages plus ou moins élégants, la tablette supé- rieure d'une cheminée; autant il serait maladroit fig. )5.1. d'établir un niveau exact, régulier, entre les som- mets des différents objets qui décorent cette ta- blette, de façon à ce que ces sommets décrivent fig. 155. une courbe régulière (voir fig. 154), ou présentent une ligne droite parallèle à leur ligne de base (voir fig. i55). Une pareille régularité, non seule- ment contrarierait les regards, mais blesserait la raison. De même, lorsque vous accrochez une suite de tableaux à la muraille, gardez-vous de les assortir de même taille, ou, si le hasard les présente ainsi, de faire régner leurs bases à une même hauteur, de façon à ce que les cadres forment deux lignes droites, parallèles, se raccordant aux grands traits horizontaux de la décoration. Il suffit qu'un tableau soit posé sur la muraille et ne fasse pas corps avec elle, pour que son caractère de mo- bilité doive être accentué. Toutefois, si vos tableaux sont dis- posés de telle façon qu'il s'en trouve seulement un sur chaque panneau, ce tableau, isolé, pourra se raccorder avec un pen- dant, également isolé sur un autre panneau, parce qu'alors la l'art dans la maison. 257 ligne décorative se trouve rompue, et que ces deux tableaux séparés, forment une équivalence symétrique et non plus un ensemble. XV. La ligne brisée, étant, dans la plastique et la décora- tion, l'image fidèle du mouvement et de la vie, exprime, suivant les dispositions Qu'elle affecte, des idées gaies ou TRISTES. — Humbert de Superville, dans un ouvrage très recherché, très curieux, mais rare et peu connu', démontre, à l'aide des trois figures ci-dessous, qu'il suffit d'un léger déplacement des lignes fondamentales du visage humain, pour Fig. 156. Fig. 157. Fig. 158. exprimer très clairement des sentiments fort divers, et même radicalement contradictoires. Lorsque les traits, formant la bouche et les yeux, restent parallèles à la ligne du nez, la figure (voir i56) respire le calme le plus complet, lorsque ces mêmes traits prolongés forment un angle dont la pointe est dirigée vers le sol, la physionomie (voir iSy) exprime la gaîté, lorsque l'angle dresse son som- met en l'air, la figure (voir i58) prend, au contraire, un air de désolation fort remarquable. La constatation faite par Humbert de Superville, est donc excessivement ingénieuse, est-elle bien neuve? — Assurément non. En choisissant le peuplier comme « arbre de la liberté » et le saule pleureur, ainsi que le sapin, comme arbres spéciale- ment funèbres, nos ancêtres n'ont fait que mettre en pratique, et I. Les Signes inconditionnels de Vart. 33 258 l'art dans la maison. cela bien des siècles avant lui, les remarques de l'auteur des Signes inconditionnels. Pour nous, élargissons le cadre de cette curieuse observation. Appliquons, sinon à un homme, du moins à un pantin, la théorie de H. de Superville, et au lieu de mouve- menter seulement son visage, agitons encore ses bras. Grâce à leur doublé mouvement, nous obtiendrons, à droite et à gauche de chacun de nos petits pantins, deux nouveaux angles diver- sement tournés, et qui achèveront de donner à Tun de nos bonshommes son aspect désolé, alors que l'autre affectera un air de contentement non discutable. Cependant, pour l'un au moins de ces deux pantins, les lignes de bras, en venant se joindre au centre de notre figure (voir n° 160), for- nieront un angle, dont la position semble, au premier abord, en l'art dans la maison. contradiction flagrante avec nos prémisses. Qu'en faut-il donc conclure? Il faut en conclure, que le caractère d'une ligne brisée symétrique, ressort bien moins de la position de son angle central, que de la direction de ses derniers branchements. Et, si nous appliquons cette observation nouvelle à nos physiono- mies de tout à l'heure (voir fig. i6i et 162), nous constaterons que notre déduction est juste, car leur expression n'est pas sensiblement modifiée par l'adjonction de l'angle pointé, qui relie les lignes des yeux et de la bouche. Comme à toute observation, il faut une conclusion pratique. nous aurons soin que la ligne brisée, formée par le sommet des divers objets, composant nos garnitures de cheminée ou sur- montant les tablettes de nos meubles, se termine toujours par des angles ayant leur pointe tournée vers le sol (voir fig. i63). De cette façon, cette ligne brisée exprimera certainement un sentiment gai et concourra, dans la mesure qui lui est propre, à animer joyeusement la pièce, à la décoration de laquelle elle participe; alors que le contraire ne manquerait pas d'avoir ' ' • M.T. lieu, si les pointes de nos deux angles extrêmes étaient tournées en l'air (voir fig. 164). Fig. 163. 2Ó0 l art dans la maison. XVI. Dans la combinaison des lignes brisées, il faut éviter avec soin toute progression arithmétique, parce qu'elle déplace l'aplomb, rompt l'équilibre et nuit a la symétrie. Supposons que nous ayons trois tableaux, de largeur égale, mais Fig. 165. de hauteurs différentes, et que nous nous proposions de loger ces trois tableaux dans un panneau A B C D (voir fig. i65). Suppo- sons encore que notre premier tableau a, pour hauteur, i mètre, Fig. 166. notre second tableau 2 mètres, notre troisième tableau 3 mètres, ce qui constitue une progression arithmétique. Comment dispo- serons-nous ces trois tableaux? — Eh bien, nous éviterons avec soin de les placer dans l'ordre de leur progression, parce que, de la sorte, la ligne brisée, formée par leurs sommets, pourrait L ART DANS LA MAISON. 261 se résumer dans une ligne droite B F, ce qui lui enlèverait déjà une grande partie de ses qualités vitales d'animation ; en outre, parce que formant escalier, cette ligne brisée ferait perdre tout aplomb à notre décoration. Tandis que si nous employons une autre disposition (voir fig. 166), la ligne reprend en partie les qualités expressives qu'on est en droit d'exiger d'elle, et la décoration retrouve un équilibre qu'elle avait perdu. Cette remarque s'applique également aux surfaces déco- ratives. Supposons que nous ayons un panneau à diviser en trois parties, représentant en largeur la progression arithmé- Fig. 167. Fig. 168. tique 1,2, 3. Respecterons-nous cette progression, comme cela est indiqué dans notre figure 167? — En aucune façon. Nous aurons, au contraire^ bien soin de rompre cette progression pour que notre panneau présente, dans sa décoration, une symétrie relative, qui seule peut lui donner l'aplomb dont il a besoin. (Voir comme exemple la figure 168.) XVII. La symétrie, dans la décoration, existe non /:•! seule- MENT QUAND IL y A PARITÉ, MAIS ENCORE QUAND IL y A ANALOGIE ; LES RÈGLES QU'eLLE PRESCRIT s 'iMPOSENT UNIQUEMENT DANS LE SENS DE LA LARGEUR ET NON DANS CELUI DE LA HAUTEUR. « La raison qui fait que la symétrie plait à Tâme, écrit Montesquieu, c'est qu'elle lui épargne de la peine, qu'elle la soulage et qu'elle coupe, pour ainsi dire, l'ouvrage par la moitié»'. Elle ne peut, I. Voir Montesquieu, Goût, Symétrie. 202 l'art dans la maison. en outre, manquer de nous être précieuse, parce qu'elle com- porte des idées d'ordre, de méthode qui sont toujours agréables à l'esprit. Toutefois, ainsi que le remarque PascaT, notre œil prenant modèle sur le corps humain, qui est seulement symé- trique dans le sens de la largeur, ne considère pas la symétrie dans le sens de la hauteur comme indispensable; et, plus indulgent encore, lorsqu'il s'agit de décoration, il n'exige pas, comme cela a lieu dans la nature « le rapprochement et la juste correspondance de deux parties semblables quoiqu'inversement disposées»^; il se contente de simples analogies. Ainsi, deux tableaux de sujets divers, d'école différente, de dimensions autres, peuvent se faire pendant, c'est-à-dire con- courir à la symétrie d'une décoration, parce qu'il y a ana- logie entre la nature même de ces deux masses décoratives. Une plaque en faïence, d'une tonalité claire, peut devenir symétrique à une aquarelle de même taille, montée sur de grandes marges, parce qu'il y a analogie de dimensions et de coloration ; ainsi de suite. La parité n'est donc pas indispen- sable, on peut se contenter de ce que Vitruve a si bien défini le conveniens consensus'^ \ et certaines différences, à condition de n'être point outrées, peuvent même accentuer utilement le caractère pittoresque de la décoration. XVIII. La décoration comme la nature a horreur du vide. — Si l'horreur de la nature pour le vide a cessé d'être une vérité de la physique, elle n'en est pas moins restée une vérité de l'ordre sentimental. La sensation que nous éprouvons à la vue d'un trou béant, le vertige qui nous saisit lorsque nous sommes isolés sur un sommet, juchés sur une haute plate-forme ou penchés sur le bord d'un précipicesont trop caractéristiques 1. '■Pensées XXV, 77. (Edition Havet.) 2. Lévêque, Science du Beau, tome II, page 340. 3. \oïv Yt\rchitecture de Vitruve, i®r livre. (Edition Panckoucke, tome I, page 44.) 4. C'est ce que constate Pascal dans son admirable langage : « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut pour marcher à son ordinaire, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination pré- vaudra. Plusieurs ne sauroient en soutenir la pensée sans pâlir et suer ». (Pensées, i" partie, article VI, page 10.) l'art dans la maison. 263 pour qu'on n'en doive pas tenir compte. Dans l'art décoratif il en est de même. Chaque vide pratiqué dans un plein, excite une sorte de répulsion instinctive, qu'il serait peut-être difficile d'expliquer, mais dont il serait imprudent de ne pas tenir compte. C'est pourquoi, de toute antiquité, les architectes ha- biles et les décorateurs ont entouré leurs portes et leurs fenêtres de chambranles aux solides profils, qui semblent être des sortes de balustrades, de garde-fous élevés autour de ce vide (voir fig. 169). Voilà aussi pourquoi les glaces, qui simulent un trou fait dans la muraille, ont également besoin d'être encadrées par des bordures largement moulurées et surtout bien visibles. Fig. 169. Encadrement d'une porte vitrée (d'après Meissonnier). Pour la même raison, lorsque vous exécuterez une décoration fixe, vous aurez soin de tenir le champ qui encadre votre panneau un tant soit peu plus large, dans la partie verticale avoisinant la porte, que dans celle correspondante, qui touche à l'encoignure du mur. Enfin, si votre décoration est mobile et que vous ayez à suspeñdre un tableau entre la porte et l'angle de la muraille, ayez soin de 204 ne pas l'accrocher au milieu juste, mais de l'éloigner, au contraire, un peu de la partie vide. Par un singulier effet d'optique, ainsi placé, ce tableau paraîtra mieux d'aplomb, et semblera tout à fait au milieu du panneau. XIX. Par leur emploi exclusif, ou tout au moins général, a un moment donné, certaines formes deviennent la caracté- ristique d'un peuple, d'une nation, d'un régime, d'une époque, alors elles concourent a constituer ce qu'on est convenu d'appeler les styles — . Après avoir constaté que les formes expriment un langage capable d'impressionner l'esprit de l'homme civilisé, après nous être rendu compte de la significa- tion de chacune des lignes principales, employées dans l'archi- tecture et la décoration, nous ne devons pas être surpris, qu'à certaines époques, certains peuples aient affiché une préférence marquée pour certaines lignes, pour certaines formes, qui con- cordaient d'une façon particulière avec leur état intellectuel, ou avec leur situation morale. C'est ainsi, qu'il nous semble tout naturel que la Grèce anti- que, dont toute la civilisation était fondée sur le raisonnement et la libre discussion, ait marqué un goût spécial pour les «plates-bandes » et pour les lignes horizontales, dont ces «plates- bandes » sont constituées, parce que ces lignes expriment des idées de calme et de réflexion. Pour les mêmes raisons, le Moyen Age, cette époque ténébreuse et mystique, dont toutes les aspirations tendaient vers le firmament, devait affectionner les lignes verticales. Or, c'est par le choix de certaines lignes, par la préférence accordée à certaines formes, et par l'usage plus général, presque exclusif de ces lignes et de ces formes, que se consti- l'art dans la maison. 2ó5 tuent ce qu'on est convenu d'appeler les styles. Un style se caractérise, en effet, soit par la répétition inconsciente de formes, qui satisfont d'une façon plus spéciale aux besoins ou aux convenances d'une époque, et finissent par devenir, ainsi, la note typique de cette époque ; soit par ^ la recherche, et l'ap- plication par les ar- tistes, de formes et d'ornements, qui sem- blent à ceux-ci répon- dre plus spécialement au goût et à l'idéal de leur entourage, et qui paraissent le mieux, à leurs yeux, s'harmo- niser avec les tendan- ces de leurs contem- porains. Et voilà comment les styles de la Grèce antique se caractéri- sent par « les ordres », ceux de Rome par le cintre, le Moyen Age français par l'ogive, Fig. 170. la Renaissance par la Qui de nous oserait faire asseoir une contemporaine de colonnette, l'époque M™e de Pompadour dans un siège ogival ? de Louis XIII par le balustre, celle de Louis XIV par le lambrequin, celle de Louis XV par la rocaille, le règne de Louis XVI par la perle et l'acanthe, et le premier Empire (hélas !) par l'abus incons- cient des attributs h i. Le lecteur qui voudra suivre Tenchaínement des styles français, les trouvera longuement expliqués et sévèrement déduits dans I'Art a travers les mceurs, qui forme, en quelque sorte, le préambule philosophique du présent ouvrage. 34 206 l'art dans la maison. XX. Les styles anciens, étant l'expression d'un idéal qui n'est plus le notre, la conséquence de besoins, de nécessités ou DE CONVENANCES QUI ONT CESSÉ d'ÉTRE, NE PEUVENT PLUS NOUS SATISFAIRE d'une FAÇON ABSOLUE. — Ccrtcs CQ u'cst pas uii iTiince bonheur, ni une faible gloire pour notre France, que d'avoir, non seulement créé tout d'une pièce ce merveilleux art ogival, si improprement qualifié de style gothique^ mais encore d'avoir, en moins de trois siècles, enfanté une succession de cinq styles bien définis. Ce n'est pas pour notre pays une médiocre illustra- tion, que d'avoir imposé à ces styles des noms bien français, et d'avoir incarné dans chacun d'eux un sentiment bien dis- tinct: L'élégance et la grâce dans le style Renaissance, la vigueur et la robustesse dans le style Louis XIII, la richesse et la somptuosité dans celui qui porte le nom de Louis XIV, l'incohérence et la galanterie dans le style Louis XV, enfin dans le style Louis XVI la modestie et la distinction. Mais cette gloire, cette illustration, ce bonheur ne doivent point nous arrête-r dans la voie des adaptations, ni fermer pour toujours l'ère des transformations, car jamais deux époques ne se répètent d'une façon identique. La civilisation, en effet, dans les étapes successives qu'elle franchit, façonne les hommes à son image. Par suite de nos occupations sédentaires, nos corps ne sont plus taillés sur le même patron, ni construits avec les mêmes muscles qu'aux siècles passés. Nous trouverions ridicule d'endosser les vête- ments de nos ancêtres; l'est-il beaucoup moins de copier ser- vilement leur mobilier ? Qui de nous oserait faire asseoir une contemporaine de de Pompadour dans un siège ogival ? Cependant nous nous y asseyons nous-mêmes. Dans un autre ordre d'idées, est-il moins étrange de prélasser nos sombres habits noirs, étriqués et lugubres, dans des fauteuils dorés couverts d'un resplendissant velours à parterre ? Il est clair, cependant, que les sièges étaient fondés à être plus somptueux, quand ils devaient entrer en contact avec un habit comme celui de Bassompière, qui avait coûté 14,000 livres, comme l'habit de drap d'argent, brodé d'or et doublé de l'art dans la maison. 267 martre, du marquis de Stainville, habit dont la doublure seule valait 8,000 écus, ou encore comme celui que le marquis de Mirepoix louait 2,000 livres à son tailleur, pour le mettre une fois, à l'arrivée de la Dauphine. Se figure-t-on les ducs de Chartres et de Penthièvre, tout vêtus d'or des pieds à la tête, avec leurs boutonnières brodées en diamants, tels enfin qu'ils assistèrent au baptême du duc de Bourgogne, s'asseyant dans un de nos crapauds contemporains, ou s'étendant dans une de nos ganaches en molesquine! Sommes-nous moins extravagants, lorsque nous prélassons nos vestons en cheviott dans les fau- teuils ruisselant de dorure, et contemporains de M""® de Pom- padour, alors que celte dame exigeait de ses invités, même aux plus intimes réceptions, qu'ils revêtissent une sorte de livrée, faite de velours pourpre, et ornée d'une broderie d'or de douze cents livres ' ? On comprend à quels contre sens on s'expose, en voulant se montrer trop respectueux du passé. Certes, il est agréable, pour les esprits paresseux, incertains, qui se sentent ou se croyent incapables d'efforts soutenus, de puiser à pleines mains dans le bagage de leurs devanciers. Certes, il est commode, pour des cerveaux fatigués, de mettre à contribution la puissance créatrice d'un Le Brun, la furie magistrale d'un Lepautre, la grâce aimable d'un Berain, l'infatigable imagination d'un Meisson- nier, ou encore la débordante fécondité d'un Lafosse, livrant à ses contemporains et à la postérité, toute une série de composi- tions, les plus complexes, les plus variées, les plus troublantes, traduisant en trumeaux et en dessus de portes la Perse, la Chine, l'Egypte, l'Abondance, la Justice, la Magnificence et la Raison d'État, et combinant en cartouches ou en dessus de che- minées, les Indes, l'Hypocrisie, l'Erreur et la Prélature. — Cer- I. Voir les Mémoires de Barbier, tome V, page 138. — Il nous souvient d'avoir entendu un éminent collectionneur de ce temps, reprocher amèrement à M. Talabot d'avoir mutilé le boudoir de la Duthé, dont le célèbre financier avait fait son cabinet de travail. Aux arabes- ques amoureuses de Van Spaendonck, M. Talabot avait substitué des locomotives en carton doré. L'innovation, il faut l'avouer, était d'un effet médiocre, plus barbare que raffiné, mais n'eut-il pas été plus ridicule encore de voir un grave ingénieur combiner ses calculs, supputer ses profils, et recevoir ses collaborateurs, entre le carquois de Cupidon et quelques duos de tourterelles roucoulantes ? tes, c'est chose aisée et facile, que d'emprunter, de toutes pièces, ses crédences à Ducerceau, ses portiques à Diéterlin, ses fleurs à Ranson, ses arabesques à Claude Gillot ou à Salembier, ses orfèvreries à Etienne Delaulne ou à Germain, ses sculptures à Toro, ses intérieurs à Blondel, et ses meubles à Boule, à Prieur, à Radel, à Boucher fils et2à6L8a Londe. Mais, en usant de la sorte, « nous ressemblons proprement, comme dit Mon- taigne % a celuy qui ayant besoing de feu, en iroit quérir chez son voisin, et y en ayant trouvé un beau et grand, s'arresteroit à se chauffer sans plus se souvenir d'en rapporter chez soy ». Et, comme ajoute ce grand penseur : « Que nous sert-il d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère, si elle ne se trans- forme en nous, si elle ne nous fortifie ? » XXI. La première condition d'une habitation étant d'être HABITABLE, LE MOBILIER ET LA DÉCORATION ARCHAÏQUES NE DOI- VENT ÊTRE EMPLOYES QU'AVEC MODERATION. ILS PEUVENT NOUS AIDER DANS LA COMPOSITION DE NOTRE AMEUBLEMENT, ILS NE DOI- s'iMPOSER ' VENT JAMAIS d uNE FAÇON TYRANNIQUE. XOUTE RESTITU- TION, QUI A LA PRETENTION D'ÊTRE PURE, EST UNE SOTTISE OU UNE duperie. — (( Qui est-ce qui ne distingue pas la direction de l'esprit et du goût de chaque période, par les détails des usten- siles domestiques, des objets de luxe ou de nécessité, auxquels involontairement l'ouvrier donne l'empreinte des formes, des contours et des types en usage de son tems? Ne comptons-nous pas les générations, si l'on peut dire, par les formes des tables, des meubles, des tapisseries ))^. Ainsi s'expriment deux hommes du métier, deux maîtres, dont personne n'osera discuter la parfaite compétence. Or, si les meubles reflètent, d'une façon si éloquente, les mœurs qui ont présidé à leur naissance, comment a-t-il pu nous venir à l'esprit, à nous, dont les mœurs sont si différentes, d'appliquer à nos besoins un mobilier, dans lequel s'incarne un passé avec lequel nous n'avons plus que d'imperceptibles 1. Essais, Livre I, chapitre xiv. 2. Voir Percier et Fontaine, Recueil de décorations intérieures, Paris, 1812. l'art dans la maison. 269 rapports ? En quoi l'ameublement du Moyen Age peut-il nous convenir, lui qui est dessiné, combiné, construit en vue de la fuite rapide? En quoi ce mobilier, où tout meuble se traduit par un coffre, qui peut se pla- cer à dos de mulet, et toute tenture, en une tapisserie, qui se loge dans le coffre ; en quoi cet ameublement, qui répon- dait à merveille aux préoccu- pations d'un temps, où le sei- gneur, changeant de résidence, emportait avec lui tout ce qu'il possédait, et ne trouvait nulle sécurité pour ses biens, là où il n'était pas en personne, peut-il s'adapter à nos mœurs plus calmes et à nos habitudes casanières ? Comment l'ameublement de la Renaissance et celui du XVII® siècle pourraient-ils nous satisfaire davantage, eux qui sont dessinés, combinés, construits pour de vastes ap- partements, alors que nous en habitons d'étroits, pour de hautes salles, alors que nos plafonds sont bas, pour meubles de ce temps étaient faits une société où tout était PO"'" d'autres corps que les nôtres. apparat, luxe brillant, éti- quette et représentation, alors que chez nous, l'apparat est banni et que l'étiquette et la représentation ne sont plus de mise? Si des apparences extérieures, nous passions au confor- table, nous aurions bien d'autres mécomptes à enregistrer. Le moindre des petits bourgeois de nos jours est cent fois plus 270 l'art dans la maison. commodément installé, que les plus grands seigneurs des siècles passés. Nous n'avons point idée, en effet, de la gêne et du malaise, aux- quels nos brillants ancêtres étaient soumis. Jusqu'au xvif siècle, on conserva l'habitude de manger à deux, à la même écuelle ; de là l'expression : « Cum poto et cochleari, être à pot et à cuiller avec quelqu'un», pour dire qu'on mangeait habituellement avec lui. Quant aux fourchettes, aux nappes, aux serviettes, nous verrons, lorsque nous nous occuperons de la Salle à manger, qu'il en était à peine question. Et notez que cette habitude de manger à deux, dans un même plat, habitude qui nous répu- gnerait singulièrement aujourd'hui, constituait un grand progrès. L'assiette commune avait remplacé, avec d'incomparables avan- tages d'élégance et de propreté, le morceau de pain ou de bois appelé tranchoir ou tailloir^ sur lequel, dans le principe, on recevait ses aliments et qu'on jetait ensuite dans le « pot aux aumosnes» pour être distribué aux malheureux Une pareille promiscuité entraînait, on le comprend, une assez mauvaise tenue à table. On voyait des femmes de mérite, comme M"® de Gournay, « quand les autres parloient, ôter un râtelier de dents de loup marin qu'elle avoit, et se dépêcher de doubler les morceaux, et après mettre son râtelier » pour pouvoir parler à son tour Le prince de Guéménée éclabous- sait jusqu'à son chapeau lorsqu'il mangeait de l'omelette L Le chancelier Séguier était encore moins appétissant dans sa tenue, non seulement il mangeait avec ses doigts, ce qui était général à cette époque, mais « il faisoit une capilotade du plat qu'on lui servoit», se «lavoit les mains tout à son aise dans la sauce» et, dans la plus illustre compagnie, se curait la bouche avec son couteau d'une façon si répugnante, que le cardinal de Richelieu commanda à son maître-d'hôtel de faire épointer tous ses couteaux, pour éviter que le chancelier se livrât devant lui à ce récurage malpropre 4^. 1. Voir Viollet-le-Duc, Dictionnaire du Mobilier, tome I, page 2. Tallemant, tome II, page 127. 3. Tallemant, tome III, page 422. 4. Tallemant, tome IV, page 39. l'art dans la maison. 271 Si une table pareille nous séduit peu, il faut bien avouer que le lit n'est pas pour nous offrir une compensation bien grande. Jusqu'au commencement de ce siècle, on ne connut que la pail- lasse, pour tout sommier. Au xv® siècle, « coucher sur la paille était un grand luxe » \ Les lits d'alors, comme du reste tous les meubles de ce temps, étaient faits, cela se voit assez, pour d'autres corps que les nôtres. Leurs angles aigus, leurs dures surfaces ne peuvent satisfaire que des gens pétris d'une pâte plus robuste. Ils sont bons pour le repos, non pour la mollesse. Ils conviennent à des muscles rompus aux fatigues physiques, et non pas à des formes délicates amollies par l'oisiveté. Dans quelques instants, quand nous nous occuperons de l'éclairage et du chauffage, nous verrons à quels autres supplices étaient soumis nos malheureux ancêtres. Pauvres gens, C'étoient là de plaisans Héros, Qui n'avoient, pas même en décembre, De vitres pour clore leur chambre. Ni de chemises sur leur dos 2. Non seulement pendant le Moyen Age et la Renaissance, ils gelèrent dans les salles immenses des grands châteaux, mais encore les veillées en hiver leur étaient en quelque sorte interdites. En ces temps primitifs, la chandelle (il n'est pas encore question de la bougie) constituait un luxe princier. Dans beaucoup d'habitations, on se servait de torches de bois sec en- duites de résine. Ainsi donc point de lampes point de lustres, de candélabres, de chandeliers. Point de pendules non plus, ni d'horloges, quant aux glaces, — charmantes lectrices, retenez bien ceci — absence complète. Il faudra attendre que Henri II appelle à Saint-Germain le vénitien Teseo Mutio, ou que, sous Charles IX, Fabiano Salviati transporte en France sa précieuse 1. Voir Baudrillart, Histoire du luxe, torne. III. 2. Perrault, Parallèle des anciens et des modernes. 3. Au commencement de ce siècle, on avait encore les yeux si mal habitués à un éclairage un peu vif, que M"»® de Genlis attribue aux ravages produits par les lampes du trop fameux Quinquet, la myopie de ses jeunes contemporains : a Depuis que les lampes sont à la mode, écrit cette dame, ce sont les jeunes gens qui portent des lunettes, et l'on ne trouve plus de bons yeux que parmi les vieillards, qui ont conservé l'habitude de lire et d'écrire avec une bougie voilée par un garde-vue». {Etiquettes de la Cour, tome 1, page 310.) 272 l'art dans la maison. industrie, pour qu'elles cessent d'être un ornement quasi-royal. De petits miroirs grands comme la main, en métal, et munis d'un volet de peur que l'air à la longue n'oxyde la plaque polie, voilà tout ce qu'on avait alors. Et c'est au milieu d'un mobilier pareil qu'il nous faudrait vivre, nous, gens du xix® siècle ! La chose semble bien invraisemblable. Avec le xvii^ siècle, il est vrai, la société française commence à revêtir son caractère vraiment moderne. La vie, telle que nous la comprenons, avec ses salons, ses théâtres, ses conver- sations, ses promenades, prend naissance autour de l'hôtel de Rambouillet. Mais est-ce à dire que nous puissions copier encore minutieusement les aménagements de cette époque? — En aucune façon h II s'en faut de beaucoup, en eifet, que les diverses pièces, qui nous paraissent aujourd'hui fondamentales, qui sont à nos yeux constitutives en quelque sorte d'une habita- tion normale, aient régulièrement existé à ce moment. Il y a deux siècles « les personnes les plus riches, et les plus distin- guées, par leur rang et par leur naissance vivoient en famille ; de façon que le maître, la maîtresse, les enfants et les domesti- ques se trouvoient réunis dans une même chambre, qui servoit à la fois de cabinet d'étude, de chambre à recevoir, de chambre à coucher, de salle à manger et même de cuisine»^. Allez donc avec nos goûts, nos mœurs, nos usages, tabler sur un amalgame pareil. Même dans les palais royaux, une confusion singulière se pro- duisait. En lySS, le duc de Luynes, mal édifié sur le nom des diverses pièces dont se composait l'appartement du roi, et sur leur destination respective, questionna M. de Gesvres, qui était fort au courant du service de la cour. « Après le lever du Roi, lui répondit ce haut personnage, les huissiers de la chambre 1. Un seul détail de mœurs nous montrera à quels obstacles nous ne manquerions pas de nous heurter.* A Versailles, écrit Viollet-le-Duc, les seigneurs de la cour de Louis XIV se trouvaient dans la nécessité de se mettre à leur aise dans les corridors, faute de cabi- nets... Un jour, que nous visitions, étant très jeune, le palais de Saint-Cloud avec une respectable dame qui avait connu la cour de Louis XV, passant près d'un couloir empesté, elle ne put retenir cette exclamation de regret a cette odeur me rappelle un bien beau temps! ». [Dictionnaire (Varchitecture, tome VI, page 163.) 2. Mémoires dans lequel on cherche à déterminer, quelle influence les moeurs des Français ont stir leur santé, par M. Maret, Amiens, 1762, page 106. du Roi vont garder la salle du trône, qui devient chambre du Roi, et l'huissier du cabinet s'empare de la porte de cette pièce où le Roi couche, et alors cette pièce devient cabinet du Con- seil, où les personnes qui ont les entrées du Conseil entrent. Quand le Roi sort de son arrière cabinet, alors tout le monde sort de cette pièce, qui devient cabinet des Perruques. Quand 273 le Roi est poudré et accommodé, il entre dans l'intérieur; alors cela redevient cabinet du Conseil, et ceux qui ont attendu dans la pièce des Chiens, restent dans cette pièce, où le Roi couche, laquelle change à tout moment de dénomination » Le duc de Luynes voulut bien se déclarer satisfait de cette explication, je souhaite qu'elle vous satisfasse pareillement. En tout cas, elle doit nous prouver combien il serait impru- dent de prétendre restituer intégralement un appartement dans un style défini ; car, alors même qu'on parviendrait à composer une pièce d'une pureté parfaite, celle-ci détonnerait forcément avec la pièce voisine, nécessairement conçue dans un autre I. Mémoires du duc de Luynes, tome XIV, page 168. Fig. 172. Petit miroir métallique à volet, du xvie siècle. 35 274 l'art dans la maison. esprit. Or, il faut bien se convaincre, qu'il n'est pas plus ridi- cule de placer un petit meuble Renaissance, à côté d'un fauteuil Louis XIV, que de passer d'un salon Louis XVI dans une salle à manger Henri IL Mais du reste, quand bien même nous par- viendrions à résoudre ce difficile problème, irons-nous, pour rester purs, nous soumettre à toutes les misères auxquelles nos ancêtres étaient soumis? — Assurément non, car ce serait une duperie. En admettant même que nous consentissions d'être dupes, ne serait-ce pas assez de nos vêtements modernes, pour détonner dans cet ensemble d'un archaïsme parfait? Et si nous étions assez épris de purisme, pour endosser un costume du temps, pourrions-nous obliger nos amis à une mascarade pareille, et exiger de nos visiteurs une perpétuelle tenue de carnaval ? — Le supposer serait folie. XXII. L'harmonie générale d'une pièce résultant, tout d'abord, de ses bonnes proportions, il importe, avant tout, dans la construction et la distribution d'une habitation, de régler les dimensions exactes, largeur, longueur, hauteur, que doit normalement affecter chaque pièce ; car, une pièce trouve l'expression de son caractère dans le rapport qui règle ses dimensions. — Etant admis que l'habitation doit être édifiée et distribuée pour la plus grande commodité de l'habi- tant, et non pas suivant un ensemble d'usages en cours à une époque, où nous n'avions pas (et pour cause) voix au chapitre, le premier point, qui doit nous préoccuper dans l'aménagement de cette habitation, c'est que les diverses pièces, dont elle se compose, soient, comme dimensions et comme proportions, en harmonie avec l'emploi auquel elles sont destinées. Il est clair, en effet, qu'un salon où nous devons recevoir beaucoup de monde, doit être plus vaste qu'une chambre destinée à nous abriter seul, et qu'au contraire, un cabinet, où nous ne passons que quelques instants, doit être d'une moindre étendue que les pièces où s'écoule une partie de notre vie. La forme, en outre, doit varier avec la destination. On com- prend aisément, que certaines proportions s'imposent d'elles- l'art dans la maison. 275 mêmes, ou sont dictées par le meuble principal, qui donne à la pièce sa signification précise. Ainsi l'on conçoit qu'un cabinet de toilette doit être moins allongé qu'une chambre à coucher, et qu'une antichambre, pour être belle, doit être presque carrée. Ces précautions sont la conséquence directe de ce principe, que le rapport réglant entre elles les dimensions d'une pièce, imprime à celle-ci son véritable caractère. XXIII. Les trois dimensions, hauteur, largeur, profon- deur, répondent respectivement a des idees d'élévation, de stabilité, de mystere. — Les dimensions, s'exprimant par des lignes généralement simples, ont tout naturellement, et comme les lignes dont elles se composent, un langage et une significa- tion. Aussi, suivant que l'une de ces dimensions prime les autres, le caractère de la pièce change et se modifie. Faut-il un exemple ? A mesure que le plafond s'élève, les lignes verticales augmentent d'importance ; leur signification s'accroît et prédo- mine; dès lors l'ensemble de la pièce prend un caractère de majesté, d'élévation, qu'elle n'avait pas auparavant. Si, au con- traire, c'est en largeur que le développement se manifeste, les lignes horizontales deviennent plus expressives, et alors ce sont les idées de calme, de tranquillité, de stabilité qui se font jour. La profondeur s'accentue-t-elle d'une façon particulière, à mesure que la muraille s'éloigne, la partie qui l'avoisine devient moins visible, plus incertaine, et par conséquent, plus mysté- rieuse. La première loi à observer, est donc de bien régler les dimensions de nos diverses pièces, puisque ces dimensions ont une infiuence si décisive sur leur caractère. XXIV. Sacrifier une des trois dimensions, c'est accroître proportionnellement les deux autres. —• DailS l 'édificatioU d'une maison, on se heurte souvent à des exigences de construe- tion, qui ne permettent pas d'accorder aux pièces les dimen- sions théoriques que comporte leur caractère. On conçoit, en effet, que si l'on est forcé de placer côte à côte deux chambres dont l'une doit paraître beaucoup plus élevée que l'autre, pour 276 l'art dans la maison. obtenir matériellement et brutalement ce résultat, on se verrait naturellement entraîné à créer des différences parfois considé- rabies de niveau dans le plancher des étages supérieurs, diffé- rences qui, non seulement nuiraient à la solidité générale de la maison, mais encore, dans les grandes villes, rendraient les immeubles absolument impraticables. Pour parer à cette impos- sibilité, sans renoncer pour cela à imprimer à la pièce le carac- tère qu'on lui veut donner, on a remarqué que sacrifier une des trois dimensions, c'est accroître proportionnellement les deux autres. C'est ainsi que plus une pièce est étroite, et plus elle paraît profonde; et que, moins une pièce est haute, et plus elle paraît large. De même, pour la faire paraître plus haute, il suffit d'en diminuer l'étendue. On pourra donc, en sacrifiant habilement une des trois dimensions, arriver, le plus souvent, à donner approximativement, à la pièce que l'on décore, l'aspect général que sa destination réclame. XXV. Quand les dimensions sont concordantes, il arrive qu'elles se rachètent l'une l'autre, et dès lors se neutra- lisent. L'égalité des lignes et des surfaces engendrant for- cément la monotonie, toute surface présentant un carré parfait doit être bannie de la décoration, comme capable d'atténuer le caractère et la gaîté de la pièce — . Suppo- sons une pièce représentant un cube parfait ; toutes ses dimensions sont égales. Quel sera le caractère de cette pièce? Elle n'en aura aucun. Elle ne provoquera en nous ni un sentiment d'élévation, puisqu'elle, ne sera pas élevée, ni des idées de stabilité, puisqu'elle ne sera pas large, ni une sensation mystérieuse, puisqu'elle ne sera pas profonde. Ses dimensions, étant devenues concordantes, se neutralisent; dès lors, elleabdi- que tout caractère et devient d'une monotonie fâcheuse. Voilà pourquoi le carré parfait, qui exprime seulement l'unité, c'est- à-dire un seul des caractères de la beauté dans la décoration, doit être, autant que possible, remplacé par le rectangle, qui exprime la variété dans l'unité. l'art dans la maison. 277 XXVI. Lorsqu'on se trouve en présence de surfaces limi- tées, et dont les proportions ne peuvent être changees, on peut arriver, par d'ingénieux artifices, a en modifier la Fig. 173. Fig. 174. forme apparente et a en transformer l'aspect. lcs ppin- cipes que nous venons d'exposer, sont relativement faciles Fig. 175- à observer, et les précautions, que leur application néces- site, sont aisées à prendre lorsqu'on fait édifier un hôtel ou une maison. Mais si au lieu de construire nous-mêmes, nous deve- nous possesseurs d'un immeuble tout construit ; si dans cet immeuble il se rencontre de ces surfaces fautives, ou des pièces dont le caractère est en contradiction avec la destination que 278 l'art dans la maison. nous prétendons leur attribuer, en résultera-t-il que nous soyons obligés de changer cette destination ou de subir des proportions que nous avons déclarées condamnables? — En au- cune manière. Il est, dans ce cas, certains subterfuges ingénieux, auxquels on peut avoir recours, et qui modifient, d'une façon sensible, la dimension apparente des surfaces que nous avons sous les yeux. Il est clair, par exemple, que les deux figures lyS et 174, représentant l'une et l'autre un carré parfait, perdent leur caractère de monotonie, dès qu'elles sont coupées de lignes les divisant soit en hauteur ou en largeur. Dans l'un des deux cas, le carré paraît s'être élargi, dans l'autre il paraît s'être élevé. Dans tous les deux il a cessé d'être monotone. Passons à l'application de cette remarque. Nous voici en face d'une paroi (fig. lyS) qui présente un carré parfait, il suffira de diviser notre surface en trois parties bien distinctes, pour que ces parties, dominant la décoration, nous fassent oublier les dimensions primitives de la paroi et sa régularité déplaisante. XXVII. La prédominance donnée, dans la décoration, a certaines lignes, peut créer une illusion et modifier les dimensions apparentes d'une surface fixe. ainsi, toute déco- ration verticale a pour effet de faire paraître une pièce plus haute, toute décoration horizontale, au contraire, a pour résultat de la faire paraître plus basse et plus écrasée. — Ce que nous venons d'établir, dans la précédente pro- position, ne s'applique pas uniquement au carré parfait, mais à toutes les surfaces, quels que soient, du reste, les rapports qui règlent leurs dimensions. Qu'une paroi se trouve être trop étroite ou trop large, relativement au rôle que nous lui assi- gnons, nous pourrons, par un procédé analogue, en modifier l'étendue apparente. Pour atteindre ce but, nous n'aurons qu'à multiplier les divisions décoratives soit en hauteur, soit en lar- geur; car la prédominance de l'horizontalité des lignes décora- tives a pour résultat de faire paraître la surface décorée plus pesante, c'est-à-dire plus large, alors que celle de la verticalité a pour effet, au contraire, de les resserrer et de faire paraître la l'art DAx\S la maison. paroi qui les porte plus svelte, c'est-à-dire plus étroite. Ces mêmes observations nous permettront également de faire varier la hauteur apparente d'une pièce. Cette pièce est-elle trop haute ? Nous pouvons en atténuer l'élévation par une divi- sion des murailles en larges panneaux. En développant les moulures de la corniche, en donnant beaucoup d'importance à celles des plinthes, en un mot, en multipliant les lignes horizontales, nous arrivons, en effet, à créer une illusion qui nous rend la vérité moins déplaisante. La pièce est-elle trop basse? Ce sont, au contraire, les lignes verticales qu'il faut prodiguer. Nos panneaux devront être plus hauts que larges. Nous supprimerons les lambris d'appui, les plinthes, les cimaises, et nous réduirons la corniche à sa plus simple expression. Bien mieux, en faisant mordre notre corniche sur le plafond, nous diminuerons celui-ci, de façon à ce que, paraissant plus petit, il nous semblera placé à une plus grande distance. Nos deux figures 176 et 177, qui occupent exactement la même surface, montrent quel parti on peut tirer de la prédo- minance donnée, dans un sens ou dans l'autre, aux lignes prin- cipales. Elles prouvent comment, à l'aide d'adroits subterfuges, on parvient, sans toucher aux murs, à transformer certaines surfaces, et à modifier, pour l'œil, les dimensions apparentes d'une chambre ou d'un salon. XXVIII. Les couleurs peuvent également, dans une large mesure, contribuer x modifier la dimension apparente des pièces, et a changer les proportions des surfaces. les lignes ne sont pas la seule ressource que nous offre la décora- tion, pour nous permettre de modifier la surface apparente des objets. Les couleurs peuvent, elles aussi, nous être d'un puissant secours. En nous appuyant sur cette double consta- tation physique : 1° que les objets ou les surfaces colorés de nuances très claires, paraissent, à dimensions égales, toujours plus grands que ceux teintés de noir ou de brun; 2° que les objets ou les surfaces nous semblent d'autant plus petits qu'ils sont plus éloignés ; nous nous trouvons, dès le 28o l'art dans la maison. principe, en possession d'un premier moyen d'agrandir ou de rétrécir, dans une certaine mesure, la pièce que nous décorons. Suivant, en effet, que nous tiendrons la coloration murale plus ou moins foncée, la paroi pourra sembler plus ou moins grande, et par conséquent, plus ou moins loin de nous. La même règle s'applique au plafond, qui nous paraîtra sensible- ment plus éloigné, c'est-à-dire plus élevé, s'il est d'une couleur légèrement foncée, que s'il est simplement badigeonné de blanc. Ces subterfuges réclament beaucoup de prudence dans leur application, parce que les couleurs valent par leurs qualités propres, et encore par les qualités de celles qui les avoisinent. //■Tái/ssA/^r Fig. 176. Exemple de récrasement apparent d'une pièce produit parla prédominance des lignes horizontales. l'art dans la maison. XXIX. Les couleurs, comme les lignes, expriment un lan- gage. Comme elles, elles peuvent, par leur voisinage et leur opposition, s'affirmer ou se contredire. Elles peuvent, habi- lement groupées, produire de savantes harmonies, ou, reunies sans art, amener un effet criard et discordant. (( Il CSt certain que les couleurs influent sur nous, au point de nous égayer ou de nous attrister, suivant les nuances », écrit un humoriste célèbre, qui était en même temps un homme d'infiniment d'esprit', (c II y a des couleurs gaies, des couleurs tristes, écrit de son côté, un artiste de talent, dans un ouvrage I. Xavier de Maistrc, Voyag& autour de ma chambre, chapitre xi. 3Ó ff. ToussAwr. Fig. 177. Exemple de Télévation apparente produite dans une pièce par la prédominance des lignes verticales. 282 l'art dans la maison. rempli de vues ingénieuses ', et ce n'est pas par pure conven- tion qu'elles servent d'emblème à divers sentiments ». Après double aveu ; nous serions bien mal venus, à nier que les ce couleurs aient un langage. Chaque couleur, comme chaque mot donc en littérature, comme chaque note en musique, a sa signification personnelle ; et ce n'est pas sans motif qu'on se réjouit, Mademoiselle, de vos idées, couleur de rose^ ou qu'on se plaint. Monsieur, de ce que vous voyez, tout en noir. Mais là ne se borne pas la similitude ; chaque couleur, comme chaque mot, ou chaque note, prend une signification nouvelle, et modifie son sens propre, suivant le voisinage immédiat auquel elle est soumise. Mettrez-vous, Madame, votre jolie capote ponceau avec une robe noire ? — Assurément. — Et avec — — ? votre robe bleu-hussard ? En aucun cas. Pourquoi cela — Parce que le velours ponceau va bien avec le satin noir et ne va pas avec le bleu-hussard ? — Ainsi donc, il y a, vous le reconnaissez, des couleurs qui vont ou ne vont pas ensemble; comme il y a en musique, des accords et des notes discordantes ? — Cela est évident. — Eh bien ! les cacophonies étant aussi dangereuses dans une décoration que dans une symphonie, il est donc indispensable d'apporter, non seulement un très grand soin dans le choix des couleurs, mais encore, la plus grande prudence dans leur rapprochement. XXX. Les rapports des couleurs entre elles sont réglés théoriquement par des lois fixes, mais, dans la pratique, ces lois sont sujettes a mille dérogations dont il faut tenir U des éléments les plus importants dont on doive se compte. n la décoration, consiste dans la valeur de préoccuper, dans chaque ton, c'est-a-dire dans la somme d'ombre et de lumière — contenue dans ce ton. La science a divisé la lumière visible, c'est-à-dire la fraction lumineuse perceptible par nos yeux, en trois couleurs primitives, le rouge, le jaune et le bleu, et en trois couleurs secondaires, l'orangé, le vert, le violet; ces dernières, résultant d'un mélange binaire^ c'est-à-dire, de l'accouplement, I. Laurens, Éludes théoriques et pratiques sur le beau pittoresque, page 14. l'art dans la maison. 283 de runion de deux couleurs primitives. Elle a établi, ensuite, que tous les objets, dont nous percevons l'image, ne nous paraissent diversement colorés, que parceque chacun d'eux absorbe une certaine partie du faisceau lumineux, et ne rayonne quTin nombre restreint des vibrations qui l'éclairent. Ainsi, une étoffe rouge, ne nous paraît telle, que parce qu'elle absorbe tous les rayons bleus, violets, jaunes, orangés et verts, et ne nous rend que les rayons rouges. De même pour une étoffe bleue, une feuille verte, une pierre violette, une orange, etc. Si, après avoir séparé, à l'aide du prisme, les diverses couleurs qui com- posent la lumière, on réunit-, à faide d\m autre prisme, ces mêmes couleurs, de façon à reconstituer le faisceau, on retrouve la lumière blanche. Le blanc, comme fa reconnu Newton et comme, deux siècles avant lui, Léonard de Vinci ' bavait pro- clamé, n'est donc pas une couleur par lui-même, mais un composé de toutes les couleurs. On peut, du reste, se rendre compte de cette décomposition et de cette recomposi- tion du blanc, par une petite expérience, aussi simple que facile. Il suffit de disposer sur le disque d'une roulette, ou à défaut de roulette, d'un tourniquet quelconque, les six couleurs de l'arc-en-ciel, en égale étendue, et, de façon à ce qu'elles se suivent dans l'ordre indiqué par la nature. Cela fait, on anime le disque d'un mouvement très rapide de rotation, et les couleurs se fondant, la plaque apparaît non plus teintée en six couleurs, mais seulement d'un blanc légèrement sale, très caractéristique. Par le même procédé, on peut se convaincre que les couleurs intermédiaires, orangé, vert et violet, sont uniquement le ré- sultat d'un mélange et n'ont aucune origine propre, car, si on les supprime, et si l'on se contente de couvrir le disque des trois couleurs primitives^ rouge, jaune et bleu, également réparties, on obtient pareillement une coloration blanche. Enfin, ce même résultat peut encore s'obtenir d'une troisième façon et en rédui- sant à deux le nombre des couleurs placées sur le disque, à condition, que l'une des couleurs soit primitive, et que la seconde, soit le mélange binaire, formé par les deux autres cou- I. « // bianco non é per se colore, ma il ricetto di qiialunqiie colore ». 284 l'art dans la maison. leurs. A cause de cela, cette seconde couleur est qualifiée corn- plémentaire de la première. C'est ainsi que l'orangé est complé- mentaire du bleu, le vert du rouge et le violet du jaune Voilà ce qu'explique la science. L'expérience, de son côté, a démontré que les trois couleurs primitives à l'état cru, c'est-à- dire sans mélange aucun et à intensité égale, sont sans harmonie entre elles, soit qu'on les considère par paire, soit qu'on les envisage toutes les trois ensemble. Le jaune, par exemple, vu à côté du bleu, ou le rouge étendu à côté du jaune, forment un assemblage sans liaison. Si, au contraire, on place une couleur auprès de sa complémentaire, elle s'exalte. Un violet soutaché d'or, devient plus éclatant, un rouge bordé de vert prend une intensité plus grande, et réciproquement. Enfin, quand deux tons participent d'une même couleur, généralement ils s'har- mon i sent. Il n'est pas de femmes qui ne sachent admirablement cela, et voilà pourquoi les brunes aux carnations chaudes, choi- sissent pour leur parure habituelle, le jaune, l'orangé, le rouge et le brun, alors que les blondes, aux yeux bleus et aux fraîches carnations, accordent leurs préférences au bleu et au rose. Par la même raison, le blanc et le gris% qui participent de toutes les couleurs, s'harmonisent également avec toutes, il en est de même pour le noir qui est leur négation. C'est ce qui explique comment le liseré blanc, produit, dans la toilette fémi- nine, par une délicate dentelle, dans celle de l'homme, par la manchette ou le faux col, arrive le plus souvent à accorder deux couleurs, qui, sans cela, sympathiseraient médiocrement entre elles ; et aussi comment, dans certaines peintures, et notamment dans les vitraux, le trait noir qui cerne les figures, atténue dans une très vive mesure le caractère discordant de deux couleurs primitives juxtaposées. 1. C'est à une opération de cette nature, que se livrent les blanchisseuses et les raffi- neurs de sucre. Le sucre, comme le linge, étant d'un blanc jaune, tirant sur le roux (orangé), on arrive à les rendre tous deux d'une blancheur parfaite en leur adjoignant une petite quantité de bleu, qui est la couleur complémentaire de celle qui leur est na- turelle. 2. Les divers gris ne sont que le résultat, plus ou moins heureux, d'un mélange inégal des trois couleurs fondamentales, comme tels ils jouissent aussi de cette prérogative de s'accorder avec toutes les couleurs. l'art dans la maison. 285 Telles sont les vérités scientifiques, qui jaillissent en quelque sorte des observations de Léonard de Vinci, de Charles Bour- geois% de Gœthe^, de Eugène Delacroix^, de J.-B. Laurens'^, et des belles découvertes de Newton, de Helmholtz, de Vogel, surtout de celles de M. Chevreul ^ Il semble, après cela, qu'en possession de ces vérités scien- tifiques, il soit assez facile de .déterminer, avec une rectitude presque mathématique, quelles couleurs peuvent et doivent être associées ensemble, pour obtenir un effet cherché, et comment cette association doit se produire, pour que le résultat voulu puisse être exactement atteint. Malheureusement, dans la pra- tique, les choses se passent beaucoup moins rigoureusement que dans la théorie. Tout d'abord, il arrive qu'on a bien rarement affaire à des couleurs crues, c'est-à-dire sans mélange, et se pro- duisant avec une intensité moyenne. Les couleurs, avec les- quelles nous nous trouvons aux prises, sont toujours plus ou moins rompues par l'adjonction d'autres couleurs, en outre, elles contiennent une somme de lumière ou d'obscurité, plus ou moins grande. Or, cette somme de lumière ou d'obscurité, qu'on nomme la valeur^ et qui détermine le ton de la couleur, a parfois une telle influence sur celle-ci, que le ton arrive à dominer la couleur et à produire des accords inattendus. Ainsi le jaune et le bleu, couleurs primitives, sympathisent mal, quand elles sont rapprochées à égales « assez valeurs»; cependant un jaune très clair, mis à côté d'un bleu très foncé, produit une harmonie des plus agréables; pareillement, un jaune paille, mis en présence d'un bleu presque déteint, produit une harmonie charmante. Il en est de même pour le rose et le bleu très clair, quoique les couleurs, qui leur donnent naissance, le rouge et le bleu, soient antipathiques l'une à l'autre. 1. Voir son ^Mémoire lu à VAcadémie des sciences, le 22 juillet 1812, et aussi son Mamiel d'optique expérimentale. 2. Voir Eckermann, Conversations de Goethe. 3. Voir ses conversations avec M. Ch. Blanc, Grammaire des arts du dessin, page 604 et suivantes. Voir Etudes théoriques et pratiques sur le beau pittoresque dans les arts du dessin. 4. 5. Voir Loi du contraste simultané des couleurs. 286 l'art dans la maison. Ainsi, par des contrastes bien choisis de lumière et d'ombre, on peut non seulement atténuer heureusement les mauvais rap- ports de certaines couleurs, mais encore éveiller entre elles une sympathie qui les rende agréables. Bien mieux, on parvient même de la sorte à donner à certains tons un aspect absolu- ment différent de celui qui leur est propre. Les peintres, par exemple, savent parfaitement que lorsque la couleur dominante d'un tableau est un jaune ou un rouge puissant, toutes les parties teintées en gris deviennent bleues. Or, ce qui se produit dans la peinture, a lieu également dans la vie réelle, et pour l'éprouver, nous n'avons qu'à observer avec attention les mille et un spectacles, qui défilent chaque jour autour de nous. Vous sortez dans la rue, cher lecteur, le temps est beau, le soleil caresse de ses rayons une belle affiche verte. Vous vous approchez de l'affiche, vous la lisez avec attention, une minute, deux minutes se passent, vous regardez ensuite autour de vous, tout vous paraît rouge incandescent. -Pourquoi cela? parce que le rouge est la couleur complémentaire du vert, et que toute contemplation un peu attentive d'une couleur franche provoque chez nous l'apparition de sa complémentaire. Vous brodez un coussin rouge, chère lectrice, vous l'avez fixé pendant dix minutes sans lever la tête, une personne entre, votre sœur, votre fille, votre mère? «Eh, qu'avez-vous donc, vous écriez- vous, quelle mine, quel teint, êtes vous malade?» La personne que vous questionnez, s'approche de la glace et vous répond. « Mais non, je n'ai pas mauvaise mine et ne me suis jamais mieux portée ». De votre côté, vous insistez et vous avez raison. Sa figure, en effet, vous paraît livide, verdâtre, cadavérique. Pourquoi cela ? parce que le vert est la couleur complémentaire du rouge, que vous avez trop longtemps fixé. \'oulez-vous rendre plus frappante encore cette expérience. Reprenez la roulette ou le tourniquet dont nous nous sommes servis il n'y a qu'un instant. Au lieu de colorer le disque entière- ment et avec plusieurs teintes, comme nous avons fait tout à l'heure, couvrez-le seulement avec une couleur, et jusqu'à moitié de sa largeur, laissant en blanc, autour du rond central, une l'art dans la maison. 287 large bande circulaire. Maintenant imprimez un rapide mou- vement de rotation à l'appareil. Le disque coloré gardera sa couleur, mais la bande blanche perdra la sienne, et la nuance dont elle se colorera sera justement la complémentaire du ton central. Retenez bien le sens et la portée de cette petite expérience, car elle peut vous être, par la suite, d'un très grand secours. Elle vous permettra, en effet, chaque fois que vous le souhaiterez, de découvrir, sans effort, la nuance dont le rapprochement est le plus propre à faire ressortir la couleur que vous voulez em- ployer; et les chances d'erreur sont ici d'autant moins grandes, que vous pouvez toujours faire la preuve de votre première expérience. Il vous suffit pour cela de superposer, par portions égales, cette couleur nouvelle, sur celle qui l'a fait naître, et de vous assurer, si, fondues par la rotation, elles produisent du blanc ou un gris très accusé. XXXI. Le choix des couleurs ne doit jamais être aban- donné a l'improvisation. Il doit être, au contraire, l'oBJET d'une attention spéciale et de précautions infinies. — La petite digression expérimentale, à laquelle nous venons de nous livrer, montre aussi bien qu'un long traité scientifique, com- bien notre organisme, tout parfait qu'il puisse être, est sujet à l'illusion, et combien, dans le courant de la vie, il nous faut tenir compte de ces illusions, les contrôler, et au besoin les rectifier pour ne pas commettre de constantes erreurs. Dans fameublement, les occasions de se tromper étant encore plus fréquentes, car on les provoque en quelque sorte, il importe donc de redoubler de précautions. \'oulons-nous nous convaincre de la nécessité de ces précau- tions spéciales? Prenons une pièce, un salon, dont les rideaux sont d'un rouge ardent, cerise, grenat ou cramoisi. Le soleil entre gaiement dans ce salon, et sa lumière, qui se joue sur les meubles et les tapis, nous semble d un beau blanc, bien trans- parent et bien clair. Tirons nos rideaux. — Voilà qui est fait. — L'obscurité règne dans notre pièce. Ecartons-les maintenant 288 l'art dans la maison. légèrement au centre, de façon à laisser filtrer seulement un petit rayon du diamètre d'une pièce de cinq francs. A un mètre de son point de départ, recueillons ce rayon lumineux sur une feuille de papier, ou sur un écran bien blanc. De quelle cou- leur sera ce rayon ? Sera-t-il encore incolore ? — Non, il sera vert. Ainsi donc, il a suffi que notre filet lumineux passat dans le voisinage de deux surfaces rouges, pour qu'il prit, à nos yeux, une coloration complémentaire du rouge ; et, quand nous choisissons ici des rideaux cerise ou grenat, il va sans dire, que c'est simplement parce que le résultat obtenu est plus saisis- sant. Toute autre couleur produirait un effet de même nature Eh bien! cette coloration, qui nous frappe si vivement, lorsque notre rayon est condensé, concentré sur un petit espace, va-t-elle cesser, lorsque nous donnerons un plus libre accès au jour ? — Non pas; elle cessera, il est vrai, d'être sensible pour notre œil; mais elle n'en continuera pas moins de se manifester par les modifications qu'elle fera subir à la tonalité des murailles, ou des objets répartis dans notre pièce, et par les redoublements d'harmonie, ou par le désaccord, qui pourront advenir entre les diverses nuances de ces objets, sans que nous ayons conscience, toutefois, de leur cause primordiale. Au point de vue des cou- leurs, il se produit, en effet, dans notre système optique, une sorte accommodation constante, qui nous amène insensiblement à transposer toute une gamme de couleurs, comme un enfant transpose un air pour l'accommoder à sa voix, sans se douter de l'opération musicale à laquelle il se livre. C'est ainsi que le soleil couchant, empourprant l'horizon, éclaire les divers objets à sa portée d'une lumière d'un rouge intense, et cependant cette lumière nous paraît seulement être dorée. De même, si nous séjournons dans une chambre éclairée par un vitrail légèrement teinté, au bout d'un temps relativement très court, nous perdons la sensation de cet éclairage insolite, et nous continuons à per- cevoir la couleur du vitrail, mais non plus celle qui teinte les divers objets répartis dans la pièce; et ces derniers, pourvu qu'ils I. Cette curieuse expérience a été indiquée par Monge dans sa Géométrie descriptive, mais sans que l'illustre savant en tirat les enseignements qu'elle comporte. l'art dans la maison. 289 ne soient pas sous l'action directe d'un rayon de soleil, nous semblent revenus à leur coloration naturelle. On voit par là, combien ces petits problèmes sont délicats, et quelle discrétion, quel soin il faut apporter à leur solution. Peut-être pourrait-on parvenir à les résoudre scientifiquement, si l'on n'avait à compter qu'avec des modifications provenant des vitrages ou des rideaux, c'est-à-dire, de causes intérieures, mais il s'en faut de beaucoup que le rayon lumineux nous arrive du dehors à l'état de pureté absolue.. A la campagne, aussi bien que dans les villes, il n'est peut-être pas une maison, pas un appartement, pas une pièce, où la lumière pénètre à l'état pur, c'est-à-dire à l'état blanc, et sans avoir été préalablement plus ou moins modifiée par des reflets. A la campagne, elle s'est colorée en filtrant à travers un grand arbre, en frôlant une pelouse, une corbeille fleurie, le sable de l'allée. A la ville, ce sont les constructions voisines, qui l'ont plus ou moins altérée. Suivant que la maison, qui nous fait vis-à-vis, est en briques ou en pierres, la modification subie par le rayon lumineux est différente. En mer même, ou n'échappe pas à ces complications, le plus souvent impossibles à prévoir. Le mont Saint-Michel, sur son rocher de granit, isolé au milieu de l'eau, en offre un frappant exemple. Deux cellules qui se succèdent y sont, à cer- tailles heures du jour, éclairées, la première par une lumière ambrée, chaude et généreuse, la seconde par une lumière ver- dâtre, froide et sèche, qui forment un étonnant contraste. Cette différence provient de ce que la lumière, avant de pénétrer dans la première cellule, caresse un vieux mur roussi, alors qu'elle arrive dans la seconde, réfléchie par la masse glauque de la nappe d'eau qui entoure le mont. On fera donc bien, en présence de telles complications, de procéder seulement par empirisme (comme nous l'avons indiqué, d'ailleurs, dans le passage de ce livre relatif aux étoffes), de faire présenter conjointement, dans chaque pièce, toutes les surfaces colorées qui doivent s'harmoniser entre elles, et cela, en pro- cédant avec ordre; c'est-à-dire en posant d'abord les rideaux qui coloreront plus ou moins la prise de jour, ensuite le tapis 37 290 l'art dans la maison. qui recevra en plein la lumière et la réfléchira, puis la tenture qui formera le cadre, et enfln quelques-uns des principaux meubles, chargés de relier les uns aux autres les divers mem- bres de la décoration. XXXII. Dans le choix des couleurs, dans la distribution et la combinaison de leurs masses, il ne faut jamais perdre de vue qu'elles n'ont pas seulement pour objet de composer entre elles des ensembles harmonieux, mais qu'elles ont encore pour mission superieure d'encadrer convenablement et de faire valoir les personnes qui se trouvent dans la piece. — Cette proposition nous ramène à cette vérité que nous avons déjà proclamée, à propos des lignes, des formes et des styles, à savoir que l'habitation doit être, avant tout, façonnée et accommodée pour celui qui l'habite. Le choix et l'assorti- ment des couleurs employées réclament, en conséquence, des précautions nombreuses, car ce n'est point user d'un procédé aimable, que de faire paraître, grâce à d'imprudentes colora- tions, le teint d'une jolie femme rouge comme une pivoine, ou, au contraire, livide et terreux. Pour ne pas commettre de ces fautes malencontreuses, nous chercherons, tout d'abord, à nous rendre compte des qualités spéciales qui distinguent les couleurs, en nous plaçant, cette fois, non plus au point de vue scientifique, mais au point de vue du sentiment. Pour cela, nous remarquerons qu'on les divise en trois grandes catégories : 1° Les couleurs chaudes, qui sont celles où le jaune et le rouge dominent, telles que l'orangé, le cerise, l'écarlate, les bruns roux, le vert mousse, etc. ; 2° Les couleurs froides, qui sont celles où le bleu joue un rôle plus intense, comme l'azur, le vert glauque, le vert d'eau, le gris de perle, le violet clair, le gris cendré, etc., et enfin les couleurs neutres, qui sont le blanc, le noir, et les gris. Maintenant, quand il nous faudra faire un choix pour un ameublement, nous commencerons par bannir le noir, qui n'est, du reste, guère usité par grande masse. Cette négation de toute couleur est funèbre; elle exige l'adjonction de colorations très l'art dans la maison. 291 éclatantes, comme le ronge ou le jaune, pour combattre son aspect morose et désolé. Le blanc pur ne trouvera pas chez nous un meilleur accueil. Il est cependant fort goûté des gens économes, parce qu'il « s'éclaire y) bien ; mais mieux vaut ne pas marchander la bougie ; d'autant plus que le blanc est un fâcheux repoussoir, qui noircit, par contraste, les carnations les plus fraîches', et ne se contente pas d'assombrir les toilettes les plus claires et les plus brillantes, mais encore les épaissit ; car si le noir employé comme íonáboit les formes claires, le blanc,par contre, les alourdit ^ Les nuances froides s'éclairent bien, elles aussi, et donnent, le plus souvent, un reflet rosé aux carnations blanches; c'est ce qui a fait dire du bleu qu'il est « le fard des blondes». Par malheur, elles exaltent (le vert surtout) les visages colorés, au point de leur donner les apparences de la couperose. Les nuances chaudes palissent le teint, mais sans nuire à son éclat, et le rouge particulièrement, procédant d'une façon har- monique, convient à la grande majorité des carnations. C'est à cette raison qu'il doit le privilège de former, avec l'or, la base décorative de presque toutes les salles de spectacle. La consta- tation de ses qualités, du reste, ne date pas d'hierL Boursault déjà, dans son Mercure galant^ lui rendait, il y a plus de deux siècles, un légitime hommage. Il est vrai, le gros rouge est une couleur sombre, Qui détache la chair par le secours de l'ombre. Qu'on en ait un manteau sans ornement dessus, 1. « Les femmes, écrivait Bachaumont, en rendant compte de l'inauguration du théâtre français (Odéon), les femmes se plaignent que l'éclat du blanc, qui règne généralement dans la salle, affadit leurs traits et les éclipse tout à fait ». [Mémoires secrets, tome XX, page 210.) Nos grand-mères avaient grandement raison de se plaindre. 2. Employées dans la toilette, ces deux nuances produisent un effet identique. Toutes les femmes savent fort bien que le noir fait paraître mince, tandis que le blanc, au contraire, grossit : a J'ai observé une fois, écrit Léonard de Vinci, en voyant une femme habillée de noir, laquelle avait sur sa tête un linge blanc, que la tête lui paraissait deux fois plus grosse que les épaules». Traité de la peinture, chapitre cccvii. 3. Jusqu'au milieu du xvii° siècle, le rouge fut, par excellence, la couleur d'apparat. Dans les demeures royales, il était réservé au seul souverain. En 1688, quand le roi fit remeubler à neuf les appartements de Marly, cette préférence fut encore observée : « Ils n'étoient que de damas, dit Dangeau, en parlant de ces appartements. Ils sont présentement de velours et de brocart. On a seulement conservé les couleurs, le rouge pour le Roy, le vert pour Monsei- gneur (le Dauphin), le bleu et l'aurore pour Monsieur et Madame ». Louis XV fut le premier qui renonça à la couleur rouge. 292 L ART DANS LA MAISON. Pour peu que l'on soit blanche, on le paraît bien plus. C'est un fard innocent, sans pommade, ni drogue. Et voilà la raison qui l'a tant mis en vogue L Ces courtes explications suffisent à faire comprendre toute l'importance qui s'attache au bon choix et à l'heureuse harmonie Fig. 178. Décoration à coloration heurtée (exemple condamnable). des couleurs. Mais ce choix, cette harmonie dépendent d'une telle variété de causes contingentes, sont soumis à des exigences si diverses et parfois même si contradictoires, qu'il nous est impossible de tracer ici un ensemble de règles fixes, s'appliquant à la multitude des cas, qui peuvent se présenter. Le plus sage est donc de laisser à chacun le soin de choisir à son goût, et suivant sa convenance, car c'est surtout des couleurs qu'il est imprudent de disputer. I. S^ercure galant, acte I, scène III. l'art dans la maison. 293 XXXIII. Tout appartement, décoré avec gout, doit offrir AU REGARD UNE GAMME ASCENDANTE OU DESCENDANTE DE VALEURS ET DE TONS, QUI ENVELOPPE CHAQUE PIÈCE, SANS QU'aUCUNE ZONE DISCORDANTE VIENNE INTERROMPRE LA PROGRESSION DE CETTE GAMME, ET EN ROMPRE ENHARMONIE. Ici, nOUS ClltrOnS dailS Ull nouvel ordre d^observations. Pour achever d'être harmonieuse, il ne suffit pas qu'une décoration soit en parfait accord avec elle- même, et avec les personnes qui doivent vivre et habiter au milieu de cette décoration; il faut encore qu'elle soit combinée de telle façon, équilibrée de telle sorte, qu'elle compose une manière de cadre idéal, nous enveloppant de la tête aux pieds, sans que rien ne vienne arrêter son développement ou détruire sa progression harmonique. En d'autres termes, il nous faut faire en sorte que, du plancher au plafond, toutes les surfaces Fig. 179. Décoration à coloration progressive (exemple à imiter}. 294 l'art dans la maison. qui se succèdent, se relient ensemble par une communauté d'ori- gine, et par une succession de tons et de valeurs^ qui conduisent l'œil d'un plan à un autre, sans aucun soubresaut. Pour bien nous faire comprendre, choisissons un exemple. Prenons, je suppose, un meuble foncé ; plaçons-le sur un tapis à fond blanc, garni de fleurs déteintes et de feuillages vert d'eau (voir fig. 178). Au-dessus de ce tapis, règne une plinthe en bois noir, surmontée d'un lambris d'appui en bois des îles ou en acajou sombre ; puis une tenture claire, gris perle ou vert d'eau, garnit la muraille, et se relie à un plafond gris ou blanc, par une corniche sombre. Quel effet produira une pareille déco- ration? Cette succession de bandes discordantes composera certainement un bariolage déplaisant. Prenons, au contraire, un meuble d'un ton chaud, rouge, ponceau ou grenat. Disposons ce meuble sur un tapis persan, aux nuances un peu sourdes (voir fig. 179) ; un lambris en noyer ou en marqueterie relie ce tapis à une tenture de même couleur que notre meuble, mais sensiblement plus claire, pendant qu'une corniche, d\m gris un peu monté et rehaussé de quelques traits d'or, raccorde cette tenture à un plafond simulant un ciel légè- rement nuageux. Nous voilà en présence d'une harmonie plus douce, rien ne tire Tœil, rien ne crie, rien ne détonne. Le regard, en se déplaçant du haut en bas, passe sans effort d'une surface à celle qui la suit. Du plafond au tapis et du sol au plafond, il se promène sans rien rencontrer qui le heurte et le trouble. Ainsi donc, dans la constitution de notre ameublement, nous choisirons toujours un « point de lumière », et nous par- tirons de ce point, pour produire une gamme ascendante ou descendante, qu'aucune zone discordante ne devra contrarier. XXXIV. Il est indispensable de relier, par des couleurs et des tons communs, la décoration volante de la pièce a sa décoration meublante et a sa décoration fixe, de façon a créer entre ces divers éléments de décoration, une sorte de pensée commune et un air de famille. toutefois, on peut laisser les meubles accessoires, comme les écrans, certains l'art dans la maison. sièges de fantaisie, les paravents, etc., trancher, par la richesse et la variete des couleurs, sur la tranquillite du fond général. Gette dérogation accentue leur caractère fantaisiste, et fait mieux comprendre Qu 'ils ne sont la, qu'a titre passager. — La bcauté résulte, dans la coloration comme dans la forme, de la variété introduite dans l'unité. C'est-à-dire, que la variété des sensations, produites par une décoration, doit se fondre dans l'unité de l'impression générale. Pour cela, il est indispensable non seulement de choisir une couleur dominante, mais encore de rappeler cette couleur, de la faire reparaître dans toutes les parties principales ou accès- soires du mobilier. En agissant de la sorte, nous procéderons, d'ailleurs, comme pour les lignes, uniquement par analogie ; et, dans le traitement de la couleur, les analogies s'obtiennent par áts échos, c'est-à- dire par des répétitions plus ou moins affaiblies de tons déjà employés. C'est ainsi, par exemple, que, dans un portrait, les mains sont l'écho du visage. Nous aurons donc grand soin, pour créer, entre les divers membres de notre mobilier, ce que nous appelions à l'instant un air de famille, de faire reparaître notre couleur dominante, soit en bandes, soit en encadrements, broderies, etc., dans la partie mobile de notre ameublement. Toutefois, aux petits meubles, qui ne font pas partie du mo- bilier fondamental, mais semblent figurer dans notre intérieur, à titre d'invités ou de visiteurs, et dont le rôle, ainsi compris, n'est pas sans analogie avec cette ligne brisée qui, sévèrement proscrite du mobilier fixe, a retrouvé sa place dans la déco- ration mobile ; à ces petits meubles, nous laisserons la livrée indépendante, que le caprice leur a donnée, et nous respecterons leur caractère fantaisiste, car il souligne la nature passagère de leur présence. XXXV. Un des éléments d'harmonie, dont il faut le plus tenir compte dans la décoration d'une pièce, c'est la distribution du jour. la lumière, pour produire tout son effet, doit etre sacrifiée sur certains points et concentrée sur d'autres — . Un tableau, dans lequel une lumière diifuse communiquerait, à tous les objets, une intensité d'éclairage absolument égale, séduirait peu au premier aspect, et, si nous l'avions constamment sous les yeux, ne tarderait pas à nous fatiguer. Aussi, les peintres, qui savent cela mieux que nous, ont-ils recours à ce qu'ils appellent le2c9l6air obscur^ pour créer une subordination nécessaire entre les différentes parties de leur composition, et pour empêcher que l'attention du spectateur ne soit sollicitée à la fois, et d'une façon égale, par toutes les formes réunies et groupées sur une même toile. Dans l'ameublement, pour des raisons presque identiques, nous sommes obligés d'agir à peu près de même. Si un jour cru, intense, se trouvait réparti d'une façon égale, dans toute la pièce que nous meublons, notre attention également solli- citée par tous les échos de couleur, tiraillée en sens divers par toutes les analogies de formes, ne pouvant se reposer sur aucun objet spécial, serait bien vite en proie à la plus désagréable fatigue. Il faut donc avoir soin, à l'aide de rideaux, de stores, pen- dant la journée, le soir à l'aide d'abat-jours, d'écrans, etc., non seulement de modérer l'éclat du jour ou des lampes, mais de concentrer la lumière sur certains points, et de la ménager, de la sacrifier sur d'autres. On constituera ainsi une sorte de clair obscur, mettant chaque détail à son plan, et dont l'effet sera d'autant plus heureux, que, par suite de contrastes non prévus, la valeur des objets se trouvant modifiée, la symétrie deviendra moins apparente, et le caractère pittoresque de la décoration s'augmentera d'autant. XXXVI. Pour que la distribution de l'éclairage produise le maximum d'harmonie qu'on en peut attendre, il est indis- pensable que la lumière soit une *, c'est-a-dire qu'elle soit répartie de telle sorte, que la décoration ne présente pas deux masses obscures, d'une même vigueur, ni deux masses claires d'une meme intensité. — Quaiid iious disoiis que la lumière doit être iine^ nous n'entendons pas qu'elle doit être l'art dans la maison. Planche XXVL Armature de rideaux, style Louis xvi (exécutée par m. Legriel) l'art dans la maison. unique^ ce qui est bien différent. Un salon peut être éclairé par deux ou trois fenêtres pendant le jour, et le soir, par un ou plusieurs lustres, par des girandoles, des candélabres diver- sement espacés, par des lampes réparties aux différents angles de la pièce, sans que l'unité soit rompue. Il suffit pour qu'elle persiste, qu'on puisse constater l'existence d'une masse claire principale, et d'une masse sombre dominante. Toute nouvelle masse, ou sombre, ou claire, d'une intensité égale, et qui viendrait faire équilibre à la première, enlèverait à l'éclairage une partie de son charme, parce que cette dualité diviserait l'attention et distrairait le regard. Ainsi donc, pour ramener, dans une pièce quelconque, le clair obscur à son unité, il suffit simplement, si cette pièce comporte deux fenêtres, que pendant la journée, les rideaux de l'une de ces fenêtres soient plus tirés, ou qu'un store tempère la clarté qu'elle trans- met, ou encore qu'une table, qu'un guéridon, portant une plante à large feuillage^ vienne arrêter le rayon lumineux qui filtre à travers les rideaux de vitrage. Le soir, il suffit que le principal foyer d'éclairage soit assez renforcé, pour qu'aucun autre ne présente une équivalence parfaite. Le décorateur peut, en outre, à l'aide de divers artifices, accroître, dans une certaine mesure, son effet lumineux, et lui donner une importance plus grande. L'impression du jour s'accuse, non seulement par l'abondance de la lumière, mais aussi par une intensité plus accentuée des ombres. Il suffit donc, pour augmenter l'intensité apparente de la lumière, de souligner l'effet des saillies, qui mouvementent le plafond et la paroi principalement exposée aux rayons lumineux, par l'application de quelques traits sombres, venant renforcer les ombres portées. Mais, si l'on use de ce moyen, il faut, dès le principe, prendre un parti résolu, et se baser sur un mode d'éclairage unique et invariable ; car, tout rayon lumineux, venant en sens inverse, dévoilerait immédiatement le stratagème, renverserait les termes du problème résolu, et transformerait, en un déplorable contre- sens, cette accentuation simulée. 38 XXXVir. L'éclairage de nos pièces modernes, se produisant dans des conditions absolument nouvelles, il est imprudent, pour en régler la distribution, de s'inspirer des usages et de vouloir employer des procédés qui n'ont plus anciens, leur raison d'être — . Nous u'avous guèrc idée aujourd'hui de la difficulté que nos malheureux ancêtres éprouvaient à se pro- même les curer un peu de jour dans le2u9rs8habitations, plus riches et les plus magnifiques. Non seulement pendant tout le Moyen Age, la nécessité de la défense les obligea de tenir les ouvertures extérieures, étroites et rares, mais encore l'absence de vitres interdisait, aux architectes de ce temps, d'ouvrir sur les cours intérieures des baies trop vastes et des fenêtres trop •développées. Au Louvre même, sous le règne de Charles V, par conséquent dans le troisième quart du xiv® siècle, la plupart des fenêtres n'étaient pas closes; et lorsque le roi ordonna, à son valet de chambre Mallet, de transporter, dans la Tour de la Fauconnerie, la bibliothèque royale, qui, jusque-là, était demeurée dans le Palais de la Cité, on dut garnir de fils de fer les fenêtres des trois étages « pour deffense des oyseaux et austres bêtes», qui, sans cette sage précaution, seraient venus s'établir au milieu des précieux manuscrits du roi \ Les simples particuliers, comme bien l'on pense, étaient encore plus mal protégés que leur maître et seigneur. Dans le Ménagier de Paris^ qui ne remonte cependant pas au delà du XV® siècle, il n'est pas encore question de carreaux, et l'auteur recommande d'avoir ses fenêtres closes de « toile cirée, ou de parchemin, ou autre chose » Jusqu'à la fin du xvi® siècle, les fenêtres vitrées furent inconnues de la plus grande partie des parisiens. « Il n'y a guère plus de deux cents ans, qu'on s'est avisé Europe de mettre des carreaux de vitres » écrit un en auteur du siècle dernier Au commencement du xvii® siècle, t. Mortreuil, La bibliothèque Nationale de baris, son origine et ses accroissements, 1. Paris, 1878, page 6. 2. Voir le Menagier de baris, réimprimé en 1857 par la Société des bibliophiles français, voir également, dans les Archives de VArt français (numéro de mai 1857), les curieux docu- ments communiqués par M. Leroux de Lincy sur les toiles taillées en losanges et terpentinées, des fenêtres. c'est-à-dire térébenthinées, employées au xv® siècle pour garnir les châssis 3. Voir Anecdotes des Beaux-Arts, Paris, 1776, tome I, page 58. íes vitres en toile cirée et en papier huilé, étaient encore si bien en usage, en France, même chez les plus hauts personnages, que Tallemant des Réaux, parlant d'un certain M. Borstel, lequel était demeuré plusieurs années sans sortir de sa chambre, ra- conte avec complaisance, que l'on disait de ce diplomate, « qu'il avoit été dix-huit ans sans voir le jour, qu'à travers des châssis, et qu'il fut longtemps pour décider s'ils étoient moins sains de 299 verre que de papier » ^ Mais l'application même des carreaux de verre, à la clôture des fenêtres, était loin de permettre à nos ancêtres, de donner à leurs diverses pièces un éclairage aussi intense qu'ils le pou- valent désirer. Pour éclairer leurs appartements infiniment plus vastes que les nôtres, ils n'avaient pas (le fer leur manquant) la possibilité d'ouvrir des baies d'une étendue en quelque sorte illimitée. Ces baies, en outre, se trouvaient forcément obscurcies, dans le principe, par les menaux qui les coupaient en croix, plus tard, par la mauvaise transparence des vitres et par les croisées de menuiserie, que nécessitait la faible étendue des carreaux, fabriqués en ces temps encore primitifs. Ainsi, tandis que nos ancêtres cherchaient la lumière et la sollicitaient, lui ouvrant sans obstacle portes et fenêtres, nous en sommes presque réduits, nous autres modernes qui lui offrons un beau- coup plus large accès, à nous garantir contre elle. Voilà pourquoi les rideaux, que nous jugeons aujourd'hui indispensables, et que nous additionnons les uns sur les autres, comme autant d'obstacles protecteurs, n'étaient pas seulement rares au xviF siècle, mais brillaient encore le plus souvent par une absence complète. Et ici, nous ne parlons pas seulement des rideaux de vitrage et des stores transparents, qui sont d'une invention toute moderne et d'une application presque contem- poraine ; nous parlons aussi des grands rideaux opaques. Cher- i. Historiettes, tome III, page 24. Ajoutons que notre pays, sous ce rapport, était singuliè- rement privilégié, car M™" d'Aulnoy raconte dans ses Mémoires d'Espagne, qu'en les vitres étaient 1679, si rares dans toute la Péninsule, que pour donner la plus haute idée d'une maison, on disait « elle est vitrée ». Enfin, si nous en croyons La Lande, c'est seulement aux environs de 1700 qu'on prit à Florence l'habitude de mettre des vitres aux fenêtres. {Voyage d'Italie, tome II, page 147.) l'art dans la maison. 300 chez dans Abraham Bosse, ce portraitiste, si consciencieux, si loyal, du règne de Louis XIII, vous n'en trouverez pas trace. De petits volets intérieurs ont seuls pour mission de tempérer l'excès de la lumière. Le premier inventaire, où il soit fait mention de grands rideaux, est celui de Mazarin, et voici dans quels termes ; « Deux laiz de taffetas verd aux coins des fenestres de la chambre de l'alcôve ; de trois aunes et demi quart de haut». A la fin même du siècle dernier, l'agencement des rideaux était plutôt considéré comme un ornement que comme une pré- caution contre le jour (planche xxviii). On'voit, par ce rapide aperçu, combien il serait imprudent, de vouloir se régler exclu-, sivement sur un passé si étrangement différent de notre temps. Etant admis, que nous pouvons, grâce au fer, pratiquer dans nos murailles des baies aussi vastes que nous le souhai- tons, et donner à nos points, d'appui, aussi peu d'épaisseur qu'il nous convient, nous aurons donc, chaque fois que cela sera nécessaire, recours à des jeux multiples de rideaux pour tamiser et adoucir la lumière. Ces rideaux, nous en propor- tionnerons le nombre, la nature et l'opacité à la quantité de jour qu'il nous plaira de laisser pénétrer dans la pièce, et aux jeux de clair-obscur utiles à notre décoration. Nous nous gar- derons surtout de nous rendre esclaves de certaines formes purement conventionnelles, qu'on nous donne pour archaïques, et qu'on nous dit être de style pur. Nous nous méfierons de ces draperies, de ces lambrequins, que leur aspect séduisant recommande, mais dont la situation à poste fixe gêne l'aéra- tion de l'appartement, et dont l'abus peut aider à la formation de couches d'air confiné., nuisibles à la santé. Par contre, nous ferons bon accueil au vitrail que le xviP siècle avait pris en horreur, et que le xviif siècle a injustement pros- crit. Certes, la grande glace nette, claire, franche, limpide, qui nous laisse voir, sans déformation et sans coupure, le paysage qui s'étend au dehors, a sa valeur et mérite qu'on la res- pecte. Mais il se présente nombre d'occasions, où le spectacle, qu'elle laisse transparaître, n'est pas de ceux qu'on aime à avoir constamment sous les yeux. Le vitrail alors intervient avec L'ART DANS LA MAISON Planche XXVIl D'"'ArL9'i® de E/M. Templé Mikel del Ed. Rouveype el G.Blond. Edit. MODÈLES DE VITRAUX A. Fond Cluny . B. Fond Gothl(|ue . C . Fond Renaissance . D. Fond Croix Si André l'art dans la maison. 301 avantage. Ses couleurs vives, ses combinaisons harmonieuses, peuvent donner une gaîté de bon aloi à une prise de jour qui, sans lui, aurait paru déplaisante ou lugubre. Plus lumineux qu'une fenêtre garnie de vitrages de mousseline ou de guipure, il dis- simule, mieux qu\m léger rideau, les choses de l'extérieur que l'on ne doit pas voir. Choisi dans ses combinaisons les plus simples, en cluny ou en ruban renaissance^ il revient rapidement moins cher, que ce même rideau de vitrage, car il ne s'use pas comme lui. Employé sobrement dans une pièce de récep- tion, il peut se rattacher au caractère de cette pièce, et, par quelque motif heureux, en accentuer même la destination. Dans un couloir, dans un vestibule, il peut assom- brir légèrement les parois, et, tout en enle- vant au jour sa crudité, « accommoder » encore l'œil, et le préparer de façon à ce que la pièce dans laquelle on va pénétrer, paraisse plus claire, et par conséquent plus gaie. Adapté comme bordure à une large fenêtre, il limite sagement l'étendue de la partie purement transparente, et peut enca- drer heureusement le paysage qu'elle laisse voir. Dans la salle à manger, dans le fumoir, d'où les tentures compliquées, doi- vent être, autant que possible, sévèrement bannies, parce qu'elles absorbent le fumet des plats ou se pénètrent des âcres parfums du tabac, il peut remplacer avec avantage les petits et les grands rideaux. Enfin, dans toutes les parties de l'habitation exposées aux courants d'air et à un vent intense, il pig. iSo. supprime les mouvements et les ondulations Bordure de fenêtre en vitrail de couleur, dangereuses, auxquels sont soumis les léger s exécutée par M. Mikel. 302 l'art dans la maison. rideaux de vitrage. A ces divers titres, le vitrail a donc sa place marquée dans notre habitation, à condition, toutefois, qu'on sache l'employer avec goût, et qu'on le raccorde sage- ment au décor général de la pièce. XXXVIII. Dans une certaine mesure, les glaces peuvent suppléer aux fenêtres, et concourir a l'éclairage de la pièce. Elles en augmentent en outre la gaîté, car celle-ci est toujours en rapport direct avec le nombre d'o UVERTURES , apparentes ou réelles, qui donnent accès au dehors. — Lcs fenêtres n'ont pas seulement pour effet de concourir à l'éclai- rage de nos appartements. Elles aident encore à la gaîté des pièces, d'abord par les torrents de lumière auxquels elles don- nent accès, en second lieu par les communications qu'elles ouvrent avec le dehors. Les portes, dans une très large mesure, concourent au même résultat, et cela se comprend. Qu'est-ce que le mur? — Un rempart entre soi et le monde. Si ce mur nous enveloppe de toutes parts, nous voici plongés dans l'isolement, dans la solitude, qui sont des éléments d'aus- térité dans la vie. Chaque fenêtre, chaque porte, au contraire, nous est une facilité pour entrer en relation avec le dehors, avec la société qui nous entoure. Voilà pourquoi la gaîté des pièces se proportionne toujours au nombre des ouvertures et à leurs dimensions. — Prenons un exemple : Une seule fenêtre et une seule porte donnent, à un salon un peu vaste, un air de recueillement, un aspect retiré, difficilement accessible, qui lui convient mal. Ouvrez deux fenêtres et quatre portes, la pièce, devenant abordable de toutes parts, prend aussitôt une figure hospitalière, animée, gaie, joyeuse. Mais il peut arriver que nous soyons forcés de compter avec les murailles, de respecter la construction, de n'en point ébranler la solidité par des baies disproportionnées, mal situées ou trop nombreuses. Dans ce cas, nous aurons recours à une adroite simulation. Pour les portes^ il est toujours facile, quand elles font défaut, de les simuler. Pour les fenêtres la chose est moins commode, mais on peut y suppléer, dans l'art dans la maison. une très large mesure, par des glaces habilement disposées. Rien n'est plus propre à égayer une pièce, à l'éclairer quand elle est trop sombre, à la faire paraître plus grande, quand elle est trop petite, qu'une glace, et surtout que deux glaces posées en face l'une de l'autre, et ouvrant à l'œil d'infinies perspectives. Au milieu d'une muraille qui enferme notre esprit, la glace simule une fenêtre donnant sur une pièce voisine. En reñétant la lumière, en répétant les mille objets qui nous entourent, elle double l'intérêt et la valeur de ce qui frappe nos yeux. Toutefois, c'est surtout en ces matières que l'excès est con- damnable. Il faut donc bien se garder, comme le font, par un besoin excessif de symétrie, certains architectes novices, de simuler trop de portes ou trop de fenêtres dans un salon. On arrive de la sorte à le rendre inhabitable; car il ne reste plus une encoignure de libre, et l'on n'a plus la place suffisante pour appuyer les sièges, et pour loger les meubles indispensables. XXXIX. Les glaces créant une illusion , et semblant TROUER LA MURAILLE, IL IMPORTE, LORSQu'ON LES ENCHASSE DANS UN LAMBRIS, DE LES ENCADRER SOLIDEMENT, COMME ON FERAIT D'UNE FENÊTRE OU D'UNE PORTE, ET SURTOUT DE NE PAS LES PLACER ou ELLES NE DOIVENT POINT ÊTRE, CAR ELLES SEMBLENT SUPPRIMER LA MURAILLE, ET ENLEVER AU PLAFOND TOUT POINT D'aPPUI. Nous avons constaté, dans une de nos précédentes propositions, que la décoration, comme la nature, a horreur du vide. Or, si cette horreur nous engage à encadrer solidement nos portes et nos fenêtres, comme si nous voulions établir autour de ces ouvertures une espèce de barrière ou de garde-fous, la glace qui, nous l'avons dit, simule une fenêtre, doit être l'objet de précautions identiques. De là, la nécessité d'un cadre suffi- samment robuste, et qui tranche sur la décoration générale. Pour ces mêmes raisons et par suite de l'illusion qu'elles font naître, on doit s'abstenir d'enchâsser des glaces dans les parties de la muraille, où les exigences de l'architecture imposent la présence d'un plein. Sans quoi le plafond semblant suspendu en l'air, sans aucun point d'appui sérieux pour le soutenir. 304 l'art dans la maison. constituerait une sorte dejplancher de Damoclès, qui inquiéterait notre œil et laisserait notre esprit sans repos. Si donc, comme il arrive souvent, la glace qui surmonte notre cheminée se trouve Fig. i8i. Enchâssement logique d'une glace dans un trumeau (d'après Meissonnier). placée entre deux portes (ou entre deux fausses portes, ce qui, au point de vue décoratif, revient au même), nous aurons grand soin de conserver, entre cette glace et chacune de nos portes, un espace suffisant pour simuler un pilastre robuste. Pour la même raison, nous bannirons sévèrement les glaces des trumeaux qui séparent les fenêtres, ou si, pour la gaîté de la l'art dans la maison. pièce, la nécessité d'une glace se fait sentir à cet endroit, nous aurons grand soin de lui conserver le caractère de simple miroir, soit en l'inclinant légèrement, soit en la détachant du mur de tout autre façon, mais de manière, cependant, à ce que l'exis- tence de celui-ci ne puisse être mise en doute. On doit, au reste, apporter beaucoup de tact et de discrétion dans l'emploi des glaces. Au commencement de ce siècle, on en abusa, comme au xvii® siècle on avait abusé de la muscade. Dans l'enivrement où l'on était, de pouvoir obtenir d'assez vastes surfaces à des prix relativement modérés, on en mit partout, même au ras de terre, dans la partie basse des consoles, ce qui produisait le plus ridicule effet. — Gardons- nous de ce fâcheux excès. Le cristal, sous toutes ses formes, demande à n'être employé qu'avec modération. Autant un lustre accusant franchement, à travers ses pendeloques de cristal, son armature de bronze doré, peut paraître léger, frêle, gra- deux, et par conséquent élégant; autant un lustre tout en cristal est, le plus souvent, non seulement illogique, mais encore lourd et pesant. Or, le premier devoir de tout objet suspendu sur nos têtes, est évidemment de sembler svelte, léger et non pas massif et lourd. XL. Dans toutes les décorations murales, au surplus, il est toujours malséant de simuler des vides, où les nécessités de l'architecture ont obligé le constructeur a ménager des pleins. Il est aussi maladroit de simuler, par . des jeux de lumière ou par des effets de perspective, des reliefs plus ou moins accentués, aux endroits où le mur doit rester plan. — « L'ameublement se lie de trop près à la décoration des intérieurs, écrivent, avec beaucoup de raison, deux décorateurs justement estimés pour que l'architecte puisse y rester indiffé- rent.... Des glaces indiscrètement posées, des tapisseries mala- droitement attachées, produiront des vides où il faudrait des pleins et des pleins où il faudrait des vides. La construction est, dans les édifices, ce que l'ossature est dans le corps humain, on I. Perder et Fontaine {loc. cit.). 39 3o6 l'art dans la maison. doit l'embellir sans la masquer entièrement. La construction et la décoration sont dans un rapport intime, et si elles cessent de le paraître il y a un vice dans l'ensemble». Il est difficile de mieux dire. Mais ce que Percier et Fontaine auraient pu ajouter c'est que s'il est maladroit de simuler des vides et des encore, dans les endroits où les exigences de la construction les creux, interdisent, il est au moins aussi incorrect de simuler des reliefs à l'endroit où le mur doit rester plan. Souvent, à l'aide de jeux de lumière plus ou moins heureuse- ment combinés, de marqueteries disposées avec plus ou moins de goût, de bas reliefs ou même de bossages simulés, le déco- rateur s'eiforce de mouvementer la paroi de son mur. C'est là erreur contre laquelle il importe de protester. Tout mur une plan doit conserver sa forme plane, et ne jamais contrefaire des aspérités, qui seraient non seulement blessantes pour les le si elles yeux, mais encore menaceraient de l'être pour corps, sortaient du domaine des simulations maladroites. XLI. Dans les pavements, plus encore que dans les revé- tements, les effets de perspective doivent être severement proscrits. Dans les tapis, comme dans les carrelages, toute disposition exprimant une idee de relief, est malseante et doit être évitée avec soin. — Ce que nous venons de dire, touchant les revêtements des murailles, s'applique, on le con- çoit, avec encore plus de raison, aux pavements qui recouvrent le sol. II.est clair, en effet, que si la figuration de reliefs est déjà inconvenante sur la paroi d'un mur dont nous pouvons nous tenir à distance, la présence de ces mêmes reliefs sous nos pieds est encore moins excusable. On fera donc bien, non seule- ment de s'abstenir de donner aux pavements quelqu'une de ces dispositions en apparence mouvementées, qui sont toujours déplaisantes, mais même d'exiger que les tapis de haute laine, qui recouvrent le sol, figurent exclusivement des dessins plans et jamais des reliefs. Le goût trouve une légitime satisfaction dans le respect de cette loi, toute de bon sens; en outre, les combinaisons et les colorations, exprimant une décoration l'art dans la maison. 307 plane, permettent plus de discrétion dans l'emploi des couleurs, et conservent mieux au tapis son caractère de base décorative. XLII. Le feu comme la lumière, étant un élément de gaîté, et, de plus, une cause de rapprochement, une occasion de sociabilité, la cheminée doit préoccuper le décorateur, et le choix de son emplacement ne doit point être abandonné au hasard. — Ce n'est pas sans de fortes raisons que le mot foyer est devenu, chez presque tous les peuples du nord, le synonyme de l'habitation tout entière : «Un bon feu, des livres, des plumes, que de ressources contre l'ennui, et quel plaisir encore d'où- blier ses livres, ses plumes, pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation». Ainsi s'exprime X. de Maistre '. « On doit être moins malheureux à la Bastille l'hiver que l'été, avait écrit longtemps avant lui Mercier puisque l'on y a, dit- on, une cheminée ; car l'on tisonne.... les pensées riantes sont au bout des pincettes ». Voilà pour la cheminée solitaire et les con- solations qu'elle prodigue. Celle du salon, qui sert de point de ralliement à dix personnes aimablement groupées en cercle autour d'elle, n'a pas moins d'importance. Nous voudrions con- tester cette vérité, que les personnages illustres, dont les noms sont liés à l'histoire de la cheminée, sortiraient de leur tombeau pour protester avec énergie. Depuis Raphaël qui, aux derniers jours de sa vie, se donna beaucoup de mal pour empêcher les cheminées du duc d'Esté de fumer jusqu'à Franklin, dont le nom devait servir à baptiser un genre spécial de cheminées +, combien de grands hommes n'ont pas craint, de faire du foyer, l'objet de leurs méditations et de leurs études spéciales. C'est que la distribution de la chaleur dans l'habitation est une source de bien être exceptionnel, que nos ancêtres ont pressentie et longtemps cherchée, sans pouvoir la découvrir. Nous n'avons pas idée, en effet, des souffrances terribles aux- 1. Voyage autour de ma chambre, chapitre iv. 2. Tableau de Paris, tome X, page 182, 3. Voir Eugène Muntz. Raphaël, sa vie, so7i œuvre et son temps. Paris 1881. Page 620. 4. Voir la Cheminée économique à laquelle on a appliqué le mécanisme de M. Francklin. Paris, 1786, in-8. 3o8 l'art dans la maison. quelles, de ce chef, nos pères furent soumis. Sans remonter jusqu'au xiii® siècle, où un large foyer rond, dont le tuyau perçait le plafond, enfumait la salle au milieu de laquelle il était situé, et où le roi de France lui-même enveloppait, à table, ses pieds, dans une botte de paille, pour se garantir des engelures Sans nous arrêter, même à ces cheminées du xv® siècle, aux énormes manteaux (voir fig. 182), qui vous rôtissaient d'un côté, pen- dant que l'autre grelottait, sans aller beaucoup au- delà du siècle dernier,. nous voyons à la cour, comme à la ville, les plus riches et les plus puissants, la reine et le roi, plus mal chauffés qu'un simple ou- vrier de nos jours. « Il a fait si froid ici, écrit de Versailles la duchesse d'Orléans, à la date du 16 mars 1 695, qu'à la table du roi, le vin ainsi que l'eau geloient dans les verres»^. «Il et Fig. 182. Cheminée du gèle xv® siècle, neige au Musée de Cluny. et regèle en même temps ; nos écritoires sont gelées, nos plumes ne sont plus conduites par nos doigts;» écrit, le 14 janvier 1689, M""® de Sévigné qui grelotte à l'hôtel Carna- valet^. « En soupant en 1709, chez le duc de Villeroy, dans sa petite chambre à coucher, raconte Saint-Simon, les bou- teilles sur le manteau de la cheminée, sortant de sa très petite 1. Baudrillart, Histoire du luxe, tome III, page 149. 2. Correspondance de Madame, tome I, page 122. 3. Voir Lettres, tome VII, page 99. l'art dans la maison. 309 cuisine, les glaçons tombaient dans nos verres»'. «Tous les spectacles ont cessé aussi bien que les procès, écrit encore en janvier de cette même année, la princesse palatine. Ni les pré- sidents ni les conseillers ne peuvent siéger dans leur chambre à cause du froid... »^ Vingt ans plus tard, en 1729, le froid em- péchait encore, pendant cinq jours, le Parlement de tenir ses séances et obligeait les spectacles publics à faire relâche^. Les théâtres, du reste, étaient si mal chauffés, qu'en hiver les dames n'y quittaient point leurs fourrures, et gardaient leurs manchons pendant toute la durée de la représentation C'est également au compte du chauffage insuffisant, qu'il faut porter cette habitude, conservée si longtemps par les femmes de qualité, de recevoir leurs amis au lit, et de donner accès à leurs visites dans la ruelle, derrière les rideaux, les pautes et les courtines, à l'abri des courants d'air. Sous le règne de Louis XV, les maisons mieux chauffées permettaient aux femmes, moins frileuses ou plus héroïques, de recevoir, assises et en grande toilette ; mais la température de leurs salons était encore si peu avenante, que la Maréchal^ de Luxembourg passa tout un hiver enfermée dans sa chaise à porteurs qu'elle avait fait monter dans son appartement ^•, M™® du Deffand, son amie, moins recherchée dans ses goûts, mais non moins éprouvée par le froid, abritait ses jambes rhumatisées dans une sorte de tonneau; et, avant elles. M™® de Maintenon passait l'hiver à Versailles dans une sorte de niche''. Presque toutes les grandes dames du xvii® et du xviii® siècle étaient, d'ailleurs, percluses de rhumatismes. M"'® de Montespan en souffrit violemment, M"'® de Sévigné fut des mois entiers sans pouvoir se servir de 1. Saint-Simon, MéiMOîVes, tome II, page loo. 2. Correspondance de Madame, tome II, page 11. 3. Voir Mercure de France, année 1729, et Barbier, Journal, tome II, page 6 4. Montesquieu, Lettres persanes. Lettre xxviii. 5. üvíénioires du duc de Lévis, page 283. M™® de Luxembourg ne peut même pas reven- diquer l'honneur de l'invention. Le docteur de Lorme l'indique dans son mémoire intitulé « Moyens faciles et éprouvés, dont M. de Lorme, premier médecin et ordinaire de trois de nos rois... s'est servi pour vivre près de cent ans. (Caen, 1682). » « II se tenoit, durant l'hiver, dans une chaise à porteurs devant son feu», dit en parlant de lui Tallemant des Réaux (Historiettes, tome III, page 268). 6. Saint-Simon, Mémoires, tome VIII, page 355. 310 l'art dans la maison. ses mains ' ; il y avait plusieurs années que M™® de Lafayette était impotente, quand elle mourut, et cela n'est vraiment pas surprenant. « Nos pères, écrit Mercier, ne se chauffoient presque point. Trois feux, en comptant celui de la cuisine, suffisoient dans une maison qui comptoit dix-huit à vingt maîtres, et quels maîtres ! ceux qui occupoient les premières charges de l'État. Les jambes enfermées dans une peau d'ours, ils bravoient égale- ment et le froid le plus piquant et l'ignorance de l'Académie royale d'architecture. Qu'importe, en effet, le luxe des orne- ments, et la symétrie et l'enfilade des appartements, si nous sommes forcés d'y souffler dans nos doigts, ou d'y vivre enfumés comme des renards » ^ Plus heureux que nos ancêtres, nous trouvant désormais en possession d'appareils sinon parfaits, du moins capables de développer un calorique suffisant, nous ne marchanderons pas à la cheminée la reconnaissance qui lui est due, et cette recon- naissance se traduira par la place que nous lui accorderons, place variable, suivant la destination de la pièce, mais qui dans le salon, lieu de réception par excellence, doit se transformer en une place d'honneur, et occuper le milieu d'une de nos parois. Dans la chambre à coucher, par contre, ou dans le cabinet de travail, nous pourrons la rapprocher un peu de la fenêtre, afin de jouir à la fois de ces deux éléments de gaîté, la lumière et le feu. Mais, dans l'un comme dans l'autre cas, nous aurons soin que la cheminée soit, autant que possible, disposée perpendicu- lairement à la croisée, de façon à n'être pas, en se chauffant, obligé de tourner le dos au jour. Une autre précaution, à laquelle nous ne manquerons pas, c'est d'arrêter soigneusement les dimensions, la forme, le style de notre cheminée, de la bien proportionner à la pièce qu'elle orne et au caractère définitif que notre ornementation doit revêtir, et nous nous souviendrons que non seulement elle cons- titue une décoration fixe, mais encore la plus fixe des décora- 1. 0 J'ai encore les mains enflées, mon enfant, mais que cela vous persuade la fin de mon rhumatisme », Lettres, 27 janvier 1696. 2. Tableau de Pa7-is, tome X, page 184. l'art dans la maison. 3" tions, car une fois en place, plus qu'aucune autre, elle est difficile et coûteuse à changer. Enfin, nous exigerons qu'elle soit cons- truite en pierre ou en marbre, c'est-à-dire en une matière absolument incombustible. La pru- dence recommande cette précaution, et le bon sens l'exige. XLIII. LES MOYENS DE CHAUFFAGE, QUE LA SCIENCE A MIS A NOTRE PORTÉE, ÉTANT INFINI- MENT SUPÉRIEURS A CEUX USITÉS PAR NOS ANCÉ- TRES, NOUS NE DEVRONS RECOURIR QU'AVEC BEAU- COUP DE MÉNAGEMENTS A LEURS PLANS ET DES- SINS, POUR COMBINER LES NÔTRES. —■ Bien que l'industrie moderne ait varié à l'infini la forme et la condition des ap- pareils de chauffage, nous resterons cepen- dant, autant que pos- sible, fidèles à la che- minée. Quoique elle ne cheminée de style Louis XIV, accommodée soit pas, à beaucoup pour un appartement de nos jours. près, au point de vue de la puissance calorique, le plus parfait des engins mis à notre disposition, nous avons à acquitter envers elle une dette de reconnaissance. En outre, de tous les moyens de chauffage, elle est à la fois le plus hygiénique et le plus gai — le plus hygié- 312 l'art dans la maison. nique, car l'air échauffé par elle s'élève peu à peu, monte et échauffe à son tour les couches qu'il traverse, puis, se refroi- dissant à leur contact, devient plus lourd, s'abaisse, descend, huit par raser le sol et par gagner le foyer, après avoir ainsi parcouru toute la pièce, en emportant les miasmes et en renou- velant l'air conñné — le plus gai, car elle seule nous laisse voir la flamme pétillante, et nous permet de tisonner. Mais, si nous conservons la cheminée, nous n'aurons garde de la copier servilement sur ses modèles primitifs. Alors même que par le style de la pièce, nous serions obligés de nous en référer à des formes anciennes et de demander notre inspiration au passé, nous aurons soin de réduire ses proportions de façon à ce qu'elles soient en harmonie avec celles de nos apparte- ments. Nous accommoderons, en outre, son mécanisme suivant les découvertes de la science, et, chaque fois qu'il nous sera possible, nous l'agencerons de façon à ce qu'elle puisse porter la garniture, qui est devenue sa parure habituelle, et qui lui communique une animation particulière et une indiscutable gaîté. Ce n'est pas que les très vastes et très hautes cheminées n'aient parfois leur utilité. Je n'en veux d'autre preuve que l'aventure advenue, au siècle dernier, à de Nantouillet. Un soir, cette dame était seule, un peu malade, étendue sur une chaise longue. L'abbé Chauvelin la vient voir. L'abbé était galant en tous temps, ce soir là il se montra si pressant que la dame sonna de toutes ses forces. Un grand laquais arrive. « Met- tez M. l'abbé sur la cheminée », dit-elle. L'abbé était petit, la cheminée haute, le laquais robuste; la lutte ne fut pas longue, une minute après Chauvelin était sur la cheminée... L'abbé frémit, en se voyant juché à cette hauteur qu'il jugeait vertigi- neuse. Sauter sur le parquet, c'était, pour un être aussi timoré, risquer sa vie.-Les éclats de rire de M'"^ de Nantouillet redoublaient sa fureur, qui atteignit son comble quand il entendit annoncer une visite \ Mais les abbés audacieux et entre- I. Mni® de Genlis, Souvenirs de Félicie, page 176. L ART DANS LA MAISON. prenants sont aujourd'hui plus rares que jadis, et les grandes cheminées, que quelques décorateurs maladroits s'obstinent encore à copier, deviennent une occasion de terribles courants d'air, quand elles ne sont pas garnies d'énormes bûches, et, dès qu'elles sont pleines de bois en combustion, elles se transfor- ment en un tel foyer de chaleur, qu'on n'en peut approcher sans être rôti Nous exigerons que notre habitation soit main- tenue, par¡ des appareils cachés, à une température moyenne. Fig. 184. Exemple condamnable de la décoration se substituant à la forme. Commode Louis XVI (Mobilier national). et nous ne demanderons au feu visible qu'un appoint de calo- rique, avec cette gaîté hospitalière, attrayante, attachante, qui n'est pas le moindre charme du foyer. Quant aux poêles, calorifères, etc., s'il ne nous est pas permis de les proscrire absolument de certaines pièces, encore aurons- nous soin qu'ils ne se manifestent qivà Tétat d'exception, et nous demanderons à Tarchitecte de ne pas se traîner à la remorque de modèles aussi périmés que ridicules, et de se mettre en frais d'imagination, pour approprier ces agents de chauffage à l'ornementation de notre logis. I. A l'époque même où les grandes cheminées existaient encore, et où on n'en connaissait point d'autres, on n'était pas sans se plaindre de leurs inconvénients, comme on la peut le voir par lettre de la duchesse d'Orléans à la duchesse de Hanovre, en date du 17 A la janvier a table du 1709. roi, j'ai eu le grand feu en pleine figure... cela m'a immédiatement donné la migraine, la toux, le rhume». Correspondance de Madame, tome II, page 35. 40 314 l'art dans la maison. XLIV. Une des convenances qu'il ne faut jamais oublier dans la constitution d'un mobilier, c'est la solidité. Appa- rente, elle contente les yeux et satisfait l'esprit ; reelle, elle assure la duree des objets, et legitime la depense que leur confection réclame. — Daus scs pappopts intimes avec notpe pepsonne, le mobiliep a besoin d'affipmep sa solidité pap des fopmes suffisamment pobustes, et son aplomb, pap une base bien assise, de façon à ce que nous puissions lui confiep notpe copps, sans éppouvep la cpainte de le voip s'écpoulep sous notpe ppoppe poids. Ajoutepons-nous que cette solidité doit encope étpe péelle, et s'étendpe jusqu'aux matièpes en appapence les moins pésistantes, c'est-à-dipe les plus souples, les plus moelleuses. La solidité, en effet, peut seule assupep la dupée. Op , sans la dupée, il n'est pas de beau mobiliep possible, cap la nécessité d'un penouvellement à ppompte échéance, pendpait tpop loupds les sacpifices qu'on est tenu de s'imposep poup l'acquisition ppemièpe. On devpa donc pechepchep non seulement un mobi- liep qui séduise l'œil, mais aussi un mobiliep dont la dupée soit assupée pap sa bonne exécution et 'pap l'excellence des maté- piaux employés. XLV. Dans la décoration d'un meuble, il faut exiger que l'ornement ne se substitue, en aucun cas, a la forme et qu'il garde son caractère de parure, auquel il ne doit jamais renoncer. — (( Combien de fois, s'écpient Pepciep et Fontaine', n'a-t-on pas vu l'opnement appliqué sup un membpe, ppendpe la place de ce membpe même, des pinceaux substitués au copps dont ils étaient l'accessoipe, suppoptep, contpe toute sopte de vpai- semblance, ce qui devoit l'êtpe pap des papties solides ». Rieir de plus juste que cette obsepvation. Tant au nom du bon goût et de la saine logique, qu'au point de vue de la solidité appa- pente et péelle, il ne faut pas tolépep que l'opnement se substitue à la fopme, qu'il doit seulement papep, habillep, embellip, mais qu'il ne saupait pemplacep. De même que le peintpe instpuit nous montpe le copps sous l'habit, de même, dans le mobiliep, t . Loc. cit., page 14. l'art dans la maison. 1 la forme doit constamment transparaître sous Pornement, et celui-ci ne doit, sous aucun prétexte, abdiquer son caractère de parure. XLVI. Toutes les formes et toutes les dimensions, qui composent un ensemble décoratif, étant relatives, il importe que l'Échelle, qui doit donner la mesure des autres dimen- sions, soit convenablement choisie et placée de façon a être bien en vue. — Aiusi que nous l'avons déjà expliqué plus haut, nos jugements procèdent presque toujours d'une compa- raison. Lorsque nous disons d'une chose qu'elle est grande, qu'elle est belle, c'est que, par la pensée, nous la comparons à une autre chose de même nature, dont nous portons l'image sorte ou la mesure en nous-même, et qui nous sert en quelque de critérium. C'est ce qu'ont admirablement compris les archi- tectes du Moyen Age. Dans toutes leurs constructions, même dans les plus belles, ils ont eu soin d'introduire, auprès de chaque membre important, un détail, une porte, une fenêtre, une balus- trade, qui rappelant à propos la grandeur exacte de la taille humaine, souligne l'immensité de leur ouvrage. On doit agir d'une façon identique dans la décoration. Une des habiletés du décorateur consiste à fixer lui-même la mesure qui doit servir d'échelle pour juger son travail, à la choisir assez habilement, pour qu'elle s'offre tout d'abord à l'esprit de celui qui considère sa décoration, et en même temps pour qu'elle fasse valoir, autant qu'il est possible, le caractère dominant qu'il a voulu imprimer à son œuvre. XLVII. Lorsque la figure humaine apparaît dans une déco- ration, c'est elle généralement que l'œil prend pour échelle. Il importe donc de ne l'y introduire qu'avec précaution, et dans la mesure ou elle peut profiter a l'ensemble et le faire valoir. — Par une disposition toute naturelle, de notre esprit, c'est nous-mêmes, que nous sommes généralement amenés à prendre comme échelle des habitations, des mobiliers ou des décorations, sur lesquels nous avons un jugement à porter; et 3I6 c'est là une tendance fort logique puisque, somme toute, c'est par nous-mêmes ou par nos semblables, i que l'habitation doit être habitée. Mais / I la comparaison entre un être vivant, mobile, qu'on est forcé de considérer tantôt assis, tantôt debout, c'est-à-dire, avec des dimensions variables, et une chose fixe, immobile, inerte, réclame un certain effort intellectuel, et présente par conséquent certaines difficultés. C'est pourquoi, dés que la figure humaine apparaît dans une décoration, par une sorte de compromis fort explicable, nous nous en emparons, et elle devient im- médiatement notre point de repère, notre échelle, notre critérium. Voilà pourquoi il faut n'introduire la figure humaine dans la décoration, qu'à bon esicent, c'est-à-dire dans la mesure où elle est utile pour faire valoir le reste. Une cariatide, de proportions trop considérables, transformée en torchère peut réduire à presque rien les propor- tions apparentes d'un escalier. Il suffit d'un portrait en pied, introduit dans une pièce de grandeur moyenne, pour tout écraser, et faire paraître cette pièce ridicule par son peu d'élévation. En gé- néral, on fera donc bien, dans la déco- ration d'une habitation de dimensions ordinaires, de n'user qu'avec prudence de la figure humaine, soit fixe, soit mo- bile, et si l'on est contraint de l'y intro- duire, on agira sagement en tenant cette figure au-dessous de la grandeur natu- Fig. 185. Lampadaire en bronze (Barbedienne). relie, de façon à faire paraître la pièce l'art dans la maison. 317 plus vaste qu'elle n'est réellement, ou tout au moins, de manière à ne pas diminuer inutilement son étendue apparente. XLVIII. La décoration mobile d'un appartement, réclame un ordre logique: elle exige une certaine pondération dans la disposition des gros meubles et dans le placement des tables et des sièges, surtout quand il s'agit de pieces dites de réception. Malgré cela, un désordre voulu et combiné avec gout peut, dans certains cas, ajouter a la gaîté de la pièce, et augmenter l'aspect pittoresque de la décoration. — Nous nous trouvons ici en face d'une recommandation toute de convenance et de politesse. Il est évident qu'en principe, nous ne devons pas plus admettre le désordre dans une pièce de réception, que nous ne l'admettrions dans notre toilette. Cependant, une certaine confusion, qu'il ne faut jamais rendre accidentelle, et qui devient même parfois «un effet de l'art», peut avoir sa raison d'être, et exprimer, le cas échéant, une idée analogue à celle d'un certain négligé introduit dans notre mise. Ce désordre voulu accentue généralement le carac- tère pittoresque de la décoration. Toutefois, il ne faut jamais abuser de cette confusion préméditée; et dans tous les cas, on devra toujours la réserver pour les appartements intimes, et conserver, aux pièces de réception, une certaine solennité légèrement cérémonieuse, qui est, si je puis me servir de ce terme, comme la courtoisie du mobilier. XLIX. Enfin, il est indispensable de ne jamais oublier que l'appartement est uniquement le cadre, dans lequel s'ac- complit l'action humaine, et que décoration, mobilier, objets d'art, etc., pour remplir le rôle qui leur est assigné, doi- vent non seulement produire une satisfaction pour les yeux et un agrément pour l'esprit, mais encore, mettre a leur plan et faire valoir les personnes Qu 'ils entourent. DaUS l'application des divers principes, que nous venons d'énumérer, il ne faudra jamais perdre de vue que l'ameublement, quelque magnifique, quelque luxueux, quelque précieux qu'il puisse 318 l'art dans la maíson. être, n'est rien qu'un décor, et qu'à ce titre, il doit être subor- donné à l'action, et aux personnages qui composent cette action. Comme le chœur antique, il doit soutenir la scène, fournir la réplique, expliquer parfois ; il ne doit jamais dominer, jamais usurper le premier rang, et, par l'excès de son éclat, reléguer au second plan ou faire oublier les acteurs principaux, qu'il a au contraire pour mission de mettre en évidence et de faire valoir. L. L'observation et la mise en pratique de ces diverses règles, ne saurait manquer d'introduire dans l'ameublement une harmonie intelligente et une logique aimable, qui for- ment un des elements constitutifs de la beauté. Eli observant soigneusement les règles qui précédent, en se conformant scrupuleusement aux préceptes que nous venons d'énoncer, il pourra fort bien se faire, qu'on n'arrive pas à constituer un ameublement d'une beauté parfaite, ni d'un mérite extraordinaire; mais, fut-il même d'une excessive modestie, on sera certain de créer, entre les divers membres de son mobilier, une heureuse harmonie, et en tout cas, de ne pas com- mettre de ces lourdes fautes de goût, qui suffisent à déshonorer les mobiliers les plus somptueux et les plus magnifiques. (QUATRIÈME PARTIE L'INSTALLATION AiNTENANT quc Hous voilà 611 posscssioii d'unc édll- cation générale, assez complète pour nous permettre de décorer un appartement et d'agencer un ameu- blement, sans crainte de commettre de trop grosses hérésies, il semble que nous ne puissions faire un meilleur emploi de notre science fraîchement acquise, qu'en appliquant, aux diverses pièces, qui composent une habitation, l'ensemble de nos connaissances nouvelles. Mais, dans cette application intelligente de notre savoir, il nous faut encore, pour ne pas nous embrouiller, procéder avec ordre et avec méthode. C'est pourquoi nous partagerons, tout d'abord, notre logis en quatre divisions distinctes, ayant chacune une destination particulière, et devant, par suite, revêtir un caractère spécial. Ces quatre divisions de l'habitation sont : 1° Les accès. Nous désignerons sous ce nom, la fraction de notre demeure, qui sert, en quelque sorte, de préambule à l'ha- bitation proprement dite, préambule quasiment banal, qu'il nous est à peu près impossible d'interdire au public. — Tels sont, le vestibule, l'escalier, les antichambres, toutes les pièces, en un mot, qui donnent accès aux appartements proprement dits. 320 2° Les appartements de réception . C'est-à-dire l'ensemble de pièces où nos amis, nos parents, nos invités sont accueillis et reçus par nous, et pour l'ameublement desquelles nous devons, par conséquent, tenir compte, dans une mesure assez large, des habitudes de notre temps, des usages de notre monde, des goûts et des convenances d'autrui. — Tels sont le grand et le petit salon, la salle à manger, etc. 3° Les appartements d'habitation Ceux-là sont réservés . plus spécialement pour l'existence de famille, pour la vie intime. Relevant uniquement de nos préférences et de nos besoins, ils doivent porter l'empreinte directe de notre personne. Cette troisième division comprendra la chambre à coucher, le bou- doir, la salle de bain, le cabinet de toilette, la bibliothèque, le cabinet de travail, etc^ 4° Enfin les pièces accessoires sont celles dont la , qui nécessité n'est pas absolument démontrée, dont un logis peut se passer sans, pour cela, être traité d'incomplet, et dans lesquelles notre fantaisie a le droit de s'accorder les plus libres allures. Ainsi distribuées, les diverses pièces qui composent la de- meure d'un français du xix® siècle, vont s'offrir à nous, dans un ordre logique, et, sans crainte de nous égarer ou de nous four- voyer, nous allons pouvoir étudier à loisir l'agencement, la disposition, la décoration et l'ameublement qui conviennent à chacune d'elles. l'art dans la maison. 321 LES ACCÈS i. LE vestib^ULE Parmi les accès, le premier qui s'offre à nous, si nous habi- tons une maison isolée, est le vestibule. Nous franchirons dement le rapi- vestibule. C'est un lieu de passage et non de séjour. Fig. 187. Vestibule de l'ancien [hôtel de Roquelaure, construit par Le Roux. Les Anciens, si nous en croyons Aulu-Gelle, le considéraient un peu comme l'équivalent de la rue, et ils n'avaient point absolument tort. En outre, son mobilier est nul, et sa décora- tion nous échappe. L'architecte permettra que nous déguisions ses angles sous des corbeilles, et que nous fembellissions de quelques fleurs; mais là se bornera sa tolérance. Le vestibule 41 lui appartient, il règne en maître dans ces lieux, où notre goût personnel n'a, du reste, que peu de choses à voir; car ce premier accès tient encore au dehors. Par plus d'un point, il se rattache à la façade, à son style, à son esprit, et forme une transition naturelle entre l'extérieur et l'intérieur de la maison. Nous exigerons donc que notre vestibule soit clair, bien aéré. S'il ne l'est pas, nous imiterons 3le22médecin-architecte, dont parle VArt poétique. Au vestibule obscur, il marque une autre place. Nous exigerons également que la loge du concierge^ si con- cierge il y a, soit propre et claire, et qu'elle ait une cuisine isolée, afin que le visiteur ne recule pas, suffoqué par une bouffée de ces fumets spéciaux, si chers à de Staël. Pour le reste, nous nous en rapporterons à notre architecte. Nous lui recommanderons, quoique les conditions de confortable se soient modifiées depuis ce temps, de consulter les beaux modèles du xviû et du xviii® siècle, qui ont si fière tournure, les vestibules de Mansart, de Blondel, par exemple, ou celui qu'avait édifié le Roux, pour l'hôtel de Roquelaure. Au siècle dernier, le vestibule était ouvert aux quatre vents, et l'escalier, qui prenait naissance à l'une de ses extrémités, formant une gigantesque cheminée d'appel, distribuait un air glacial dans toute la maison. Aujourd'hui, au contraire, le ves- tibule bien clos, chauffé même en hiver, concourt à entretenir, dans les diverses pièces de l'habitation, une température à peu près égale. Aussi, lorsque l'hôtel ou la maison possède une porte cochère, qui donne accès aux voitures et équipages, faut-il avoir un second vestibule, fermé soigneusement à toutes les intem- péries. Sous cette nouvelle forme, la pièce dont nous nous occu- pons ressemble beaucoup, comme appropriation et comme mobilier, à une antichambre^ et se confond souvent avec elle. Aussi, renvoyons-nous, pour sa décoration, à l'article où nous traitons de l'antichambre. ■mm- LART DANS I.A MAISON, IL L'ESCALIER Le vestibule franchi, nous voici devant l'escalier. — Ici, nous devons faire un petit arrêt. L'esca- lier, en effet, joue un grand rôle dans l'habi- tation. Suivant qu'il est bien ou mal construit, il prévient le visiteur en faveur de notre logis, ou l'indispose. Un bon es- calier, bien confortable et bien doux, exerce une véritable influence sur nos habitudes, et par là, sur nos déci- sions. La Maréchale de Mirepoix pour rassurer Fig. i88. Mme ¿e Escalier Pompadour, in- à vis de l'église Saint-Maclou, à Rouen. quiète sur son crédit, lui ^ disait ; « C'est votre es- calier que le roi aime. Il est habitué à le monter et le des- cendre » % et M"'^ de Pompadour ne disait pas non. L'escalier mérite, en outre, d'autant mieux qu'on l'étudié, que les enfilades de pièces, qu'il nous faudra parcourir tout à l'heure, devant se trouver de plain-pied, il constitue la seule partie de notre home^ qui, par sa structure et la différence de ses plans successifs, prête naturellement au pittoresque. Enfin, et nous pouvons le proclamer avec une juste fierté, l'escalier est une conquête de l'art moderne. Les Anciens, nos maîtres en tant de choses, sont en cela nos inférieurs ; car ils ne connaissaient I . üAèmoires de üdíadame Du Hausset, femme de chambre de Madame de 'Pompadour, page IT9. l'art dans la maison. guère qu'une ou deux sortes d'escalier, les plus primitives et les moins hardies de toutes. Les architectes du Moyen Age, fort experts, comme chacun sait, dans l'art de tailler les pierres, et fort habiles à les ajuster, furent, sinon les premiers à employer l'escalier à vis, puisqu'il fut appliqué dans la colonne Trajane, du moins les premiers à en généraliser l'emploi, mais il faut ajouter qu'ils se bornèrent à peu près à ce modèle. A dire vrai, ce genre d'escaliers répon- dait à une foule de desiderata de premier ordre pour leurs con- temporains. Tout d'abord, englobé dans les constructions, il pouvait n'y tenir qu'une place restreinte. Il pouvait, en outre, être relégué « en hors-d'œuvre », c'est-à-dire au dehors, et deve- nir ainsi, pour la façade, un puissant élément de décoration; tels sont les escaliers de Jacques-Cœur et de Lallemant, à Bourges, le ravissant escalier de Blois, celui du château de Meillant et cent autres. Enfin, on pouvait, à la rigueur, le loger dans Tangle d'un préau ou dans le coin d'une nef, comme le déli- deux escalier ajouré de l'église Saint-Maclou à Rouen. Ajoutez à cela, qu'il s'éclairait facilement, qu'il permettait d'ouvrir des portes à tous les étages, qu'il pouvait s'élever presque indéfiniment et desservir les pièces les plus hautes de Tédifice, sans que sa solidité fut compromise, et qu'on le barri- cadait avec une extrême facilité. Certes, c'étaient là bien des avantages, et précieux pour le temps. Il ne faut donc pas être surpris que les architectes du Moyen Age aient dépensé beau- coup de hardiesse, de talent et de soin, à construire ces vis fameuses, dont Sauvai nous vante les beautés. Mais, au xiv® siècle, les architectes ne se bornaient pas à être hardis, ils étaient encore ingénieux, et leur esprit inventif savait découvrir mille nouveautés heureuses. C'est à eux que Ton doit les curieux escaliers « à giron rampant », comme celui que nous voyons aujourd'hui encore à Amboise, et par lequel une nombreuse cavalcade peut, sans trop de peine et sans fatigue excessive, s'élever jusqu'aux plates-formes supérieures du châ- teau. On se plaisait alors à ces raffinements de bâtisse. La solution des problèmes les plus ardus tourmentait ces cerveaux l'art dans la maison. en quête de progrès. C'est également de ce temps que datent les escaliers « à double révolution », comme celui du château de Pierrefonds, ou la vis de l'église des Bernardins « vis tour- nante à double colonne, où Ton entre par deux portes, et où l'on monte dans deux endroits, sans que de l'un on puisse être vu dans l'autre». Ainsi Pierre Trinqueau n'inventa rien, quand il édifia, à Chambord, ce dégré admirable, si célèbre encore de nos jours, escalier béni des débiteurs en retard et des gendres timorés, où l'on peut aller et venir, descendre et monter, sans crainte de ren- contrer un visage redoutable. Ne souriez pas, cher lec- teur, en ces temps lointains, les belles-mères jouissaient déjà de toutes les prérogatives attachées à leur difficile em- ploi, et, sans sortir du sujet même qui nous occupe, nous pouvons constater, quelle juste et légitime terreur elles > o Pig, ]8og. c. est sur ce.t escarlier i que les royaux savaient inspirer dès le xiii® époux « tenoient leur parlement ». siècle. Écoutez plutôt ce que le fidèle et réservé Joinville nous raconte à ce propos : « La royne Blanche, nous dit-il en son naïf langage, nevouloit soufrir à son pooir que son filz fust en compaingnie de sa femme ». Or, saint Louis trouvait, cela se comprend, de pareilles exigences aussi cruelles que déplacées, et, tout saint qu'il était, cherchait à enfreindre les défenses maternelles. Aussi avait-il fait prati- quer, au château de Pontoise, un escalier secret, qui conduisait de sa chambre dans celle de la jeune reine, et c'est sur cet esca- lier que les royaux époux, au dire de Joinville, « tenoient leur parlement ». Conférences toujours hasardeuses, propos souvent interrompus, car, dès que les huissiers voyaient venir l'impi- toyable Blanche de Castille, ils frappaient les portes de leur 326 lV\rt dans la maison. verge, et nos tourtereaux couronnés s'empressaient de regagner leur logis respectif. Mais revenons à nos escaliers. Si les architectes du Moyen Age étaient ingénieux et hardis, il faut avouer que, de leur côté, les charpentiers de ce temps étaient gens singulièrement habiles. Un de leurs successeurs, Mathurin Jousse, dans son Théâtre de l'art de chaiyenterie^ rend une abondante justice à ses confrères des siècles précédents, et nous signale quelques espèces d'escalier, déjà hors d'usage à son époque, mais qui font le plus grand honneur à l'esprit inventif de ceux qui surent les imaginer. D'abord il nous décrit les escaliers à révolutions multiples, qui, tout en ne comportant qu'une seule cage, desservent cependant les différents étages d'une maison, et cela sans éta- blir entre ceux-ci aucune communication, et sans que les habi- tants des divers étages puissent, en montant ou en descendant, se rencontrer ou s'apercevoir. Appliquez de nos jours un pareil escalier à une maison de rapport, et vous aurez résolu un des problèmes sociaux les plus considérables de notre temps ; la suppression des portiers et concierges. Ce n'est point tout. Mathurin Jousse cite d'autres escaliers, également en bois, mais montés sur pivot, et ceux-là « tournant aisément, de sorte qu'en un demy-tour, ils peuvent fermer toutes chambres d'une maison et forclorre le passage aux endroits où auparavant ils le donnoient ». Aujourd'hui que la contrainte par corps est abolie, ce genre d'escaliers tournants présente évi- damment moins d'intérêt qu'il y a trente ans. Mais, imaginez Balzac, notre grand Balzac, en possession d'un escalier pareil, et crac, en un demi-tour de clef, la paix règne dans sa maison, la quiétude s'épanouit dans son cœur. Si Balzac eût connu Mathu- rin Jousse, notre littérature compterait peut-être, à l'heure actuelle, quelques chefs-d'œuvre de plus. Toutefois, malgré leurs éminentes qualités, malgré leur har- diesse singulière, malgré leur esprit ingénieux et subtil, les architectes et les charpentiers du Moyen Age ne virent jamais, dans l'escalier, qu'un moyen de parvenir aux étages supérieurs I. Théâtre de Vart de Charpenterie, Paris, 1627. l'art dans la maison. 327 de rhabitation. Il appartenait à leurs successeurs immédiats, aux Philibert Delorme, aux Pierre Lescot, aux Jean Bullant, d'y découvrir les éléments d'une décoration architectonique, capable d'embellir une maison, un hôtel, un palais, décoration assez importante pour qu'on lui subordonnât souvent des ser- vices d'une grande utilité. Depuis lors, personne ne l'ignore, l'exemple de ces hommes éminents a été scrupuleusement suivi, et l'histoire a conservé le souvenir de quelques escaliers juste- ment célèbres : Le grand escalier de marbre de Versailles, par exemple, précieux, non seulement à cause de la matière dont il était construit, mais surtout à cause de sa décoration magis- traie, et des peintures dont Lebrun l'avait orné ^ ; l'escalier de Bagatelle en bois d'acajou, « d'une hardiesse à étonner les connaisseurs » ^ Parmi ceux qui sont parvenus jusqu'à nous, les escaliers de l'Odéon et du théâtre de Bordeaux, pour ne citer que ceux-là, attestent que les maîtres du xyf siècle ont eu de dociles imitateurs, et l'on pourrait citer tel architecte de notre temps, arrivé au comble des honneurs et de la répu- tation, dont la pièce de résistance, dans chacun de ses grands ouvrages, se trouve être un monumental escalier. Sans tomber, toutefois, dans cette dérnière exagération, les architectes de la Renaissance et ceux qui les ont suivis nous ont dotés, il faut bien le reconnaître, d'un certain nombre de nou- veaux modèles, qui leur font le plus grand honneur. C'est à eux, en effet, que nous devons ces beaux et sévères escaliers à « rampes alternatives », comme l'escalier de Henri II au Louvre, comme ceux du château de Saint-Germain ou d'Azay-le-Rideau, escaliers droits, à paliers successifs, et qui substituent, au noyau de l'escalier à vis, un mur á^échiffre^ qui reçoit les deux rampes tour à tour. C'est à eux également que nous devons l'escalier à «rampes opposées», réunissant sur un même palier deux rampes, qui, parties d'un perron commun, décrivent, avant de venir se conjoindre, une courbe élégante, en forme de fer à 1. Cet escalier magnifique fut détruit en 1752, pour faire du roi de communiquer les avec appartements ceux de Pompadour. (Voir Barbier, Journal, tome V, page 2. Mémoires 173.) secrets, tome XV, page i88. 328 l'art dans la maison. cheval. L'escalier fameux de Fontainebleau, ceux, hélas! détruits des Tuileries et de l'Hôtel de Ville, ont longtemps témoigné de l'aspect décoratif de ces sortes d'escalier. Quant à l'escalier à «branchées successives», qui présente une suite de paliers ; à l'escalier à « quartier tournant », à l'escalier suspendu «en vis évidée», mis à la mode au siècle, dernier, et encore de nos jours le plus employé, ce sont là autant de conquêtes récentes, qui vont nous permettre de choisir, tout à notre aise, et la forme et les dimensions les mieux à notre convenance. Mais, avant de terminer cette petite revue rétrospective, il nous faut rendre un discret hommage à une femme de grand nom et de haut esprit, à laquelle nous sommes redevables d'une amélioration importante. Pendant un siècle, les architectes de la Renaissance s'étaient obstinés à placer l'escalier au milieu du bâtiment. Il ne leur était pas venu à l'esprit qu'il pût occuper une autre place. De la sorte, l'édifice se trouvait toujours coupé en deux parties égales, ce qui ne laissait pas que d'être gênant. M*"® de Rambouillet eut l'heureuse idée de reléguer le sien à l'une des extrémités de son hôtel et son exemple fit école. Une grande difficulté se trouva ainsi résolue. On put dès lors avoir des enfilades de salons se succédant en bel ordre. Et voilà comment c'est Fig. 190. Escalier à rampes opposées, ancien Hôtel de Ville de Paris. l'art dans la maison. à la marquise de Rambouillet, à l'abbesse de ce monastère de beaux esprits, dont on a singulièrement exagéré les torts litté- raires, que nous devons cette précieuse faculté de pouvoir loger notre escalier où bon nous semble ; qu'elle en reçoive ici tous nos remerciements. En toute chose, dit le sage, il faut considérer la fin. Aussi bien, puisque nous voilà sur le point d'édifier un escalier, à quelle fin cet escalier est-il des- tiné ? — Telle est la première question qui se pose. Le but de tout bon escalier et sa raison d'être, c'est de con- stituer entre les divers étages d'une maison, d'une villa, d'un hôtel, d'un palais, une commit- nication sûre, facile, aussi peu fatigante que possible, agréable à l'œil, c'est-à-dire élégante de structure et aussi bien décorée que faire se peut. De toutes ces conditions, celle qui concerne Fig. 191. la sécurité est assurément la Indépendamment d'une chute qui est plus importante. Sans elle, les toujours ridicule... autres deviennent illusoires. Comment pourrai-je, en effet, admirer une décoration de bon style, si mes regards sont ab- sorbés par la contemplation des marches, et mon esprit par la crainte de me rompre le cou. Or, pour que la communication soit sûre, il faut que l'escalier soit clair, pas trop rapide ; il faut en outre que ses marches soient régulières, et suffisamment larges pour que le pied porte en plein. Le besoin de clarté dans un endroit aussi dangereux, où toute progression entraîne un déplacement vertical du corps et un changement de niveau ; ce besoin est tellement impérieux, qu'il semble presque inutile d'insister sur sa nécessité pres- santé. Indépendamment d'une chute, qui toujours est ridicule 42 330 l'art dans la maison. et qui peut être funeste, il est bon de savoir où l'on est et de voir où l'on va. — La théorie là-dessus est formelle, et ce- pendant la pratique n'est rien moins que docile à ses avis. MM. les constructeurs, en effet, semblent éprouver une sorte de joie non déguisée, à reléguer leurs escaliers dans les recoins le plus obscurs de leur bâtisse. Ils leur font prendre jour sur des cours en forme de puits, et s'ils ont ce mauvais sort, d'avoir une cour vaste et bien éclairée, ils affectent de ré- duire la dimension de leurs ouvertures, et d'obstruer les fenêtres avec des stores et des vitraux, de façon à créer un demi-jour funeste. On vient du grand air, on a les yeux inondés de lumière, on pé- nètre dans cette obscurité re- lative, et l'on risque de se casser les reins. Un autre travers, auquel ces messieurs aiment à sacri- fier, c'est de couper diagona- lement les fenêtres. Pour ne pas déranger l'ordonnance de leur façade, ils risquent de Fig. 192. Un escalier trop raide produit une sorte de vertige... vous précipiter brusquement sur le sol par une ouverture béante. Quoi qu'il dise et quoi qu'il prétende, obligeons notre architecte à suivre l'exemple de ses confrères du Moyen Age, qui réglaient leurs ouvertures sur la hauteur des paliers, et faisaient ressauter leurs fenêtres, suivant la montée des rampes. Ce premier point acquis et notre escalier se trouvant suffi- samment éclairé, faisons en sorte qu'il ne se trouve point trop rapide. Rien n'est plus désagréable, en effet, qu'un escalier trop raide. Si pour la montée, il permet de se livrer à un indiscret examen sur les mollets des personnes qui vous précèdent, à la l'art dans la maison. 331 descente, il produit une sorte de vertige capable d'entraîner une chute dangereuse. M"''' Louise, fille de Louis XV, ques- tionnée sur ce qui lui avait paru le plus pénible, dans la vie religieuse qu'elle venait d'embrasser, répondit : « C'est de descendre seule un petit escalier. Dans le commencement, ajouta-t-elle, c'étoit pour moi le précipice le plus effrayant. J'étais obligée de m'asseoir sur les marches, et de me traîner dans cette attitude pour descendre»'. Voilà donc, qui est bien entendu, notre escalier ne sera point trop rapide; et pour cela, nous assurerons, à la cage qui doit le contenir, un développe- ment convenable. Nous aurons soin que les contremarches (on appelle ainsi la bande verti- cale qui sépare deux marches successives, voir fig, iqS) ne soient point trop hautes et que les marches soient d'une lar- geur convenable. L'expérience a démontré que pour être de bonne hauteur, la contre- marche doit avoir de 0^,14 à o"',i8. — Au-dessous, la des- Fig. 193. AAA contremarches. BBB marches ou cente est dangereuse ; au-des- girons. G G limon. sus, la montée est pénible. — Quant à la marche ou giron^ elle doit avoir à peu près le double en largeur. Un giron de o"',28 est suffisant, il ne doit jamais dépasser o'^,36. Ces premières dispositions étant d'utilité générale, s'appli- quent à toutes sortes d'escalier, quelle qu'en soit du reste la structure. D'accord sur leur nécessité, il nous reste à choisir le genre et la forme de celui que nous allons édifier. Tout d'abord nous rejetterons loin de nous l'escalier à vis du I. (Voir Souvenirs de Félicie.) Ce fait est à retenir, et s'explique. La n'avait descendu Princesse, le qui que grand escalier de Versailles, appuyée sur le bras de son chevalier d'honneur, dut éprouver, en effet, une émotion singulière la première fois qu'elle se trouva au sommet d'un petit escalieren (r échelle de meunier». Son esprit, au milieu du bruit et des 'scandales de la cour paternelle, avait pu se familiariser toutes les austérités de la vie religieuse, mais n'avait pas prévu les petits escaliers. l'art dans la maison. 332 Moyen Age. Tournant constamment autour d'un pivot, il est d'une désespérante monotonie. Il lui faut, en outre, un dévelop- les marches arri- pement considérable et fort coûteux, pour que vent à présenter cette largeur que nous avons reconnue indis- pensable. De son côté, l'escalier à rampes alternatives^ cher à la Renais- convient mieux à un palais qu'à une habitation sanee, parti- culière. On en peut dire autant de l'escalier à rampes opposées \ mais ce dernier est si gracieux, si élégant, et se prête à des effets si décoratifs, que n'étaient la grosse dépense qu'il occasionne et la place qu'il réclame, nous demanderions qu'il fût réservé. L'escalier à quartier tournant n'est guère bon que pour les maisons de rapport. Restent donc l'escalier en bois, à bran- chées successives^ et l'escalier suspendu, en vis évidée. C'est entre ces deux-là qu'il nous faut faire notre choix. L'escalier suspendu en vis évidée est le plus usité de nos jours, j'ajouterai qu'il est le plus gracieux, et le plus convenable pour les habitations dont le caractère moderne est bien accentué. Toute- fois, il n'est vraiment pratique et com- mode, que lorsque la cage Fig. 194. Départ de rampe Louis XIV, exécutée en bois par M. Gosselin. l'art dans la maison. 333 est vaste et l'étage à franchir peu élevé. Il lui faut, en effet, un grand développement, pour que ses marches dansantes^ c'est-à-dire de largeur inégale, puissent permettre à deux per- sonnes de monter ou de descendre de front. En outre, il est tout d'un trait, or si la hauteur de la contre-marche doit être calculée de façon à ne pas trop fatiguer les jambes, le nombre de marches, qui se suivent sans arrêt, et qui composent ce qu'on est con- venu d'appeler une volée^ doit être éga- lement limité, de façon à ne point essouffler la personne qui monte. L'escalier suspendu, qui ne comporte ni pa- liers ni temps Fig. 195. Rampe anglaise, en fer forgé (style Louis XVI), exécutée par MM. Moreau frères. d'arrêt, ne convient, par consé- quent, que pour de petits étages. Ici se pose une nouvelle question; quel est le nombre de marches qu'une per- sonne d'âge moyen, de santé et de corpu- lence ordinaires, peut franchir, sans trop se fa- tiguer? L'expérience répond par le chiffre treize. Ce chiffre fatidique est celui qui convient le mieux à la généralité des poumons. Un escalier, comprenant des volées successives de treize marches, séparées par un petit palier, pourrait être franchi, presque sans effort, jusqu'à une hauteur très respec- table; mais les escaliers de ce genre sont rares, et l'on peut, à la rigueur, élever la volée (qui doit se composer toujours d'un nombre impair de marches afin de rompre le pas) jusqu'à dix-neuf ou vingt et une marches. Au-delà, l'ascension devient 334 l'art dans la maison. très pénible. Il faut donc éviter, à'tout prix, un développement supérieur à ce chiffre de vingt et un. Par conséquent, si la hau- teur de notre étage dépasse S'^^So, pour diminuer l'étendue de notre volée nous aurons recours à un petit perron de trois à cinq marches, qui nous procurera un léger temps d'arrêt avant d'aborder nôtre grande volée, et diminuera d'autant sa Ion- gueur. Tout ceci bien convenu % la cage de notre escalier va se trou- ver élégamment meublée par une courbe gracieuse, limitée extérieurement par une rampe, en fer ou en bronze, et aboutis- sant à un robuste piédestal. Il ne faut pas craindre, en effet, de donner un peu de massiveté au départ de la rampe ; l'ensemble de l'escalier y gagne en élégance et en sveltesse. On peut, au reste, rattacher ce départ à la structure générale de l'escalier et, dès lors, l'établir en marbre ou en pierre. Mais, si l'on préfère le bois ou la serrurerie, il ne faut pas manquer d'attribuer, à ce point d'arrêt, une solidité de bon aloi. La rampe, au contraire, doit être légère. Nous l'avons choisie en bronze ou en fer, parce que les rampes en bois ne convien- nent guère qu'à des escaliers d'apparence archaïque, et ne se prêtent à de beaux effets, que pour les volées droites. Quant à la rampe en pierre, son poids énorme nous interdit de l'employer pour un escalier suspendu. Notre rampe en métal peut, d'ail- leurs, comporter une richesse considérable d'exécution. Intime- ment liée à la forme et aux proportions de la volée^ c'est elle qui va donner son style, à l'ensemble de l'escalier et de la cage. Si l'escalier affecte de belles dimensions et présente une allure ample et majestueuse, il nous faudra choisir une rampe d'as- pect un peu solennel, riche et chargée de nobles lambrequins, dans le goût du style Louis XIV. Si les proportions de notre escalier sont modestes, si la forme de la cage est roide et compas- sée,une rampe plus simple, dans le goût de Louis XVI, fera mieux notre affaire, et sa richesse discrète s'accommodera davantage Ces réflexions s'appliquent à toutes sortes d'escalier, même aux escaliers de service. I. Pour ceux-ci, en admettant que l'art leur demeure étranger, encore est-il inutile de les rendre à plaisir fatigants et difficiles. l'art dans la maison. 335 avec les dimensions réduites du lieu. Enfin, si au contraire, la courbe de l'escalier est très accentuée, si la vis afifecte un aspect contourné, c'est une rampe dans le genre Louis XV, qu'il nous faudra commander au serrurier et au ciseleur. Les panneaux, qui, sur le mur d'appui, feront pendant à la rampe, devront s'inspirer du même style et, à moins de vouloir créer une disparate, le reste de la décoration devra suivre. Cette décoration sera de deux sortes : meublante pour le perron de départ et le palier d'arrivée, courante pour le reste. J'entends par là, que dans le vestibule et sur les paliers, nous pourrons disposer non seulement des sièges, des banquettes, une table, mais encore, si la place le comporte, des tableaux, des vases, alors que dans l'escalier proprement dit, ce genre de décoration serait déplacé. La volée^ en effet, est, par son essence même, un lieu de passage et non de séjour. Il ne doit donc s'y trouver rien qui accroche nos regards, qui retienne notre esprit et nous arrête dans notre marche ascendante ou descendante. Une tapisserie aux teintes assoupies, une étoffe brochée, une belle boiserie claire ou foncée, réchampie de tons plus ou moins vifs et d'un peu d'or, des marbres, des stucs, ou encore de belles moulures prises à même dans la pierre de taille, convien- nent supérieurement à la parure d'un escalier, et peuvent fournir, suivant le cas, une décoration élégante et coquette ou noble et de grand caractère. Toutefois, pour l'emploi de ces divers élé- ments d'ornementation, il faudra nous guider sur la matière même dont est construit l'escalier proprement dit. Si les contre- marches et les girons sont en bois, le mur devra être, de préfé- rence, recouvert de boiseries et d'étoffes. Si les marches, au contraire, sont en marbre ou en pierre, nous pourrons habiller la muraille de panneaux de stuc ou de marbre. Mais dans tous les cas, nous devrons nous garder de plaquer un matériel relati- vement très lourd, au-dessus d'un matériel d'une densité et d'un poids relativement faibles. Il importe, en eftet, de ne commettre, sous aucun prétexte, ce contre-sens ridicule, que les peintres en bâtiment cultivent avec une ténacité peu commune, et qui consiste à faire régner, au-dessus d'un lambris en menuiserie, 336 l'art dans la maison. d'énormes plaques de marbre, qui écraseraient la boiserie, si ces belles conceptions sortaient du domaine de la peinture. Un autre élément de décoration qu'il est important de ne pas négliger, c'est celui qui résulte des lumières. Les torchères, cariatides, girandoles, appliques, etc., le soir surtout, coucou- rent singulièrement à égayer l'escalier et à l'embellir. Le choix de ces ornements, tou- tefois, demande beaucoup de précautions et de goût. Tous doivent être du style de l'ensemble, et se raccorder, comme époque, à la ferronnerie de la rampe. Quant aux cariatides, si le vestibule est très vaste, elle pourront atteindre la grandeur natu- relie. Si, au contraire, le vestibule manque d'ampleur, on devra préférer comme porte- lumières, des vases, des gerbes de fleurs ou des enfants. Le plafond, que nous avons gardé pour la fin, entre aussi parmi les éléments de décoration de tout bel escalier. Il doit être, autant que possible, allégé par une série de moulures rétrécissant le sommet de la cage, et par une peinture imitant les nuages et le ciel, c'est-à-dire trouant la maçonnerie. En aucun cas, du reste, le plafond ne doit Fig. 196. avoir une Torchère apparence lourde et sombre. d'escalier, en bronze et marbre. On comprend, en effet, quelle contrainte exerce, sur l'esprit d'une personne qui monte, une masse pesante ainsi suspendue. L'escalier que nous venons d'analyser et de décrire, est conçu en vue d'un hôtel particulier, de moyenne importance et de style moderne. Mais, s'il peut être regardé comme le type d'un bel escalier, ce n'est point à dire qu'il soit le seul modèle à suivre ? Nous pourrions citer nombre d'hôtels de construction récente, celui de M. Cernuschi entre autres, où les proportions que nous avons indiquées se trouvent singulièrement dépassées, et où les. l'art dans la maison. escaliers affectent des allures de palais. En outre, pour un hôtel bâti et meublé dans un style archaïque, ogival ou renaissance, notre escalier conviendrait mal. On devra choisir, pour ce genre d'hôtel, une autre disposition et un agencement différent. Ou bien, il faudra s'inspirer d'un de ces beaux escaliers qui sont l'honneur des châteaux et des palais de la Renaissance, ou bien on devra construire un escalier en bois à montées droites et à paliers successifs '. Sa rampe s'appuyant sur une balustrade à jour, ses panneaux moulurés, qui couvrent la muraille, les tonalités discrètes du vieux bois, mêlées aux teintes adoucies des tapisseries anciennes ou aux brillants reflets des cuirs étampés, produisent une har- monie captivante, pleine de charme. Les avantages de ce genre d'escalier sont, en outre, assez nombreux. Tout d'abord, il tient moins de place ; les tapis s'y tendent mieux ; les marches étant partout de largeur égale, on peut monter et descendre plusieurs à la fois; les volées sont plus courtes, et les paliers successifs représentant une suite de temps d'arrêt, peuvent recevoir cette parure de tableaux, de miroirs, de faïences, qu'au nom même du bon sens, nous avons sévèrement proscrite durant la montée. Pour l'amateur de curiosités, pour le possesseur d'objets d'art, il y a donc là une heureuse occasion d'exercer son goût d'ar- rangement, et de faire étalage de ses richesses. Notre premier escalier était plus solennel, il sentait davantage la cérémonie, l'apparat, la réception. Celui-ci est plus aimable et surtout plus intime. Le premier doit plaire davantage à des cerveaux jeunes, amoureux du décor ; le second satisfera mieux les intelligences délicates, revenues du pays des illusions, et qui trouvent, dans l'étude, leurs distractions et leurs plaisirs. Nous dirions volontiers que l'un parle plus aux yeux, et l'autre à l'esprit, si l'escalier n'était précisément le seul endroit du logis où ce dernier n'a que faire. Que le diable, en effet, vous préserve de (d'esprit de l'escalier». I. 11 existe, au Musée de Cluny, un escalier de cette sorte et de fait petites qui dimensions, juger des qualités décoratives de ces escaliers de forme primitive et ancienne. d'apparence 43 l'art dans la maison. m. l'antichambre et le parloir Après l'esca- lier, c'est de l'an- tichambre qu'il faut nous occuper. — Nous avons dit qu'en maintes circonstances et surtout dans les hô- tels particuliers, le vestibule se confon- dait parfois avec l'an- tichambre. A bien prendre, cette confu- sion devrait être en- core plus intime, et l'antichambre ne de- vrait être qu'un lieu de r-'ig. 197. Coin d'antichambre chez M. Leclanché. . passage. On sait quelle signification peu aimable a conservé la locution « faire anti- chambre », et l'on a, présente à l'esprit, la bruyante exclama- tion de Don Juan. — «Parbleu, coquins, je vous apprendrai à laisser M. Dimanche dans une antichambre » En ces temps déjà lointains, l'antichambre était, sauf dans les demeures royales % exclusivement réservée à la domesticité, et « propos d'antichambre » signifie encore de nos jours conversation de laquais. 11 a fallu la singulière étroitesse de nos appartements mo- Nous à plusieurs reprises, Louis XV, et la Reine Marie Lekzinska dîner, soit I. voyons Tuileries, soit à Versailles ou à Choisy, dans leurs antichambres. Dans ces aux palais, on désignait, sous ce nom, les salles d'attente, qui précédaient la chambre à coucher de la Reine du Roi. (Voir à ce sujet les Mémoires, de Saint-Simon et ceux du duc de ou Luynes .i denies, pour dénaturer le service de cette pièce indispensable. Dans la plupart des maisons construites en ce siècle, elle est devenue un endroit où l'on séjourne. C'est là qu'on fait attendre les fournisseurs, les créanciers, les solliciteurs, les inconnus, contre-sens d'autant plus choquant, que l'égalité fait chaque jour dans nos mœurs de plus sensibles progrès. 339 Mieux inspirés que nous, les peuples qui ont conservé un res- pect et une vénération sans bornes pour leur intérieur, pour ce home^ dont on ne connaît bien toute la valeur et toute l'impor- tance que dans les pays du Nord, ont laissé au vestibule et à Tantichambre, leur véritable caractère. Ces deux pièces sont demeurées, chez eux, lieux de passage, et, dès qu'il faut attendre, ne fût-ce qu'une minute, on est introduit dans une pièce annexe qui porte le nom de salle d'attente ou de parloir h Puisque nous édifions une maison modèle, et que nous avons choisi un terrain de suffisante étendue pour loger convenable- ment tous nos services,,nous ne nous priverons point d'un local si utile. Cette précaution, en effet, est d'autant plus sage, que la crainte de faire faire antichambre à des gens de mérite, nous porte très souvent à ouvrir notre salon ou notre cabinet, à des fâcheux fort difficiles ensuite à éconduire ; car une fois admis dans notre intérieur, les importuns ont sur nous plus de prise. En Angleterre, en Hollande, le maître de maison, averti qu'un inconnu le demande, se rend au parloir, et, après l'avoir vu et écouté, s'il le juge convenable, il ouvre au visiteur la porte de son intérieur, ou l'expédie rapidement et le congédie sans difficulté. C'est ainsi qu'il défend sa maison de toute intru- sion fâcheuse. L'exemple est trop bon à suivre pour devoir être négligé. Donc, nous aurons un parloir. Ce sera un réduit de moyenne grandeur, modestement décoré. — Une table au milieu de la pièce, avec quelques journaux, des revues et des livres, des 2. En Angleterre, le mot parlour, signifie également salle à manger et petit salon; il demeure bien entendu, qu'il ne s'agit ici que de la petite pièce, située auprès de la porte d'entrée, petite pièce qu'on retrouve dans toutes les maisons hollandaises, où elle porte le nom de spreekkamer. sièges symétriquement rangés le long des murs, une glace et quelques cadres; voilà, grosso modo, en quoi se résumera le mobilier de notre spreekkamer. Cette simplicité un peu rudimen- taire nous est commandée, au reste, par la qualité incertaine des visiteurs, que doit recevoir notre salle d'attente. Le premier venu pouvant y trouver accès, to3ut40déploiement de luxe, qui sentirait l'ostentation, deviendrait, par cela seul, d'un goût dou- teux. Il faut que Tinconnu pauvre, qui vient frapper à notre porte, ne soit pas gêné par un contraste trop marqué entre son dénuement et notre somptuosité. En outre, comment écon- duire le solliciteur suspect, comment refuser, au milieu d'un luxueux appareil, au quémandeur dangereux, le secours qu'il vient réclamer de notre bienveillance ou de notre faiblesse ? Si notre mobilier est simple, nos sièges, outre cela, devront- etre uniformes. Cette uniformité nous est commandée par la qualité diverse des personnes, qui peuvent se rencontrer dans une commune attente. La bonne éducation étant marchandise rare en tout temps, le premier arrivé est, tout naturellement, disposé à s'emparer de la meilleure place, et médiocrement enclin à la céder à qui arrive après lui. Il est donc important d'éviter qu'une personne, digne de tous nos respects, se voie reléguée sur une petite chaise, alors qu'un maître faquin se carrera tout à son aise dans un large fauteuil. Nous avons dit que les murailles seront garnies de quelques cadres. N'oublions pas que rien, de ce qui sent l'intimité, ne doit trouver accès dans notre parloir. On évitera donc d'y suspendre les portraits de parents ou d'amis. De belles gravures, de bonnes photographies convenablement espacées, occuperont pendant quelques instants les regards des visiteurs. Quant à la glace, indispensable pour leur permettre de constater l'état de leur toilette, et d'en réparer au besoin le désordre, elle pourra trouver place au-dessus de la cheminée. On voit que, réduit à ce strict nécessaire, la décoration et le mobilier ne prêteront point matière à de fâcheuses observations. La simplicité y régnera en maîtresse ; toutefois, l'ensemble peut en être conçu avec goût. Bien que la pièce doive être largement l'art dans la maison. éclairée, — car il importe que le maître puisse dévisager d'un coup d'œil ceux qui ont recours à lui, — la tenture et les garni- tures pourront être d'une tonalité foncée, ce qui ajoutera au caractère sévère, discret et réservé de la décoration générale. Le parquet ciré, ou recouvert d'un tapis sombre, une boiserie de un mètre, en chêne ou en noyer régnant tout autour de la pièce et la lambrissant de panneaux sobrement moulurés, un papier velouté uni, d'une teinte rouge grenat, vert ou marron, relevé par une bande de même couleur, mais plus foncée, feront res- sortir les cadres tout en donnant, à l'enveloppe de notre parloir, une allure à la fois austère et distinguée. Les chaises, en chêne ou en noyer, pourront affecter la forme Louis XIII, avec dossier carré, pieds renflés et croisillons. Le siège et le dos des chaises, en maroquin, en reps ou en velours frappé, sera assorti comme couleur à la bande encadrant la tapis- serie, les rideaux seront de même nuance, en reps ou en velours. Quant à la table, l'ébéniste devra la faire de même style que les chaises, et on pourra la recouvrir d'un tapis orien- tal, ce qui donnera un peu de gaîté à la pièce. A la rigueur, même, cette dernière est de quelque étendue, en outre des livres et des journaux, dont nous avons déjà parlé, on placera au milieu de la table une coupe en faïence ou en cuivre repoussé avec des fleurs naturelles. La garniture de che- minée, dont nous n'a- vons encore rien dit, devra, pour ne point créer de disparate, se composer d'une de ces petites pendules dites fíg. 198. Coin craniichumbre, hôtel de m. v. de m.. . l'art dans la maison. c( religieuses, » et de deux candélabres en cuivre, à pieds renflés, ou de deux lampes simples, mais de bon goût. Point d'autres meubles. — Ainsi décorée, notre salle d'attente sera bien con- forme au programme que nous nous sommes tfacé. Elle aura ce genre de beauté, qui résulte de l'observation stricte des con- venances, et nous rendra certainement d'inappréciables services. Si notre parloir, par la nature même de l'emploi auquel nous le destinons, est forcément simple, discret et modeste, il n'en est pas de même de l'antichambre, dont nous allons nous occuper maintenant. Celle-ci est en quelque sorte l'avis au lec- teur, l'avant-propos, l'avertissement qu'une main ingénieuse place en tête du livre, et qui prévient le lecteur des surprises qui lui sont réservées. Une antichambre bien comprise doit donc, comme toute bonne préface, avertir le visiteur de notre position sociale, l'informer de notre fortune, lui laisser entre- voir notre caractère, et, par conséquent, se proportionner comme décoration à notre degré de richesse et à la somptuosité de nos goûts. Vitruve a, sur ce sujet, émis quelques réflexions excel- lentes « Le style c'est l'homme » a dit de son côté Buffon ; et cet aphorisme peut s'étendre jusqu'au style de l'ameuble- ment, qui doit toujours être en complète harmonie avec notre situation, notre tempérament et nos moeurs. Suivant les circonstances, notre antichambre pourra revêtir une élégance aimable, analogue à celle de la Renaissance, la gravité sévère, qu'on retrouve dans l'époque Louis XIII, la somptuosité du siècle de Louis XIV, la fantaisie séduisante et rocailleuse du règne de Louis XV, ou la grâce discrète et déli- cate du style Louis XVI. Elle peut, en plus, être sobrement meublée et conçue dans une préoccupation unique, ou décorée à profusion d'objets de provenances diverses. Elle peut respirer l'ordre, la méthode et l'austérité ; elle peut au contraire donner raison au vers fameux de Boileau, et prouver, avec VArtpoétique^ que « parfois un beau désordre est un effet de l'art )). Mais, dans tous leseas, nous fuirons l'encombrement. Si rien, I. Voir Vitruvii T'ollionis opera, Lib. VI, cap. IV. en effet, n'est déplacé dans une antichambre, si miroirs, tableaux, faïences, statuettes et même statues, vases, armes, tentures, bibelots, y peuvent figurer à condition d'être disposés avec goût, encore faut-il que la circulation y demeure toujours facile, et que la pièce n'abdique jamais son caractère primordial, qui est d'être un passage et non pas un lieu de séjour. Ceci bien compris, 343 s'il nous fallait tracer un modèle, voici-quelles seraient nos indications. De belles boiseries, lambrissant la muraille et encadrant une tenture de cuir repoussé, gaufré, doré, peuvent constituer notre base décorative. De larges portes, sculptées en plein bois et enchâssées dans des chambranles renforcés de gracieux pilastres, le tout réchampi de quelques traits d'or, achèveront, notre cadre. Là dessus, nous distribuerons meubles et objets d'art, en telle quantité qu'il nous plaira. Pour leur assortiment, nous ne craindrons point les anachro- nismes, et nous nous montrerons franchement éclectiques. A un loli banc, dans le gout de la J y o pjg_ ^Port^e-canne en bois sculpte, Renaissance, orné de coussins bro- exécuté par m . Legriei. dés, ou recouverts en velours frappé, nous associerons de grands fauteuils de style Louis XIV, à large dossier, où nos domestiques pourront sommeiller à l'aise. Un canapé de même genre, sur lequel on peut laisser tomber pardessus, pelisses et manteaux, fera vis-à-vis à une table robuste aux pieds massifs et renfiés. Une belle lanterne, en fer repoussé ou en bronze ciselé, descendant du plafond, viendra marquer le milieu de la pièce. Joignez à cela un solide porte- canne, un miroir de Venise, quelques faïences, ou si l'on préfère, un ou deux tableaux d honnête qualité, tout cela d'as- pect vaillant, énergique, robuste, car, ne roublions pas, nous sommes dans un lieu de circulation constante^ où tout est soumis à des frottements, à des heurts, à des coups. Enfin, nous pourrons encore garnir nos panneaux de quelques armes, mais en petit nombre, et nous les choisirons franche- ment archaïques, et assez hors d'usage pour qu'elles ne puissent constituer une menace pour nos vi3si4te4urs, ni leur faire naître l'idée subversive de les employer contre nous. En conséquence, nous éviterons avec soin les trophées de chasse. Quant aux bois de cerfs, de biches ou de daims, nous ne les admettrons sous aucun prétexte et à aucun prix ; car, non seulement leurs formes maigres et irrégulières sont peu décoratives, mais ils sentent toujours l'affectation. S'ils nous révèlent, en effet, les goûts cynégitiques du maître de la maison, en affichant trop ouverte- ment ses triomphes, ils dénoncent une fierté prétentieuse, alors que s'il est marié, les plaisants peuvent y découvrir un fâcheux pronostic. Par contre, nous pourrons, si le cœur nous en dit, agrémenter notre antichambre de quelques-uns de ces grotesques en bois sculpté et peint, si fort à la mode au siècle dernier, courriers, sauvages, singes grimaçants et contorsionnés, qui peuvent, au choix du maître, servir de porte-canne ou de porte-carte. Un beau bassin en cuivre repoussé, posé sur notre large, table, pourra pareillement servir à ce dernier usage, et jettera, par ses refiets, une note gaie, tranchant joyeusement sur les teintes sombres de la boiserie. Ajoutons encore quelques corbeilles de fleurs, un épais tapis de Smyrne recouvrant le milieu de notre pièce, pour assourdir le bruit des allées et venues, et un petit réduit ménagé sur l'une des faces latérales, pour servir de ves- tiaire, et fournir un discret asile aux vêtements. Ainsi conçue, décorée et meublée, notre antichambre, riche sans être trop prétentieuse, luxueuse sans ostentation, ne peut manquer de prévenir en notre faveur l'étranger ou finconnu, qui, pour la première fois, nous fait visite. p Fig. 200. Les coussins sont pour les marmots, les tabourets pour les enfants, les chaises pour les jeunes gens, le canapé pour les amis, le pouf pour les intimes, et le fauteuil pour la personne qu'on vénère. LES APPARTEMENTS DE RECEPTION I. LE SALON PRÈS avoir traversé l'antichambre, nous pénétrons dans le salon. L'ordonnance et la décoration de cette pièce sont des plus importantes. C'est l'appar- tement de réception par excellence, celui où les étrangers en relations avec nous trouvent directement accès. C'est là, en outre, que nous réunissons nos amis. Visites, fêtes, réjouissances ont le salon pour théâtre ou pour annexe. Il importe donc de le rendre digne, par son aspect, du rôle qu'il est appelé à jouer dans l'économie générale de notre exis- tence mondaine. Tous les hommes de science étant d'accord sur l'influence produite par les milieux, on serait assez mal venu à nier que la physionomie générale d'un salon exerce, à la longue, une action plus ou moins directe sur l'humeur, l'esprit et la con- versation de ceux qui y sont réunis. Sombre et triste, il portera à la mélancolie. Clair et joyeux, il disposera à la gaîté. Trop étroit, des invités nombreux s'y trouveront gênés et craindront 44 346 l'art dans la maison. l'asphyxie. Trop vaste, quelques amis réunis autour du foyer y seront mal à l'aise, et sembleront perdus dans son excessive étendue. La convenance, cette grande qualité primordiale, que doit présenter, tout d'abord, chaque pièce de notre habitation, réside donc ici dans une question d'harmonie et surtout d'équi- libre. Elle trouve sa satisfaction dans certaines proportions heureuses, répondant à la fois aux besoins de [l'hygiène, aux commodités de l'esprit, et à l'agrément des yeux. Voilà pour- quoi, dès le principe, il importe de ne point nous égarer dans des combinaisons chimériques, et de réduire le champ si vaste des exemples et des modèles dignes de nous inspirer. La belle idée, en eifet, que nous aurions d'aller, comme on le fit il y a quatre-vingts ans, demander à Rome antique ou à l'Etrurie, la décoration de nos appartements de réception. Et d'abord les anciens ont-ils connu le salon tel que nous le comprenons ? La chose est au moins douteuse. Cet asile de la causerie, ce sanctuaire de la conversation, ce temple de la politesse aimable et galante, vous le chercheriez vainement dans leurs habitations. A Herculanum, à Pompéi, à Ostia, le salon brille par son absence, et le Palatin, ce palais des palais, cette résidence somptueuse des Césars, renferme un nombre incal- culable de chambres, mais ne contient pas un seul salon. Après l'Antiquité, il nous faut sauter au Moyen Age. Douze siècles d'intervalle, le bond peut sembler prodigieux, et cepen- dant le monde, au milieu duquel nous tombons, n'est guère plus pratique. Ses usages, nous l'avons déjà expliqué, non plus que son mobilier, ne sauraient nous convenir. En outre, pour la pièce qui spécialement nous occupe, nous serions aussi mal servis. Pas plus dans le manoir féodal, que dans la maison antique, on ne rencontre de salon. La maître-chambre en tenait lieu, chambre bonne à tout, excepté à causer ; et que serait venue faire, en effet, la conversation chez ces seigneurs illettrés, au milieu des préoccupations guerrières, qui dominaient au logis. N'oublions jamais, que c'est seulement du règne de Fran- cois P', c'est-à-dire, de la Renaissance, que date l'introduction l'art dans la maison. 347 des femmes à la Cour, et que c'est seulement au siècle suivant que naquit la « sociabilité » française. Limitons, par conséquent, aux trois derniers siècles, la série de modèles et d'exemples, empruntés aux époques passées, et souvenons-nous que, pour nous sembler convenable, une pièce, quelle qu'elle soit, doit être avant tout à notre convenance. Notre salon ne sera donc, ni trop grand, ni trop petit, — nous avons dit pourquoi. — Mais comme nous ne pouvons non plus lui demander d'être élastique, et que le nombre des invités et des amis, que nous sommes appelés à recevoir, est éminemment variable, le seul moyen de prévenir tout excès dans un sens ou dans l'autre, c'est d'avoir deux salons, un grand et un petit. Le petit pour les réunions intimes, le grand pour les réceptions d'apparat. Au besoin même, ces deux pièces mises en communication par deux portes rentrantes^ dont nous expliquerons bientôt le mécanisme, pourront, dans le cas de fêtes exceptionnelles, fournir une salle de grandeur inusitée. De la sorte, nos visiteurs se trouveront toujours dans un milieu convenable et proportionné à leur nombre. Commençons par nous occuper du grand salon. Il ne suffit pas que ce grand salon soit d'une taille convenable, il faut encore qu'il soit bien proportionné. J'entends par là, que ses diverses dimensions doivent se combiner pour former un beau cube, qui satisfasse l'esprit et contente les yeux. Pour cela, il est indispensable que, ni sa longueur, ni sa largeur n'aifectent un développement excessif, et que la hauteur soit en harmonie avec le reste. Afin de nous faire bien comprendre, poussons tout de suite les choses à l'extrême. Supposons un plafond trop bas, il écrasera la pièce, et notre' salon prendra l'aspect de l'entrepont d'un steamer. Imaginons-le trop haut, il nous semblera que nous sommes au fond d'un puits, et la situation ne sera guère plus agréable. D'un autre côté, si nous développons avec excès l'une de nos dimensions, longueur ou largeur, notre pièce paraîtra une galerie, un corridor, une allée ; elle perdra son caractère de salon. Tout salon, heureusement compris, doit 348 l'art dans la maison. avoir un centre bien visible, autour duquel tout gravite, invités, amis, mobilier et décoration. Si le parallélogramme s'allonge trop, il manifeste, comme l'ellipse, dans laquelle il pourrait s'inscrire, une tendance à avoir áQMX foyers. Dès lors, il perd son unité, qui est une de ses qualités plastiques les plus indispensables, en même temps qu'un de ses charmes. Est-ce à dire que le carré parfait soit, par excellence, le plan du salon, et le cube régulier sa forme idéale ? — Assurément non. Nos lecteurs n'ont pas perdu le souvenir de ce que nous avons dit plus haut des surfaces concordantes. La parfaite régularité, qu'elles présentent, entraîne à sa suite l'uniformité, qui engendre l'ennui. Voilà pourquoi un salon parfaitement carré est insup- portable. Un salon rond est dans le même cas. Il semble que la conversation doive y tourner toujours dans le même cercle. Je vous défie de concevoir idéalement, un salon rond sans éprouver le besoin de le cribler de fenêtres et de portes. Or, ces baies multiples, que dans votre pensée vous percez de toutes parts, en ouvrant des perspectives sur les pièces ou sur les terrains adjacents, ont justement pour effet de détruire la par- faite régularité de votre forme première. De bonnes propor- tions, pour ce genre de pièces, consistent dans une longueur supérieure d'un quart environ à la largeur, et dans une hauteur légèrement inférieure à la plus petite de ces deux dimensions. Grâce à ces dispositions préliminaires, voici la monotonie bannie de notre salon. Nous sommes sûrs qu'il ne sera point ennuyeux, certes, c'est quelque chose, mais il nous faut mainte- nant essayer de le rendre gai. Cette gaîté si précieuse, dépend presqu'exclusivement de la quantité de lumière qu'on laisse pé- nétrer, et du nombre d'ouvertures qui donnent accès, soit au jour, soit même aux visiteurs. Si une pièce brutalement éclairée, est parfois fatigante et indiscrète, une pièce sombre par contre est presque toujours triste. — Mais rien n'est plus facile que d'augmenter ou de diminuer, dans une très large proportion, la quantité de lumière qui pénètre du dehors. Outre le jeu des stores et des rideaux, nous avons la couleur de nos tentures, qui peut à volonté reñéter ou absorber la clarté du jour, et l'art dans la maison. 349 augmenter ou diminuer l'éclairage de la pièce. C'est ainsi que pour tendre un salon largement éclairé, il faut choisir une couleur chaude et profonde, rouge, grenat, ponceau, marron ou vert sombre, et éviter un plafond blanc qui réfléchit toujours brutalement les rayons de la lumière. Pour un salon faiblement éclairé, prenez de préférence une nuance fine et froide, vert Fig. 201. Console de salon en marqueterie de Boule (galerie d'Apollon). clair, bleu tendre, gris ou jaune, détachez le plafond en clair et rattachez les boiseries à la tonalité dominante. Quant au nombre des ouvertures, portes et fenêtres^, repor- tons-nous à la xxv^ proposition développée dans notre Gram- maire. — Une seule fenêtre et une seule porte donneraient à notre salon un air de recueillement, un aspect retiré, difficile- ment accessible. Ouvrez deux fenêtres et quatre portes, la pièce, devenant abordable de toutes parts, prendra une figure hos- pitalière, animée, gaie, joyeuse; et si nous sommes forcés de l'art dans la maison. compter avec les murailles, de respecter la construction, nous simulerons les portes qui nous manquent. Pour les fenêtres, nous y suppléerons, dans une large mesure, avec des glaces habilement disposées. Le cadre convenablement agencé, il s'agit maintenant de bien le remplir ; c'est-à-dire de compléter par une décoration de bon goiàt, une pièce distribuée d'après les conseils du bon sens. La décoration de notre salon, nous le savons, peut reposer sur l'un des deux principes suivants ; Nous pouvons la concevoir fixe, c'est-à-dire résultant de l'architecture même de la pièce, ou mobile, c'est-à-dire, résultant des meubles et des objets d'art qui la garnissent. Etudions d'abord la parure de notre salon au point de vue de la décoration fixe. Nous choisissons naturellement, pour champ de nos expériences, une pièce de proportions normales, où la lumière est abondante, où les portes et les fenêtres sont en nombre satisfaisant, et disposées de façon à laisser entre elles des trumeaux de taille suffisante pour recevoir une déco- ration de convenable étendue. Les points dont, après cela, il nous faut tenir compte, c'est notre âge, notre position, notre tournure d'esprit, nos convenances en un mot, car nous devons surtout éviter les disparates, et créer une harmonie aimable et rationnelle, entre notre personne et le cadre où elle est appelée à se mouvoir. Si donc une gravité de bon aloi est notre fait. Si nous sommes revenus de ces rêves ensoleillés, où l'avenir joyeux, bruyant et tapageur, apparaît sans nuages, où la vie se montre encore fardée de lys et de roses, les nuances vives doivent être bannies, les lignes ondoyantes doivent être proscrites. Partout des teintes sobres, discrètes, assoupies, reposant nos yeux, absorbant la lumière, partout des lignes droites et calmes, n'engageant point l'esprit dans des méandres de combinaisons difficiles à suivre, mettront la décoration de la pièce à l'unisson de nos besoins et de nos goûts. Cette décoration pourra trouver, dans une belle tapisserie représentant une action héroïque, une chasse, un bocage, ou dans un damas de Lyon à large dessin, encadré l'art dans la maison. 351 dans une boiserie noblement sculptée, son premier élément d'ornementation. Une corniche également sculptée, ornée de festons et de denticules, relevés par quelques traits d'or, viendra raccorder la muraille au plafond divisé en caissons colorés dans un ton neutre, et voisin, comme valeur^ de celui de la boiserie. Au milieu de la pièce, un grand lustre en bronze ou en cris- tal, de forme sévère ; aux fenêtres des rideaux de velours frappé, de lampas ou de damas ; des portes en bois brun, sculptées et relevées d'un peu d'or, compléteront la toilette de notre salon, dont une cheminée un peu vaste achèvera la parure. Cette cheminée en marbre de couleur devra, comme dimen- sions et comme formes, se rassortir au style général de la pièce. Elle sera surmontée d'une peinture décorative, et s'il se peut d'un portrait. — Une glace placée aussi haut serait ^inutile, et par conséquent ridicule. Si cet appareil vous semble un peu sévère, substituez une brocatelle à votre damas ; abaissez d'un ton la couleur de la boiserie; peignez-là en un gris un peu monté, largement relevé d'or; agrémentez les portes de quelques attributs, fleurs, armoi- ries, emblèmes, vivement enlevés par un leste pinceau; dorez les denticules de la corniche, et aux caissons du plafond, subs- Fig. 202. Table de salon en bois sculpté et doré (Mobilier national). l'art dans la maison. tituez une peinture dans le goût de Le Brun, de Restout, de Coypel. Vous récupérez ainsi, en magnificence, ce que vous aurez perdu en discrétion. Si vous êtes jeune, aimable, galant, amoureux des plaisirs et dans l'âge des fêtes, empruntez au xviifi siècle ses beaux lambris dorés. Que les boiseries sculptées, peintes en vert clair ou en gris, ton sur ton, et réchampies d'or, garnissent les murailles du sommet à la base ; que Cupidon dirige cette fête des yeux, en y prodiguant ses attributs charmants; que le petit dieu malin se niche aux angles de vos corniches; que son arc, son carquois, son flambeau couronnent les cintres gracieux qui terminent vos panneaux, et que ses tourterelles viennent animer les élégants rinceaux qui s'enlacent sur la muraille. Multipliez les glaces; que partout les cristaux étincellent et que la cheminée, réduite à ses modernes proportions, devienne le centre des galants propos, la tribune aux harangues aimables. Mais ces teintes claires et cet or offusquent vos regards, sans cesser d'être accueillant, vous voulez paraître plus modeste et plus sage. Cupidon vous déplaît ainsi niché partout — C'est dit. — Redressons vite ces courbes molles et lascives. Remplaçons ces méandres par des lignes plus austères. Que le goût fin et charmant des contemporains de Louis XVI vienne inspirer notre décoration. Un pinceau délicat va meubler, de gracieuses arabesques, ces panneaux encadrés de moulures classiques, à moins qu'une tapisserie fieurie, ou un lampas broché, de couleur tendre, n'en vienne varier l'aspect de ses reflets nacrés. Ainsi compris, le salon, sans abdiquer sa coquetterie, va gagner, en grâce et en modestie, tout ce qu'il perdra en splendeur et en faste. Le style général de notre pièce fixé, le reste découle de soi. Sans nous montrer étroitement exclusifs, ce qui serait une maladresse, et en nous conformant à ces principes éclectiques, adoptés par nous comme une nécessité de notre temps, nous devons faire en sorte que l'harmonie règne entre le cadre que nous venons d'achever, et les meubles meublants qui vont en former la parure. Pour le principal du mobilier, la dépendance l'art dans la maison. 353 doit être clairement écrite. Nos meubles de fond s'accorderont donc avec la décoration murale, et notre fantaisie s'exercera seulement sur les petits meubles secondaires. Si, au contraire, nous accordons nos préférences à la décora- tion mobile, les choses changent d'aspect. Avec elle, nous l'avons dit, l'ornementation du salon res- sort avant tout et surtout du mo- bilier lui-même. C'est donc au mobilier que le reste doit être sub- ordonné. Toutefois, pour que cette décoration réponde aux exigences du goût et des convenances, pour qu'elle présente une correction plai- santé à Toeil et agréable à l'esprit, il faut qu'elle revête, elle aussi, un caractère suffisant d'unité, et qu'elle répudie les discor- dances trop visi- bles, et, pour cela, il est indispensa- ble, que tout en- tière elle découle d'une source uni- que, c'est-à-dire qu'elle ait pour origine un seul et 5. Fauteuil style Louis XIV, à grand dossier, en bois ynême DOillt de dé- sculpté, couvert d'un « velours à parterre ». part. Pour bien établir cette dérivation, nous allons donc choisir, dans notre salon, un meuble dont l'importance nous paraîtra capitale, et ce meuble nous fournira notre base de décoration. Le procédé, du reste, n'est pas pour nous absolument nouveau. Nous l'avons déjà employé pour l'escalier, où la forme de la volée nous a fourni le style de la rampe, qui, à son tour, a décidé de toute la décoration intérieure. 354 l'art dans la maison. Donc, quel est dans un salon le meuble capital, le « meuble de style » ? — Assurément c'est le fauteuil. Ce n'est pas sans raison que les précieuses^ dans leur langage alambiqué, l'ont appelé le ((véhicule de la conversation». Sans fauteuil, point de récits bien contés, point de propos aimables, de réparties délicates, de concetti^ en un mot, point de conversation possible. Or, la conversation est l'âme même du salon, c'est sa parure, son attrait, son charme et sa raison d'être. Voilà pourquoi on peut à la rigueur concevoir un salon sans glaces, sans tables, sans lustre, sans piano, sans tableaux, mais non pas sans fau- teuils. Enlevez les fauteuils d'un salon, et la pièce semblera toute dégarnie. C'est un crâne sans cerveau ; c'est une salle, ce n'est plus un salon. Ajoutez encore que le fauteuil n'est pas seulement un meuble indispensable. Il est le siège par excellence, et dans la hiérarchie des sièges, il occupe le premier rang. Il règne, domine, com- mande, et les autres, qui semblent ses sujets, se plient et se modèlent sur son enveloppe et ses formes. Enfin il est le siège honorable entre tous, celui que la maîtresse de maison assigne, comme une faveur spéciale, aux personnages importants. Les coussins sont pour les marmots, les tabourets pour les enfants, les chaises pour les jeunes gens, le canapé pour les amis, le pouf pour les intimes, le fauteuil est réservé à la personne qu'on respecte, qu'on vénère, que l'on fête et que l'on choie. Place d'honneur pour les étrangers, il devient, pour la maîtresse de maison, le poste autoritaire, où trône, dans l'appareil de sa toute-puissance, la reine du logis. Pour en déterminer la taille et les allures, c'est donc sur le caractère, l'âge, la position et les goûts de la maîtresse de maison, qu'il va falloir nous régler. Les années, chère lectrice, ont-elles argenté votre longue chevelure ? La neige des ans vous a-t-elle poudrée à frimas ? Vos pensées ont-elles pris cette tournure calme, cette teinte grise, dont l'âge estompe nos passions ? Dédaignez la bergère dont le nom prétentieux est toujours ridicule ; méprisez la ganache qui ne saurait vous convenir; repoussez le voltaire dont les allures philosophiques ne -sont point de votre sexe ; choi- LART DANS LA MAISON. 355 sissez le grand fauteuil Louis XIV, lui seul est votre fait. Son luxe un peu massif, son élégance solide et cossue, ses formes amples et généreuses, indiquent une situation qui désormais échappe aux caprices du sort. Son gigantesque dossier, pareil à un abri, semble personnifier la barrière discrète, dont l'homme, revenu de ces douces erreurs, qui sont, à franc parler, le meilleur bagage de la vie, aime à s'entourer. C'est le siège qui convient le mieux à l'âge mûr. C'est, au milieu de la famille, au coin de la grande chemi- née, le port béni, au- quel aboutit une exis- tence honnête et bien remplie. Mais, comme la vieillesse est toujours et partout une excep- tion, il faut bien vous garder d'assigner à tous vos autres sièges, ce caractère un peu trop spécial. Sans créer de disparate, Fig. 204. Fauteuil Louis XIV, à dossier bas, couvert en tapisserie, exécuté par M. Legriel. en restant dans ces mêmes données, sans renoncer à ce style sévère, à ces formes amples et robustes, vous pouvez abaisser les dossiers, et donner à vos fauteuils, une allure plus dégagée, une forme plus moderne. Pour les autres sièges, chaises et tabourets, la di- mension en est réglée par le choix du type principal ; nous n'avons donc rien à en dire. Au contraire, les années, chère lectrice, vous sont légères, les fils d'argent ne se faufilent pas encore parmi vos noirs che- veux; comme la pompe et l'appareil majestueux cadrent mal avec la jeunesse, à moins que l'étendue de votre salon ne vous * * ^ ' I. Il 356 l'art dans la maison. contraigne à l'emplir de meubles aux larges proportions, le mobilier du grand roi ne saurait être votre affaire. Le style Louis XV non plus ne vous convient pas ; il est trop tourmenté, point assez sérieux, et, son extravagance contournée commande trop impérativement à la décoration murale. Mais le style Louis XVI, dans sa modestie coquette, avec ses bois marquetés ou peints, grâce surtout à la dorure qu'il emploie, aux étoffes claires et brillantes qu'il déploie, ouvre un large champ à votre fantaisie. Toutefois, le fauteuil con- tinuera de conserver son importance hiérarchique. S'il devient moins majes- tueux, son empire, par con- tre, semble s'étendre sur une foule de nouveaux su- jets aimables et familiers. Mille petits meubles douil- lets , pimpants , coquets , sveltes, gracieux, légers, attestent, par leur variété, Fig. 205. l'intervention d'une imagi- Grand vase en faïence décoré au grand feu, exécuté par M. Haviland. nation féminine jeune et active. Le téte-à-téte, la marquise, l'S, le vis-à-vis, la causeuse, la chaise volante, le bout-de-pied, viennent grossir farmée des sièges de fantaisie. Constatons, en outre, que ce ne sont pas seulement des formes nouvelles qui s'accusent, c'est aussi l'habit qui change et offre plus de variété. Les soieries brochées, damassées, moirées, pailletées, brodées de mille façons, nuancées de mille couleurs, composent un bouquet charmant, et communiquent à tout l'ameublement une fraîcheur délicieuse. Enfin, pour compléter le mobilier de notre salon, et pour en l'art dans la maison. 357 bien marquer le milieu, installons à son centre une table, une jardinière, un grand vase ou une horne, largement capitonnée, et servant de base à une corbeille fleurie, dont les gerbes audacieuses s'élancent vers notre lustre. Disposons avec goût les guéridons, consoles, etc., qui ont leur place marquée dans les coins et contre les trumeaux; mais refusons rigoureusement l'accès de la pièce aux tables de travail, aux paniers à ouvrage; point d'encrier, non plus, point de papiers, point de livres ni de journaux traînant sur les meubles. Le grand salon, ne l'oublions jamais, est par excellence un lieu de réception, d'entretiens un peu cérémonieux et de causerie. Il ne doit être qu'acciden- tellement un des refuges de la famille. Les réunions amicales ont pour théâtre exclusif le petit salon. ii. le petit salon Réduit plus intime, consacré non plus aux réceptions d'apparat, mais aux réunions familières, à ce discret comité que compo- sent les parents et les amis d'élite, le petit salon doit se distin- guer de son grand frère, par des proportions plus modestes, par une ornementation moins pompeuse, par un mobilier plus con- fortable et un aspect plus dégagé. Sa physionomie doit être, en outre, plus franchement moderne. Lieu de constant séjour, il est de son devoir de se mettre à l'unisson de ceux qui passent, entre ses murailles, une bonne part de leur vie. On doit y percevoir le reflet de nos préférences, l'empreinte de nos préoccupations dominantes, l'indice certain de notre goût. Cette modernité, toutefois, peut ne point résulter de formes essentiellement nouvelles. Elle peut trouver son expression dans un éclectisme ingénieux, rassemblant en un étroit espace mille objets divers; dans l'assortiment, le groupement de ces divers objets, et dans les contrastes plus ou moins inattendus, mais toujours artistiques, créés par leur réunion. Autant nous avons mis de soin à proscrire du grand salon, tout ce qui res- semblait à du désordre, autant nous pouvons ici donner libre cours à notre fantaisie. 358 l'art dans la maison. Sans toutefois présenter de fouillis, notre petit salon offrira donc un gracieux assemblage de jolis meubles d'époques diffé- rentes et de styles variés. Il pourra renfermer quelqu'un de ces cabinets italiens chargés de peintures, ou marquetés d'ivoire, quelqu'un de ces stipi, ou cabinets gemmés^ relevés de colonnes et de cabochons en pierres dures, ou encore une de ces fines cré- dences en noyer sculpté, si chères à Catherine de Médicis et à son entourage. La présence de la mai- tresse de maison s'y révélera, de son côté, par ces petits chefs-d'œu- vre d'ébénisterie, corbeilles, tables à ouvrage, bureaux étroits, guéri- dons, etc.^ gracieusement nom- més : (( meubles à la reine ». Ajoutez à cela les consoles, les tables volantes, les encoignures laquées, les étagères, les vitrines doublées de velours ou de pelu- che, dans lesquelles les émaux, les ivoires fouillés, les argenteries dé- licates, les nielles, les petits bois sculptés trouvent un asile coquet et un confortable refuge. Je passe sous silence toute cette cohorte de , . . . . délicieux bijoux, si chers à nos „ Fig. 206. Petite vitrine en marqueterie ' ' et bronze doréj fringants ancêtres, montres, étuis, exécutée par M. Lippmann. • , , . ^ t. 1 . bonbonnières, abatières ^ j et dra- geoirs chargés de miniatures, enrichis de brillants, innom- brables fantaisies, qui donneraient à cette énumération les proportions et les allures d'un catalogue. Qu'on ne s'y trompe point, toutefois; il ne suffit pas d'en- tasser bibelot sur bibelot, ni de placer côte à côte, des objets d'une indiscutable valeur, et comme art et comme prix, pour obtenir un groupement harmonieux. C'est même là le point l'art dans la maison. 359 délicat, où se manifeste, d'une façon spéciale, le goût du maître ou de la maîtresse du logis. C'est par la manière dont ces mille riens, si précieux, sont choisis et disposés que Iq petit salon revêt un cachet personnel. Si, plus que partout ailleurs, l'éclectisme est ici de règle, cependant, cet éclectisme que nous prônons ne consiste point — il ne faut pas craindre de le redire — à entasser, dans Fig. 207. Table à ouvrage, ornée de bronzes ciselés et dorés, époque Louis XVI. (Mobilier national.) un même lieu, une multitude de choses diverses, rassemblées sans méthode, rapprochées au « petit bonheur ». Une orfèvrerie de Germain, un bronze de Cafñeri, une rustique figiiline de Bernard Palissy, une terre cuite de Clodion, un plat de Gubio, une pâte tendre de Sèvres, une statuette de Tanagra, un émail de Jean P"* Penicaud, tous ces objets pris isolément sont choses admirables ; mais, rapprochés imprudemment, ils peuvent se nuire, au point d'amoindrir, d'atténuer, de paralyser leurs beautés respectives, et de faire un désastreux effet. L'art, en ces matières, consiste à combiner ces précieux éléments, de façon 360 l'art dans la maison. à ce que notre œil soit captivé, notre esprit satisfait, et à ce que les gens sévères et délicats ne trouvent rien à reprendre aux anachronismes, dont il faut se rendre coupable. Nous avons dit également que notre petit salon pouvait cher- cher sa parure principale, et trouver sa note intime et légère- ment familière, dans l'introduction d'un certain nombre de meubles nouveaux. Gardons-nous, toutefois, d'ouvrir ses portes aux gros meubles, dont le caractère d'utilité domestique s'étale avec trop d'évidence. Point de commodes, point de bahuts robustes, ni de buffets à un ou deux corps. Aucune armoire, aucun meuble un peu haut ne doit être toléré, s'il a des portes pleines. — Pour que notre petit salon conserve intact son caractère de pièce de réception, il importe que rien de caché ni de fermé ne vienne faire soupçonner, à nos hôtes, qu'on a pour eux quelque secret. Aux encoignures mêmes, et aux petits buffets, il est de bon goût de laisser la clé sur la serrure. Ceci convenu, voyons un peu par quels liens notre petit salon se rattache au reste de notre appartement. Tout d'abord, nous pouvons le supposer absolument indépendant. Il constitue alors une pièce à part, ayant sa destination spéciale, ne relevant d'aucune autre. Dans ce premier cas, notre fantaisie peut se donner libre cours et vagabonder à sa guise. La décoration, l'ornementation, le mobilier de la pièce se trouvant livrés complètement à notre choix, si c'est plus spé- cialement l'hiver, que nous habitons notre petit salon, nous pouvons en faire une sorte de nid chaud et douillet, garni de moelleux tapis, tendu de damas épais ou de « verdures ña- mandes». S'il doit nous recevoir en d'autres saisons, nous pou- vous, à l'aide d'une tenture de satin, de brocatelle, ou plus simplement de cretonne ou de perse, lui donner un aspect printanier. On pourra encore le concevoir lambrissé de belles boiseries colorées en des tons moyens, — ni trop clairs, ils seraient indiscrets, ni trop sombres, ils porteraient à la mélan- colie, — ou même simplement garni de papier d'un ton chaud, et d'un dessin ramagé, à la fois élégant et sobre. Reste maintenant à ñxer l'esprit général dans lequel doit être L'ART DANS LA iVLVLSON FJau. che .XXXVI lï.TlT sculp ED. ROUVT.TRJÎ et G.BLO^':î PORTE DE SALON ( STYLE LOUIS XV.) d'après Meissonnier, l'art dans la maison. conçu notre ameublement. Là, notre embarras ne saurait être long. Nous avons déjà expliqué que c'est seulement avec le règne de la femme, inauguré par la Régence, que les petits apparte- ments ont fait chez nous leur apparition. C'est en ce temps, légèrement licencieux, que les salons intimes se sont substitués aux salons d'apparat, comme aussi c'est à lui qu'appartient la création de ces recoins élégants, de ces discrets réduits, cabi- Fig. 208. Cheminée de petit salon, exécutée par M. Parfonry. nets de toilette et boudoirs, dont, paraît-il, l'impérieux besoin ne s'était point encore fait sentir. Nous voilà donc condamnés à être franchement modernes. Une autre raison vient encore s'ajouter à ces obligations en quelque sorte historiques. Dans une pièce d'importance réduite, une grande et vaste cheminée, avec son ordonnance monumen- taie et son attirail de gigantesques chenets, de crémaillères et de landiers, serait au moins déplacée. La petite cheminée de marbre s'impose donc à nous ; et elle s'impose non seulement parce que ses dimensions se trouvent mieux en harmonie avec la taille réduite de notre petit salon, mais encore parce qu'elle joue, dans l'économie générale de cette pièce, un rôle de tout premier ordre. 46 3Ó2 l'art dans la maison. Elle ne se borne pas, en effet, avec sa grande glace, avec sa tablette de marbre ou de velours, chargée d'une coquette et brillante garniture, à égayer notre coquet réduit. Elle forme encore un centre naturel de sociabilité, autour duquel tout gravite. C'est autour de la cheminée, que vont se grouper, en bel ordre, les fauteuils, chaises, tables et guéridons formant le demi-cercle ; c'est autour de la cheminée, que parents et amis prennent place. Il importe, par conséquent, que notre foyer, pour qu'il n'abdique pas son caractère familier, se propor- tionne, par ses dimensions, à son entourage immédiat, et que sa taille réduite et ses formes modestes répudient toute appa- rence solennelle et toute fausse majesté. Mais cette petite et gracieuse cheminée, qui s'impose ainsi à notre choix, était inconnue avant le règne de Louis XV ; nous voilà donc encore une fois ramenés à ce xviii® siècle, qui, dès la première heure s'est de lui-même désigné à nous, comme la limite extrême de nos incursions dans le passé. Au reste, tout emprunt fait à un siècle plus lointain ne nous pro- fiterait guère. Il nous mènerait, par des chemins bien connus, à un mobilier sévère ou pompeux, et la pompe comme la sévé- rité sont choses dont il faut, ici, nous garder par dessus tout. Bien loin de vouloir augmenter la solennité de notre mobilier, nous chercherons au contraire à la diminuer, en substituant au bois doré, ou au bois noir relevé de bronzes ciselés, qui flamboient et sentent toujours, de près ou de loin, le mobilier d'apparat, un bois laqué de gris ou de blanc, rehaussé de légers lizerés d'une couleur délicate et tendre. Rien n'est frais et galant comme un meuble couvert de satin broché, quand il est encadré de la sorte ; — ou encore, si cet attirail nous paraît trop cham- pêtre, trop coquet, trop féminin, nous conserverons à nos bois, chêne ou noyer, leur couleur naturelle, en la réchampissant de quelques légers traits d'or. Voilà, n'est-il pas vrai? qui semble marcher à souhait. Cela provient assurément des principes généraux dont nous sommes pénétrés, mais surtout de ce que nous avons conçu notre petit salon en dehors de toute préoccupation extérieure, sans l'art dans la maison. 363 chercher à raccorder sa décoration à celle d'aucune autre partie de notre logis, sans tenter de résoudre d'autres problèmes, que ceux découlant naturellement des nécessités d'habitation, de commodité et de convenance. Il peut arriver, toutefois, que notre petit salon soit appelé à rendre encore d'autres services. Il se peut, et nous l'avons prévu, que nous nous croyions obligés de le disposer de telle façon qu'il devienne, à l'occasion, une pré- cieuse annexe pour notre grand salon de réception. —• L'idée en soi n'a rien de condamnable. Elle est fort sage au contraire. Cette combinaison nous offre même, pour les jours de réception nombreuse, des dégagements précieux, mais, en même temps, elle nous impose des préoccupations nouvelles. Pour que notre petit salon puisse remplir commodément et convenablement son rôle d'annexe, il faut non seulement qu'il se trouve à proximité de notre grand salon, mais encore qu'il communique avec lui d'une façon commode et spacieuse. Cette communication pourra s'établir de deux manières diffé- rentes, soit par une très large porte centrale, dont les battants sont remplacés par des panneaux montés sur des coulisses, et rentrant dans la muraille, soit par deux portes à deux battants, laissant entre elles un vaste trumeau, plein ou crevé, avec une glace sans tain, qui permet de voir d'une pièce, ce qui se passe dans l'autre. Le premier moyen, usité en Angleterre, très répandu en Hol- lande, où il est d'un emploi général, mais peu pratiqué chez nous, se prête à de jolis effets décoratifs, surtout dans les appartements où le pittoresque domine. En outre, il établit, pour l'œil, une communication plus nette et plus franche. Avec lui, la réunion est plus complète, plus intime. Etant dans une pièce, on est moins étranger à ce qui se produit dans l'autre. Il est donc préférable à beaucoup d'égards, surtout dans les habitations de médiocre étendue. Le second, plus généralement usité en France, laisse la démarcation plus tranchée, et réserve davantage à chaque pièce son caractère particulier. Mais, dans l'un comme dans l'autre cas, du moment que nos salons sont exposés à être réunis et à constituer un ensemble, encore doit- 364 L ART DANS LA MAISON. on faire en sorte d'éviter tout disparate qui semblerait trop choquant. Si notre grand salon de réception est agencé, décoré, meublé franchement à la moderne, notre embarras sera presque nul. Pour constituer cette ressemblance indispensable, pour donner à nos deux pièces cet air de famille auquel elles ont droit, il suffira de continuer, avec quelques ingénieuses variantes, la décoration du grand salon dans le petit. Mais si notre grand salon est conçu dans des données archaïques, et, par consé- quent, plus austères, plus sérieuses, plus magistrales, plus grandioses, la solution du problème ne laisse pas que d'être parfois difficile, et réclame toute notre attention. Toutefois, c'est moins le mobilier qui nous doit préoccuper ici, que la décoration des surfaces mura- les. Grâce à l'habileté des ta- pissiers, les meubles se plient assez bien à leurs destinations multiples. Sans que le style en souffre trop, les proportions s'amoindrissent, les couleurs s'éclaircis- sent, les formes se tempèrent. Dans le petit salon, le fau- teuil austère, asile où trône la mai- tresse du logis, sera remplacé avec avantage par la marquise, siège moins sé- vère, plus gra- deux, moins so- lennel, et tout le Fig. 209. Coin de petit salon. l'art dans la maison. 365 reste des sièges viendra se modeler sur ce nouveau chef hiérar- chique. Mais pour la décoration fixe, la transformation est moins aisée. L'harmonie, dans ce cas, résulte — nous l'avons longuement expliqué — d\me heureuse combinaison de lignes et de cou- leurs. Or, ces lignes, ces couleurs ont une signification, un lan- gage. Ce langage dans nos deux pièces doit être presque sem- blable, pour qu'elles ne s'infligent pas un formel démenti, et cependant nos deux salons doivent exprimer des idées suffi- samment différentes. Comment sortir de cet embarras ? Un seul moyen, semble-t-il, s'offre à nous. Conserver, dans la décoration de notre petit salon, tous les niveaux de notre grand salon, c'est-à-dire continuer toutes les lignes horizontales, mais varier les verticales suivant nos besoins ; augmenter le nombre des panneaux, choisir pour les tentures, des sujets plus gais, des couleurs de même nuance, mais moins sombres et moins sévè- res ; multiplier les glaces, les appliques, et enlever à l'ensemble, son austérité, par la présence de ces petits meubles coquets, de ces mille bibelots, auxquels un réduit intime peut sans inconvé- nient servir de refuge et d'asile. Grâce à ces atténuations, nous parviendrons à donner à notre petit salon, un caractère suffisamment avenant et familier, alors même que son grand frère, dont il lui faut s'inspirer, serait lam- brissé de sombres boiseries, garni de tapisseries de haute lisse, et surmonté d'un plafond magistral divisé en robustes caissons. Fig. 210. Bout de pied, exécuté par M. Ternisien. 366 l'art dans la maison. Fig. 211. Repas antique, bas-relief en marbre (Musée du Louvre). iii. la salle a manger Qui dit « Table » prononce un grand mot. C'est de tout le mobilier celui qui contient le plus en ses cinq lettres, celui dont le son est le plus doux à l'oreille, et parle le plus claire- ment à l'esprit. Il réveille en nous, une quantité de souvenirs agréables et gourmands; il personnifie, dans la langue, une foule de sensations charmantes, légèrement coupables, mais qu'on peut confesser, toutefois, sans embarras et sans honte. C'est que, — gourmandise et même gastronomie à part, — l'histoire de la table est intimement liée aux idées de patrie, d'hospitalité, de sociabilité et de douce intimité. La table est, dans la vie, le trait-d'union par excellence. Elle est en quelque sorte le refuge, le port béni, où l'on vient, dans l'abandon d'une conversation aimable, se délasser des fatigues du dehors. Elle est l'autel, où journellement on sacrifie aux joies pures de la famille et de l'amitié. Elle constitue, enfin, le lien le plus sûr pour retenir autour d'un même foyer, ceux que leurs intérêts ou leurs convenances tendraient à entraîner au dehors \ I. M™o la marquise du Deffand, savait si bien cela, que, devenue aveugle et sentant les atteintes de l'âge, elle fit comparaître devant elle son cuisinier, et lui dit, qu'elle avait besoin l'art dans la maison. 367 Voilà pourquoi un grand nombre de philosophes anciens, Platon, Plutarque, Lucilius, ont rattaché une quantité de dits agréables, de propos ingénieux, au repas pris en commun. Ajoutez à cela que l'origine de la table se perd dans la nuit des temps. Les Egyptiens (leurs peintures le prouvent) en fai- salent usage pour leurs repas. Chez les Grecs et les Romains, elle apparaît dès l'antiquité la plus haute. A toutes les époques, elle fut l'objet d'un soin spécial et d'une vénération avouée. En tous temps, les plus grands personnages lui prodiguèrent leur attention. Quelques-uns, comme Lucullus, Hortensius, Apicius, lui durent leur célébrité ; Antoine récompensa son cuisinier en lui donnant une ville; Lucius Vérus n'hésita pas à dépenser plusieurs millions pour un seul repas ; et Gaton, le farouche Caton, faisait administrer les étrivières à son chef de cuisine, pour un ragoût incorrect ou un rôti manqué. L'histoire moderne, de son côté, n'est pas moins instructive. Les tables des Mazarin, des Fouquet, des Condé marquent leur place dans les fastes de la gastronomie nationale. Pendant les dix-neuf années de son règne, — c'est le mot dont elle-même aimait à se servir — M""® de Pompadour dépensa pour sa bouche^ la bagatelle de 3 millions 504,800 livres'. Le prince de Conti, en lySo, recevant Louis XV à sa petite maison de Saint- Ouen, déboursa pour le souper royal, une somme ronde de deux cent mille livres''. Samuel Bernard, en payait annuelle- ment cent cinquante mille pour sa table et celle de M. d'Agues- seau, ne lui coûtait pas moins de quatre-vingt mille francs +. En 1720, quand le parlement fut exilé à Pontoise, on vit un simple conseiller, M. Rouillé de Meslay, offrir au premier président de plus de monde que jamais, et que, par conséquent, il eût à soigner la chère de la maison. « Ses soupers, dit à ce propos, un de ses contemporains (Bachaumont, tome XVI, page 6), furent encore plus exquis et plus nombreux que de coutume, et c'est ainsi que cette femme spirituelle put atteindre à son dernier jour, sans connaître la solitude et le délaissement ». 1. lielevé des dépenses de SW™® de 'Pompadour, etc., manuscrit aux archives de S.-et-O., publié avec notes, par M. Le Roi, bibliothécaire de Versailles. 2. Barbier, Journal, tome V, page 459. 3. Ihid., tome II, page 418. 4. Ihid., tome V, page 5. 308 l'art dans la maison. de Mesmes, un dîner de sept mille livres'. On n'en finirait pas, si l'on voulait noter les sacrifices que se sont imposés, en tout temps, les personnages les plus considérables, pour avoir une table dignement servie. Mais la chronique de la table française ne se borne pas à des chiffres, quelque persuasifs du reste qu'ils puissent être ; elle compte aussi ses fastes héroïques. Si elle enregistre avec dou- leur la mort de Vatel, elle s'enorgueillit à juste titre de cette Tactique des plats^ qu'on trouva après sa mort, parmi les papiers de Léonor de Valençay, archevêque de Reims2, et sur- tout du fameux menu « tout de bœuf », que composa le Maré- chai de Richelieu. Bien mieux, par un sentiment de justice et de reconnaissance, trop rare en ce monde, elle a immortalisé les noms des plus hautes familles de l'ancien régime, en les attachant à certains plats de qualité spéciale. En ce siècle, les annales de la table réservent,une place d'hon- neur, au chancelier Séguier, au duc d'Abrantès, aux comtes de Cussy et de Ségur, au baron de Rothschild, à MM. de Fon- tañes, Grimod de la Reynière, Gilbert des Voisins et Brillat- Savarin. Elles nous montrent M. de Talleyrand visitant chaque jour son office, Alexandre Dumas surveillant ses four- neaux, et Rossini délaissant la musique pour confectionner, de sa main «divine», des timbales supérieures à celles de M"'® Bontoux. Enfin, il n'est pas jusqu'aux poètes, que la table n'ait inspirés. Berchoux et les virtuoses du caveau en sont la preuve éloquente, et, avant eux, bien des vers agréables, avaient été consacrés aux jouissances qu'elle procure. Digérez-vous ? voilà l'affaire : L'homme n'a rien s'il ne digère, Car, sans cela, plaisirs et jeux S'envolent au pays des Fables. L'esprit fait les mortels aimables. Et l'estomac fait les heureux ! ^ 1. Barbier, Journal, tome I, page 69. 2. Tallemant des Réaux. Historiettes, tome II, page 192. 3. Vers adressé à Dorât, à la suite d'une indigestion qu'il avait eue (voir Mémoires secrets, tome III, page 83). l'art dans la maison. Planche XXXVIJI. Papier peint velouté pour salon exécuté par M. Follot (fac-similé photographique) * l'art dans la maison. 369 Brillat Savarin n'a-t-il pas, du reste, résumé le culte de la table dans un axiome culinaire : « Les animaux se repaissent, l'homme mange, l'homme d'esprit seul sait manger » ! Si donc nous avons eu raison de prendre le fauteuil pour meuble type du salon, c'est sur la table que nous devons nous modeler pour distribuer l'ordonnance de notre salle à manger, pour la bien proportionner et pour en régler l'étendue. C'est pourquoi, il nous faut, avant tout, étudier avec soin ses pro- portions. Qu'on la choisisse ronde ou à angles droits, la table peut avoir environ un quart de plus en longueur qu'en largeur, parfois le tiers, moitié même, très exceptionnellement, c'est-à- dire dans les dîners nombreux, jusqu'aux trois quarts ; jamais plus. Au-dessus de ces proportions, l'équilibre est rompu, et l'ordonnance du service perd son unité et son aplomb. Notre table devra, en outre, être proportionnée de telle façon, que chaque convive ait au moins de soixante à soixante- quinze centimètres de place, et nous aurons soin de conserver, entre le dossier des sièges et la muraille, une distance de deux mètres, de telle sorte que les domestiques puissent librement circuler sans gêner les convives. Ces proportions indispensables au bon fonctionnement du service ne nous entraîneront pas, toutefois, à un développement aussi considérable qu'on pourrait le supposer au premier abord, car nous aurons soin que nos couverts soient toujours en nombre limité. Les dîners fins, les seuls où l'art ait à démêler quelque chose, ont toujours lieu en petit comité. Là dessus, depuis l'antiquité la plus reculée, la gastronomie s'est montrée uniformément intraitable. Le Pharaon Menés, auquel la tradition assigne l'honneur d'avoir su, le premier, composer le menu d'un dîner, n'admet- tait jamais plus de quinze personnes à sa table royale. Solon, dans ses lois athéniennes, défend qu'on invite plus de trente convives. Lucilius se montre encore plus sévère. « Il ne faut pas, écrit-il, que leur nombre soit inférieur à celui des Grâces ni dépasse celui des Muses». Le plus beau repas donné par Auguste fut, au dire de Suetone, un repas de douze couverts. 47 370 l'art dans la maison. L'amphitryon et ses amis y représentaient les douze grands Dieux. Durant le Moyen Age et la Renaissance, on retrouve cette même préoccupation de restreindre le nombre des convives. A Marseille, Lyon, Saint-Quentin, dans d'autres villes encore^ des lois somptuaires inter- disaient les repas de plus de trente couverts. De nos jours, c'est le goût qui a substitué son autorité à celle des ma- gistrats pour proscrire les réunions trop nombreuses. Les ordonnances de nos gastronomes émérites ne sont pas, en effet, moins explicites que celles des anciens législateurs. C'est ainsi que nous avons vu Brillat- Savarin rééditer à son profit l'apho- risme de Lucilius. « Si vous mécon- naissez cette loi, ajoutait M. Fayot, si vous ne respectez judaïquement sa lettre et son esprit, vous vous approchez de l'encombrement du dîner bourgeois et de l'enferrement du dîner normand. Soyez dix, onze, douze, jamais treize ni quatorze. Règle : Peu de monde à table fine, sept et plutôt huit et neuf. » Constatons encore, que pour donner une sanction à cette prescription fon- Fig. 212. damentale, tous les piliers de la gastro- Horloge de salle à manger nomie ont (Mobilier national). française prêché d'exemple. M. de Cussy, qui fut assurément l'un des plus éminents gourmets de la Restauration, n'admettait jamais plus de neuf convives à sa table, plus souvent sept ou cinq. MM. d'Aigrefeuille, le président Séguier, Camerani, de Cobentzel se conformèrent à cet auguste exemple. M. Gilbert des Voisins et le comte de Ségur allèrent jusqu'à douze. l'art dans la maison. Grimed de la Reynière, qui ne perdait jamais roccasion d'un bon mot, aimait à répéter celui-ci : « Quelques personnes re- doutent à table le nombre treize; ce nombre n'est réellement à craindre qu'autant qu'il n'y aurait à manger que pour douze». Mais il se défiait des dîners nombreux, témoin cette recom- mandation, que nous trouvons parmi ses Maximes gastrono- miques : a Les dîners fins se font en petit comité ; un repas de vrais amateurs ne doit pas excéder dix personnes ». M. le prince de Talleyrand est presque le seul, en notre siècle, qui ait réussi à composer, et à servir un dîner absolument irré- prochable de trente couverts. Encore le dut-il, non seulement au dévouement et à la science admirable de MM. Bouché et Plumerey, ses deux maîtres-d'hôtel, officiers de bouche d'un mérite supérieur, mais encore à sa haute situation, à son goût exceptionnel et à une sévérité excessive. Songez qu'il suffit d'un seul retardataire pour compromettre un fin dîner ! M. de Rothschild, il est vrai, renouvela ce prodige, au temps où le fameux Carême était à son service. Toutefois, ce chef incomparable, qui avait déserté la maison du Régent d'Angle- terre « parce qu'elle était trop bourgeoise » répétait volontiers, qu'au dessus de vingt couverts, il ne répondait de rien. Après M. de Talleyrand et le baron de Rothschild, M. de Palhen, ambassadeur de Russie, lord Seymour, le duc Pas- quier s'exercèrent à donner de ces dîners un peu nombreux, mais avec moins de bonheur. Puis vint le docteur Véron, chez lequel le sceptre culinaire tomba en quenouille; à Laguipierre, à Jay, à Richaut, à Lasne, à Robert, à Bouché, à Carême, à Jules Goufîé, à Chevet succéda la fameuse Sophie. Aujourd'hui, il faut l'avouer à notre honte, on aime encore à dîner en ville, mais peu de personnes savent manger. Ces considérations, un peu longues peut-être, n'auront point été inutiles, puisqu'elles nous ont permis de fixer le plan général de notre salle, et de régler ses dimensions, en limitant son étendue. Grâce à elles, nous savons désormais que notre pièce doit être plus longue que large, sans que cependant sa Ion- gueur puisse excéder sa largeur de plus d'un tiers. Notre table 372 l'art dans la maison. comptant, aux grands jours, douze couverts espacés comme nous avons dit plus haut, nous fournit en outre exactement la mesure de notre salle, puisque celle-ci doit mesurer environ deux mètres sur chaque face de plus que notre couvert. Si notre table est ovale, notre salle à manger pourra égale- ment être ovale ; l'on obtient avec cette disposition des effets ravissants, quoiqu'il soit toujours difficile de caser les meubles, en les appuyant sur des surfaces curvilignes. A défaut d'un plan ovale, nous pouvons, du reste, pratiquer des pans coupés. Toutefois, ni le bon goût ni la logique, n'auront à protester si nous donnons à notre salle à manger la forme rectangulaire. Cette dernière disposition, qui prête également à de jolis effets, est, d'ailleurs, celle qu'on rencontre le plus généralement. Enfin, à ces conditions premières, essentielles, il nous faut ajouter un développement en hauteur assez grand, afin que la température puisse se maintenir à un degré convenable, pendant toute la durée du repas. Pour le nombre de fenêtres, il doit être suffisant pour que la lumière, pénétrant en abondance, égayé la pièce. Il importe, en outre, que l'air puisse en être renouvelé presque instantané- ment; et, quant aux portes, une bonne salle à manger en doit compter au moins deux : L'une qui communique avec le salon et par où pénètrent les convives, la seconde allant à l'office et par laquelle s'effectue le service. Ces deux portes devront, s'il est possible, se faire face, de manière à ce qu'au moment où les convives pénètrent dans la salle, les domestiques, rangés en bel ordre devant la porte de l'office, leur faisant vis-à-vis, n'encombrent pas les dégagements, et ne gênent point les invités, dans la recherche de leurs places. Aussitôt les convives placés, les domestiques pourront dis- poser, devant chacune de ces portes, un riche paravent. Les avantages de ce meuble sont nombreux. Il garantit des cou- rants d'air, il limite la partie habitée de la pièce, en diminue l'étendue apparente, et quand on est en très petit comité, de trois ou quatre couverts, empêche qu'on ne se trouve égaré dans une salle, qui pourrait sembler beaucoup trop vaste. De l'art dans la maison. 373 plus, il sert de repoussoir aux toilettes, et peut fournir à la décoration générale une note chaude et brillante. Sous la table, un tapis moelleux, ou mieux encore une épaisse fourrure devra, en hiver, maintenir à une chaude température les pieds des convives. Mais nous ne tolérerons point d'autres tapisseries dans la pièce. Pas de « verdures de Flandre » aux murailles, pas de drap, pas de cretonne, pas de lampas, pas d'étoffes d'aucune sorte. Les tissus, semblables à de vraies éponges, s'imprègnent avec une facilité trop grande de toutes les émanations culinaires, dont la salle à manger est saturée aux heures des repas, et finis- sent par se pénétrer de parfums écœu- rants et médiocrement hygiéniques Nous ne ferons grâce qu'à un passage en moquette, disposé derrière les sièges pour amortir le bruit des allées et des venues. Il importe, en effet, que le ser- vice se fasse sans tapage d'aucune sorte. L'idéal d'un fin dîner, c'est qu'on soit servi et desservi presque sans qu'on s'en aperçoive. Toute distraction intempestive, qui détourne l'attention et entrave la dégus- talion des mets ou des vins, tout bruit Fig. 213. Cartel de salle à manger malséant, qui interrompt une phrase en vernis Martin. commencée froisse l'oreille ou préoc- cupe l'esprit, doivent être sévèrement bannis. C'est pourquoi la cheminée, avec ses pétillements, ses étincelles, le craquement de ses tisons, les reflets dansants de sa flamme, spectacle agréable dans un salon, mais déplacé en face d'un repas délicat, a été exclue de la salle à manger, depuis le milieu du dernier siècle. C'est par un poêle qu'on a généralement remplacé cette che- minée proscrite ou réduite, dans certains hôtels, à des services purement platoniques. Grimod de la Reynièreaida à généraliser 374 l'art dans la maison. l'emploi de ce mode de chauffage, en déclarant qu'il remplit assez bien les conditions indispensables, qui sont de maintenir une température à peu près égale dans toutes les parties de la pièce, et de pouvoir se régler d'une façon méthodique. Les poêles toutefois chauffent gé- néralement trop. Leur chaleur est lourde, elle entête. C'est là un inconvénient d'autant plus grave que la température de la salle à manger ne doit, en aucun temps, être très éle- vée. Un maître en la matière, le comte de Cussy, de gour- mande mémoire, recomman- dait qu'on la tint entre treize et quinze degrés Réaumur. C'est là une sage précaution. L'éclat des lumières, la cha- leur du vin et des autres ali- ments, ne tolèrent point une entrée en matière supérieure à ce chiffre. M. de Cussy de- mandait également que la salle à manger fut exposée au nord. Selon nous, c'est une F's- 214- erreur. L'exposition au levant Modèle de poêle céramique pour salle . i • • à nous Semble mieux choisie. manger. Mais, dans tous les cas, le nord est préférable au couchant et au midi qu'il faut éviter à tout prix. Tels sont les principes supérieurs qui doivent présider à la disposition et à l'installation de toute bonne salle à manger. D'accord sur ces points essentiels, sur ces généralités premières, nous allons nous occuper maintenant de la décoration de cette pièce et de son mobilier. l'art dans la maison. 375 Au commencement de ce siècle, un homme de goût, en quête d'une salle à manger idéale, n'eût pas manqué de la souhaiter revêtue, à l'antique, de stuc ou de marbre, ornée de colonnes ou de pilastres, de corniches et de frises, claire et froide, avec des murs nus, ou bien simplement décorés de bas-reliefs ou d'arabesques pompéiens. De nos jours, un homme de goût, voulant réaliser une salle à manger idéale, comprendrait les choses de façon toute diifé- rente. Il combinerait une pièce sombre et chaude, lambrissée de boiseries dans le style Henri II, peut être même ogivales, encadrée de lourds rideaux et de portières pesantes, avec une tenture brun van Dyck, ou grenat, servant à faire valoir les faïences, les émaux, les armes ou les tableaux accrochés à la muraille. Lequel de ces deux amateurs est dans le vrai ? — A notre humble avis, ni l'un ni l'autre. Cependant, à ne consulter que le bon sens et la raison, le premier semble plus proche de la vérité ; car tout cet amas de tentures, de coussins, d'étoffes, d'objets de toutes sortes et de toutes provenances, qui forment la parure de nos salles à manger modernes, s'imprègne rapide- ment, nous l'avons déjà dit, des fumets culinaires, et finit à la longue par exhaler une senteur spéciale, qui ne possède rien d'éminemment apéritif. En outre, aucune pièce ne se prête moins que la salle à manger, à recevoir une décoration relative- ment ancienne', et un attirail foncièrement archaïque encadre assez mal le meuble essentiel qui, lorsqu'il est paré pour le combat, est d'une modernité radicale, complète, absolue. Supposez, en effet, la pièce dans tout son éclat, prête à rece- voir ses convives, ruisselante de lumières et de chaudes clartés. Sur la table qui, tout de suite, attire les regards, que décou- vrons-nous ? Un nappe éclatante en linge damassé, des I. Il n'est point prouvé en effet, que, avant le siècle dernier, la salle à manger ait existé avec ses attributions fixes et parfaitement définies. A Versailles, à Marly, aux Tuileries, même sous le règne de Louis XV, le Roi, la Reine, les princes prenaient leur repas tantôt dans une pièce, tantôt dans une autre. — Constamment on voit le roi diner dans l'anti- chambre, la reine dîner dans le vestibule. Plus souvent encore, le roi soupe dans les cabinets, nom qui, détourné de son sens primitif, sonne aujourd'hui singulièrement à nos oreilles (voir à ce sujet Dangeau Saint-Simon, De Luynes, etc.). 370 L ART DANS LA MAISON. serviettes de même genre, pliées avec art et symétrie, des four- chettes, des cuillers, des couteaux d'un modèle récent, des por- celaines et des verreries, mêlant leurs reflets éblouissants aux reluisances des argenteries. Mais ne voyez-vous pas que tous ces objets, qui n'ont rien que de très moderne, jurent avec la véné- rabie enveloppe que vous leur avez donnée ? Ils détonnent dans ce milieu ancien, comme un bijou, sortant de chez l'orfèvre, détonnerait dans un écrin vieux d'au moins deux cents ans. Point de cristaux, en effet, au beau temps d'Henri II, quel- ques très rares et peu commodes verres de Venise, et une armée de coupes, de hanaps, de gobelets, en corne, en ivoire, en argent, en étain ou en or. Point de porcelaine fine et délicate, pas même de faïence, une lourde et coûteuse vaisselle plate chez les princes, chez les autres de l'étain ou du bois. Peu ou point de serviettes non plus, chacun, à table, tirait un coin de la nappe, et en usait du mieux qu'il lui était possible. Ce fut seule- ment sous la minorité de Louis XIV, ne l'oublions pas, qu'on vit apparaître, sur les tables, les serviettes artistement pliées ; et Tallemant parle, avec une admiration non déguisée, « d'un homme muet et sourd, qui plioit le linge admirablement bien en toutes sortes d'animaux » q C'était la grande nouveauté du moment, et les auteurs ne manquaient point de la consigner dans leurs livres Ainsi, de toute cette époque il nous resterait uniquement l'argenterie. Mais nous savons que celle-ci a été régulièrement détruite. Admettons toutefois, pour un instant, que nous puissions reconstituer un service d'argenterie, de l'époque Henri II, avec toute sa pureté désirable, dans quel désarroi ne serions-nous pas jetés. Il faut bien reconnaître, tout d'abord, que les coupes et les plats émaillés, si fort à la mode alors, nous sembleraient peu propres à l'usage qu'on leur destine. Ensuite nous serions 1. Tallemant des Réaux, Historiettes, tome VI, page 96. 2. « Estant venus au quartier de Icéosine... nous vismes une fort longue table, cou- verte d'une nappe, mignonnement damassée... Cette nappe avoit été ployée de telle façon, qu'elle ressembloit fort bien à quelque rivière ondoyante, qu'un petit vent fait doucement souslever. Les assiettes estoient rangées tout à l'entour, et chacune avoit son pain chappelé, couvert de serviettes desguisées en plusieurs sortes de fruits et d'oiseaux ». Le Philaret di- visé en deux parties, etc., Arras, 161 i, page 52, l'art dans la maison. 377 singulièrement embarrassés par l'absence de fourchettes. La fourchette, en effet, est, sinon d'invention, du moins d'habitude récente. Edouard E*" d'Angleterre fut, dit-on, le premier qui en posséda une. La reine Clémence de Hongrie et Jeanne d'Evreux étaient aussi mal fournies. Pierre Galveston, favori de Edouard II, en eut trois, Charlotte d'Albray, deux, et notre roi Charles V alla jusqu'à la demi-douzaine. Peut-être est-ce à cette particularité qu'il dut le nom de sage^ dont l'a gratifié l'histoire ! Gardons-nous toutefois de professer à son endroit une admira- Fig. 215 à 217. Fourchettes du xvi® et du xvii« siècle (Musée du Louvre). tion trop enthousiaste. Si nous interrogeons M. de Lasteyrie, il nous apprendra que ces fameuses fourchettes servaient à faire des rôties, à piquer des fraises. Semblables aux héros d'Homére, les plus grands seigneurs du Moyen Age et de la Renaissance mangeaient avec leurs doigts. Ce fut seulement, tout à la fin du xvP siècle, qu'à la cour de France, on renonça à ces mal- propres habitudes. Encore, l'apparition des fourchettes, sur la table royale, ne manqua-t-elle point de provoquer un véri- table scandale. Les philosophes enfiérent la voix, les puritains se voilèrent la face, les pamphlétaires flétrirent ce raffinement coupable ^ ; et il faut croire que ces prédications portèrent en partie leurs fruits, car Louis XIV lui-même, dédaignait les fourchettes, et n'en faisait que rarement usage. Eh quoi, direz- I. Les pamphlétaires du temps reprochaient au roi et à sa cour, l'emploi des fourchettes comme un des plus condamnables excès. Un de ces libelles intitulé ; l'//e des Hermaphrodites nous dit: « On servoit de la salade dans de grands plats esmaillés qui estoient tout faicts par petites niches, les convives la prenoient avec des fourchettes', car il est défendu en ce pays-là de toucher la viande avec les mains, aimant mieux que ce petit instrument fourchu touche leur bouche que leurs doigts ». Il faut bien l'avouer, en effet, que c'était là l'indice d'une singulière dépravation. 48 378 l'art dans la maison. vous, un pareil roi, et dans une pareille cour! Si le superbe monarque s'était borné à cet oubli, il n'eut été que médiocre- ment coupable, mais en dépit de sa majesté et de sa sereine grandeur, il faut bien reconnaître qu'il manquait absolument de tenue et même de propreté \ Soyons donc modernes, puisqu'aussi bien nous y sommes condamnés par nos usages les plus intimes et les nécessités de notre existence. Que cet éclectisme aimable, dont nous nous sommes faits les apôtres, nous autorise à quelques incursions dans le passé; — fort bien. Mais ne tentons point de reconsti- tuer, avec une fidélité dangereuse, une salle à manger archaïque, où le défaut de convenance serait d'autant plus sensible, qu'un soin plus grand aura présidé à notre restitution. N'oublions pas, en outre, que les règles générales dont nous avons reconnu ailleurs l'excellence, sont également applicables ici. Souvenons- nous que cette pièce doit être surtouf gaie, et par conséquent claire dans toutes ses parties. Evitons de l'encombrer de vieux meubles, dont les ténébreux profils augmentent la masse des ombres; et n'ajoutons point, par des sombres tentures,à la faute des architectes qui relèguent, le plus souvent, la salle à manger dans la partie la moins éclairée de toute la maison. Surtout pénétrons-nous de cette vérité, que la salle à manger est un lieu de séjour, mais de séjour spécial, limité à un acte, dont la nature et la durée sont prévues. Comprenons bien que, pendant toute la durée de cet acte, l'attention doit se concen- trer sur la table et non ailleurs. Gardons-nous donc d'accrocher aux murailles, ou d'étaler sur des dressoirs une profusion d'objets divers, sollicitant à tout instant l'attention de nos convives, et leur causant de fâcheuses distractions. Que les quelques faïences, les armes, les tableaux, qui occupent nos panneaux, se relient aux lignes générales de la décoration ; I. Pour taquiner de Montespan et M™® de Thianges qui, o toutes deux étoient fort propres pour le manger, le roi prenoit plaisir à leur faire mettre des cheveux dans du beurre et dans des tourtes, et à leur faire des vilainies pareilles. Elles se mettoient à crier, à vomir, et lui à rire de tout son cœur. M"®» de Thianges vouloit s'en aller, chantoit pouille au roi sans mesure, et quelquefois à travers la table faisoit mine de lui jeter ces saletés au nez ». (Saint-Simon, tome VI, page 88. l'art dans la maison. 379 qu'ils se fondent en elle, et s'y absorbent; qu'ils ne viennent jamais, par leur éclat intempestif, s'imposer à l'esprit des invités, et leur faire oublier le but de la réunion ainsi que sa raison d'être. Que les tableaux, tout en demeurant de haute qualité, soient toujours d'un sujet simple et facile à comprendre; les paysages, les natures mortes, sont des spécialités qui con- viennent le mieux à la salle à manger; évitons, surtout, qu'une Fig. 218. Servante en bois de placage, ornée de bronzes dorés. composition énigmatique se dresse, comme un point d'inter- rogation fatal, devant un honnête homme qui dîne. Maintenant, cette règle essentielle, que nous nous sommes im- posée, de créer une sorte d'unité dans notre installation, en fai- sant découler l'ameublement et la décoration de chacune de nos pièces, d'un meuble de style ou d'un meuble type, dont l'im- portance prime celle des autres, — cette règle nous amène à chercher quelle forme doit avoir notre table puisque c'est d'elle que le reste dépend. Doit-elle être carrée, comme le style Henri II le réclame? Doit-elle être ovale ou ronde, au con- traire, comme c'est l'usage en notre temps? La table carrée, avec son haut et son bas bout, présente bien des inconvénients ; elle est, de plus, peu plastique et fort incommode dès qu'on 380 l'art dans la maison. est un peu nombreux. La table ovale n'offre aucun de ces ennuis. Elle est élastique et peut, avec un jeu de rallonges, s'augmenter ou se rétrécir à volonté. En outre, elle évite les « angles morts » toujours disgracieux, et gênants à cause des pieds de la table ; elle épargne des enchevêtrements de couverts et de jambes, peu conformes aux bienséances, et souvent ennuyeux; chaque convive possède, grâce à elle, des voisins immédiats et des vis-à-vis directs ; enfin elle rend moins sensible l'inégalité des places, elle adoucit la progression hiérarchique, qui conduit des sièges d'honneur, à ceux des invités de moindre situation. Il est encore à remarquer, que l'introduction chez nous de la table circulaire, coïncide avec l'avènement de ces moeurs sociables, aimables, de cette cordialité, que le xvif siècle a généralisées en France. On renonça à la table carrée lorsqu'on commença à placer ses invités sur des chaises ou sur des escabeaux, et non plus sur de longs bancs incommodes et droits q Le Cardinal de Richelieu avait une table ronde pour ses officiers^ ; le Cardinal de Mazarin également, et les tables à manger du roi, à Versailles, étaient de même forme Nous voilà donc, une fois de plus, ramenés à ces deux derniers siècles-, qui nous ont déjà — non pas pour des copies serviles, nous avons établi qu'il ne faut rien copier servilement, mais en tant qu'inspiration— fourni des motifs précieux. L'ensemble de notre habitation y gagnera certainement, car nous éviterons ainsi ces brusques transitions, qui nous projettent brutalement d'un siècle dans un autre, et nous font franchir, en moins d'une seconde, un espace de deux cents ans. De son côté, la pièce dont nous nous occupons, n'y perdra rien ; car, comme matériel et comme lignes, les deux derniers siècles nous fournissent tout ce que nous pouvons désirer. Le xvii® et le xviii® siècle sont, en effet, l'époque de ces beaux lambris, sévères et un peu 1. L'inventaire de Gabrieile d'Esirées, mentionne encore à la salle à manger : une longue table, un buffet, deux longues formes (banquettes), et uneyorwe plus petite; tandis que celui de Mazarin mentionne, outre la table, huit fauteuils et trente-deux escabeaux en bois noir à filet d'or, garnis de damas à clous dorés. Voilà pourquoi la table de la belle Gabrieile était carrée, alors que celle de Mazarin était ronde. 2. Tallemant des Réaux, tome III, page 376. 3. Saint-Simon, tome I, page 326. L ART DANS LA MAISON. 381 massifs, dans le principe, majestueux cinquante ans plus tard, riches et capricieux ensuite, et qui finissent par être ciselés, comme de la pure orfèvrerie. Rien n'est plus réservé et plus discret que ces jolies boiseries Louis XIII, avec leurs colonnes annelées, leurs frises et leurs panneaux incrustés d'ébène. Rien n'a plus grand air que celles contemporaines de Louis XIV, surtout lorsqu'elles sont réchampies d'or. Les étranges rinceaux et les rocailles Louis XV ont une désinvolture qui séduit, alors que la discrétion et la modestie n'ont pas d'expression plus délicate et plus chaste, que les boiseries Louis XVI. On n'aura donc, de ce côté, que l'embarras du choix. Puis, en dehors des boiseries sculptées, nous avons encore à choisir entre ces beaux cuirs étampés, argentés et dorés, dont les chauds et généreux reflets habillent si vaillamment la muraille ; entre ces laques japonais ou chinois, dont les tons délicats ont une harmonie si vibrante ; entre ces peintures déco- ratives, espaçant au milieu de montagnes un peu bizarres, des châteaux à terrasse, qui dominent un lac bleu, ou groupant, dans un harmonieux désordre, des amoncellements de fleurs et de fruits exotiques. Les fables de Lafontaine, celles de Florian, les aventures de Don Quichotte, sont autant de sujets char- mants pour décorer une salle à manger. Les murailles ainsi parées, prendront le soir, à l'éclat des 382 l'art dans la maison. bougies, un aspect féerique. Nous disons à l'éclat des bougies, car il demeure bien entendu, que le gaz est sévèrement banni de notre salle à manger. Les lampes, elles aussi, devront n'y trouver qu'un accès limité, leur lumière trop uniforme et trop recueillie manque de brillant, de gaîté, d'entrain. Nous nous garderons surtout des suspensions qui fatiguent les yeux, accen- tuent les traits, et font uniformément paraître nos invitées plus vieilles. — Comme le remarque Mercier : « C'est à table, c'est à la clarté des bougies que les femmes aiment à se montrer » et c'est là aussi que nous aimons à les voir. Et maintenant, complétez la décoration de votre salle à manger avec un beau cartel, une pendule de Boule ou en vernis Martin, posée sur son socle; occupez-en les angles par de jolis bustes en terre cuite ou en marbre, placés sur des piédouches, ou par des corbeilles fleuries ; enfln, achevez de la meubler avec les guéridons, consoles et servantes qui sont sa naturelle parure, en choisissant, suivant le style de la pièce, cette der- nière série-de meubles parmi ces larges ébénisteries, brave- ment sculptées, dorées, ou parmi ces meubles rehaussés de bronzes ciselés, à l'exécution desquels s'est immortalisé Cou-, thière ; — faites toutes ces choses, et vous aurez une salle à manger, non seulement agréable, mais qui décéléra un esprit logique, pratique, et une dose suffisante de bon goût. l'art dans la maison. 383 LES PIÈCES D'HABITATION 1. la chambre a coucher Nous voici parvenus aux pièces de notre logis les plus spé- cialement consacrées à l'habitation. Avec elles, notre étude doit revêtir un nouveau caractère. Jusqu'à présent — tout en nous efforçant de composer un intérieur correct, agréable, por- tant, dans une large mesure, le cachet de notre personne, l'em- preinte de nos goûts — nous avions encore à tenir un large compte de certaines convenances qui ne nous étaient pas uni- quement personnelles, et surtout de l'agrément de ceux qui sont assez aimables pour venir nous visiter. La politesse exigeait ce sacrifice, comme elle exige de notre personne, une certaine toi- lette et certains soins. Ici, nous rentrons plus intimement chez nous^ dans la partie de l'habitation qui ne relève que de nous- mêmes. Là, n'ayant plus à compter qu'avec nos besoins, nos plaisirs et nos caprices, nous pouvons donner plus libre cours à notre fantaisie, et suivre sans restriction la pente de nos goûts. Cabinet de travail, bibliothèque, boudoir, chambre de bain, cabinet de toilette et chambre à coucher, sont des pièces où nous ne laissons pénétrer que nos domestiques et nos amis. Elles peuvent donc, dans leur mobilier et leur ajustement, s'impré- gner absolument de nos idées et de nos sentiments. L'hygiène, en outre, doit tenir plus de place dans nos préoccupations. Il est clair qu'un endroit, où l'on ne fait que passer, exerce sur notre organisme général, moins d'influence qu'une pièce où l'on séjourne. Il faut également considérer que, dans la chambre à coucher, nous demeurons enfermés de huit à dix heures de 384 l'art dans la maison. suite, sans que l'air en soit renouvelé. En cas de maladie, les heures peuvent se changer en journées et les journées en semaines. Il importe donc, tout d'abord, de faire en sorte que la masse d'air y soit suffisante pour une consommation aussi prolongée, et que rien ensuite ne vienne la vicier et la cor- rompre. Ce sont là des préoccupations nouvelles, qui s'imposent et qu'il n'est pas permis de négliger. Il s'est trouvé, dans ces temps derniers, une école de médecins qui, s'occupant uniquement des droits de l'hygiène, en ont poussé le respect jusqu'aux plus ridicules excès. Suivant ces intransi- géants, une chambre à coucher doit être absolument nue, sans tenture, sans papier, avec des murs blanchis à la chaux et un parquet peint à l'huile, verni, et lavé à grande eau, au moins une fois par semaine. Le lit, pour ces docteurs, se réduit à une simple couchette, faite en métal, dépourvue de rideaux, et n'ayant comme garniture qu'un sommier surmonté d'un matelas de crin. Comme mobilier, à peine s'ils admettent un vase ou deux — les plus indispensables — une table, une chaise, et voilà tout. Pourquoi cette nudité ? Par crainte des miasmes. Point de corniches au plafond, ils pourraient s'y loger ; point de saillies aux portes, ils s'y déposeraient peut-être. Il s'est même trouvé un homme d'esprit et de talent pour défendre aux domestiques d'épousseter les meubles, de peur que leur plumeau perturba- teur ne vienne à projeter, dans la circulation, des résidus délé- têres et des poussières miasmatiques. Eh bonnes gens, calmez, s'il vous plaît, ce généreux empor- tement ! Excès en tout est un défaut, même excès de logique. Si l'homme était encore à Fétat primitif, et ne considérait, en ce monde, que son corps, cette chère guenille, peut-être pourrait-on vous prêter une oreille attentive. Mais l'esprit que devient-il, dans votre système ? Mais ce spectacle aimable, attachant, au- quel concourt notre mobilier, et qui infiue si directement sur la marche de nos idées, qu'en faites-vous ? Mais cet attrait, qui doit faire naître en nous, l'amour du logis, et nous inspirer le goût d'y demeurer, qu'en reste-t-il au milieu de cette nudité désolante ? l'art dans la maison. 385 Encore n'est-il pas bien prouvé que cette chambre, telle que vous la rêvez, soit aussi hygiénique qu'elle paraît tout d'abord. Buchan a dit avec infiniment de raison. « Les rhumes tuent plus de monde que la peste ». Or un petit lit, isolé dans une grande chambre, sans rien qui le protège des courants d'air, ni du re- froidissement de la nuit, pourrait bien devenir un foyer de rhumes. Pour ma part, rien qu'à la pensée de cette chambre glaciale, je me sens tout transi. Le rhume à son aspect se change en pleurésie. Donc point d'excès, faisons à l'hygiène de larges concessions. Exigeons, avant tout, que notre chambre à coucher soit de dimensions suffisantes pour y pouvoir vivre, et respirer à l'aise. Sacrifions les tentures de laine. Point de vieilles tapisseries, à cause de la facilité dont elles s'imprègnent des miasmes et des odeurs. Remplaçons, pour la même cause, les tapis de laine par des fourrures, plus douces au pied, et qui se peuvent enlever, secouer et battre. Ne laissons à notre lit que les points de contact indispensables avec la muraille. Choisissons-le en bois, mais simple, sans sculptures trop accusées qui devien- nent des nids à poussière et sans aspérités, qui peuvent nous blesser, nous égratigner, ou même qui présentent au toucher un contact désagréable. Comme rideaux, continuons de pros- crire la laine, et réservons nos préférences pour le coton, le fil et la soie. Garnissons nos murs de boiseries, de peintures ou de papier peint, et, pour ce dernier, évitons même, dernière con- cession, les papiers veloutés, quoique nous sachions, depuis longtemps, que les procédés de teinture en usage dans leur fabrication, ont perdu tout caractère toxique, et banni toute idée de danger. Tenons, en outre, la main à ce que la propreté la plus méticuleuse règne dans notre chambre, à ce que les rideaux soient battus au moins une fois par mois, et le dessus des hauts meubles et des cadres essuyé deux fois par semaine. Mettons surtout en pratique la recommandation du Ménagier de Paris. « Gardez en yver qu'il ayt bon feu et sans fumée... et en esté gardez que en vostre chambre ni en vostre lit n'ayt 49 386 l'art dans la maison. nulles ' puces... » Et après cela, si MM. les hygiénistes ne sont pas contents, eh bien ! qu'ils aillent chercher ailleurs des gens qui les contentent. Bien résolus à ne point faire d'autres concessions, étudions maintenant l'agencement général de notre chambre. Le premier point, avons-nous dit, est qu'elle soit assez vaste pour qu'on y puisse vivre et respirer à l'aise. Chaque être humain, écrivent les physiologistes, consomme par heure, au repos et à jeun, et par une température de quinze degrés environ, 26 litres 1 /2 d'oxygène. La consommation pendant le travail de la digestion s'élève jusqu'à Sy litres 689 par heure. L'oxygène n'entrant dans la composition de l'air que pour à peu près un quart, c'est donc en moyenne de 100 à i25 litres d'air pur qu'il nous faut, par chaque heure, pour alimenter nos poumons. Cette quantité, au premier abord, n'a rien que de fort modeste ; avec 2 mètres cubes, il semble c[u'on puisse suffire à la provision d'une nuit. Mais quand on approfondit le problème, les choses changent d'aspect. Pour que le jeu de la respiration ne soit ni troublé ni gêné, il faut que l'air par nous absorbé, continue d'être à peu près pur, c'est-à-dire que les i,5oo litres qu'une paire de poumons vicie en douze heures, se trouvent noyés dans une telle masse d'air ambiant, que la composition de cette masse n'en soit pas sensiblement altérée. Voilà pourquoi une chambre d'une certaine étendue est indispensable, non pas qu'il soit nécessaire de la tailler sur le patron de la chambre du roi au Louvre, ou sur celle que l'arche- vêque de Rouen possédait à Gaillon, et qui mesurait 20 pieds de long sur 17 de large Non, de 3o à 40 mètres cubes suffisent pour une seule personne, et ces chiffres n'ont rien de particuliè- rement excessif. Une chambre de trois mètres de long, sur quatre de large et trois de haut, fournit à peu près le cube exi- gible ; or, ces dimensions sont celles usitées dans beaucoup de maisons de Paris. 1. Voir le Ménagier de Taris, manuscrit du xv° siècle, réimprimé en 1857 parla Société des Bibliophiles français. 2. De Luynes, Mémoires, tome VII, page 35. l'art dans la maison. 387 Il demeure bien entendu, que la chambre dont nous nous occupons n'est destinée qu'à une seule personne. Pour deux, on doit presque doubler ses proportions. — Mais alors même qu'on habite seul, quelque jeune et Vaillant qu'on soit, on peut tomber malade, et dès lors il faut prévoir la présence, à son chevet, d'une garde qui consomme, elle aussi, de l'oxygène. En outre, s'il nous plait de lire, de tenir un flambeau, une lampe. Fig. 221. Bureau de chambre à coucher, en bois laqué, exécuté par MM. Lippmann. une veilleuse allumée, il ne faut pas que la combustion, pro- duite par cette lampe ou cette veilleuse, s'opère aux dépens de nos poumons, et limite plus que de raison la quantité d'air res- pirable. Voilà pourquoi, dans notre logis modèle, nous ne craindrons pas d'attribuer à la chambre à coucher, quelques mètres cubes de plus. Ce premier desideratum obtenu, la seconde chose à laquelle il nous faut prendre garde, c'est la bonne aération de notre chambre. Une des plaies des habitations modernes consiste dans ce que les médecins appellent Vair confiné. On nomme ainsi les 388 l'art dans la maison. couches d'air qui, se trouvant en dehors de toute circulation et de tout courant, s'immobilisent dans un coin, et finissent par y entretenir une sorte de maVaria locale. L'action, sur l'écono- mie, de cet air confiné, est tellement délétère, que les praticiens n'hésitent pas à lui attribuer l'anémie générale qui s'empare si souvent des paysans malades, dès qu'une indisposition sérieuse les empêche de sortir de leurs chaumières. La crainte de payer l'impôt des portes et fenêtres transforme, en effet, leurs maisons, en tanières qui deviennent rapidement des foyers d'empoison- nement. Evitons avec soin ces fâcheux errements. Que nos portes et nos fenêtres ouvrent en haut jusqu'à la corniche ; qu'elles soient larges et disposées de telle façon qu'on puisse, quand la chambre cesse momentanément d'être habitée, y établir d'abon- dants courants d'air. Que la cheminée, de son côté, ne soit, même en été, jamais absolument close; qu'elle fasse un conti- nuel appel d'air, et, pour alimenter cet appel, évitons soigneuse- ment de garnir de bourrelets, la partie supérieure de nos portes. De cette façon, l'air entrant par en haut, et redescendant douce- ment à mesure qu'il se refroidit, se trouvera en continuel mou- vement; il entretiendra, dans notre appartement, une série de déplacements rotatoires, qui, opérant un mélange constant d'air nouveau avec l'air ancien, maintiendront celui-ci dans un état de pureté suffisante. La bonne aération de notre pièce assurée, il importe mainte- nant de disposer notre lit, conformément aux prescriptions de rhygiène. « Ce n'est que depuis que les appartements ont été tracés sur des plans exigus, que pour gagner de l'espace, l'on a placé les lits dans les angles des chambres à coucher, ou l'un des grands côtés contre la muraille», écrit Viollet le Duc. Nous qui n'avons pas à compter avec l'espace, laissons à notre lit, comme nous en avons pris l'engagement, le moins de contact possible avec le mur. Donc, point de ces alcôves que M™® de Rambouillet eut la mauvaise inspiration d'emprunter à l'Espagne, pour les intro- duire en notre pays, et que le bon sens et le bon gotit avaient l'art dans la maison. 389 déjà condamnés dès le siècle dernier'. —■ Point d'encoignure non plus. Installons notre lit au milieu du panneau, la tête seulement approchant du mur, disposition intelligente qui permet aux domestiques de faire le lit sans avoir à le mouvoir, qui donne, à celui qui doit l'occuper, la facilité de pouvoir l'aborder à droite et à gauche, suivant son désir, et, lorsqu'on fait lit à deux, d'en pouvoir descendre, sans gêner la personne avec qui l'on couche. Mais le choix du panneau sur lequel notre lit doit s'appuyer n'est pas indifférent. Il nous faut éviter soigneusement jusqu'à la possibilité d'un courant d'air passant directement sur nous, pen- dant notre sommeil. En conséquence, que jamais notre lit ne soit placé entre une fenêtre et une porte, jamais entre deux portes non plus. Refroidissements, bronchites, rhumatismes, maladies d'yeux pourraient fondre sur le dormeur avec une navrante abondance. Au siècle dernier, c'était la coutume de disposer le lit au fond de la chambre, les pieds tournés vers les fenêtres, et comme les grandes portes, placées dans le voisinage des croisées, se fai- saient vis-à-vis, il n'y avait, de cette façon, aucun courant d'air à craindre. Nous respecterons, si vous le voulez bien, cette disposition dont on peut encore voir les bons effets dans les grands hôtels du faubourg Saint-Germain, ainsi qu'à l'hôtel Soubise, au Palais-Royal, etc. Elle n'a rien d'illogique, et, en outre, elle communique à notre chambre à coucher, un aspect ordonné, un peu solennel peut-être, mais qui justement proteste contre ces allures débraillées, qu'il nous faut redouter par dessus tout. Un peu de régularité sagement introduite, dans une pièce d'habitation constante, finit toujours, en effet, par réagir sur notre esprit. Pour en terminer avec l'hygiène, il ne nous reste plus à nous occuper que de l'orientation. Vitruve recommande l'Est. I. 0 Les Bourgeois de Paris font un sépulcre de leurs appartements, c'est partout la répé- tition du même tableau (motif) dans les tentures. Puis, c'est la chambre à coucher, avec l'alcôve et les rideaux. Mais les lits de princesses, des duchesses ne sont point accolés à un triste mur. On peut tourner autour de l'autel, où repose la beauté ». (Mercier, Tableaux de 'Paris, tome ix, page 146.) 390 l'art dans la maison. « Cubicula ad Orientem spectare dehent; usus enim matutinum postulat lumen^ — les chambres à coucher, dit-il, doivent regarder l'Orient, car leur usage réclame la lumière du matin. » Xavier de Maistre était du même avis, et la chambre autour de laquelle il entreprit son peu aventureux voyage, affectait cette même orientation h Nous nous rangeons à l'opinion de ces deux hommes illustres. La disposition des fenêtres au levant, qui, à l'ouverture de nos rideaux, permet au soleil de pénétrer chez nous, et de tout illuminer de sa joyeuse lumière, cette disposition jette, dès le réveil, une teinte de bonne humeur sur toute la journée. De plus, étant admis, pour les besoins de Thygiène, que le soleil doit visiter notre habitation, il faut considérer que le matin est le seul moment où il ait occasion de nous rencontrer dans notre chambre, sans compter que le soleil de midi, comme aussi celui du couchant, sont tous deux trop brûlants, pour que nous puissions, pendant huit mois de l'année, leur donner leurs franches entrées dans une pièce dont la température doit, autant que possible, être toujours égale. C'est surtout quand on s'occupe de la chambre à coucher, qu'on reconnaît vite combien il est imprudent de se faire le copiste attentif et obséquieux du passé. Il s'en faut de beaucoup, en effet, que la chambre à coucher ait conservé, de nos jours, l'importance qu'elle avait sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Jusqu'au siècle dernier, scrupuleuse héritière des prérogatives de cette maître-chambre que nous avons vue si fort en honneur dans les habitations féodales, elle était, en effet, demeurée, par excellence, le lieu de réception. Le salon, en effet, est une invention relativement moderne. Cherchez-le dans le vocabulaire àes précieuses, dans les Histo- riettes de Tallemant, dans les romans de Mlle de Scudéry, dans les lettres de de Sévigné, de Lafayette, de Coulanges, etc. Partout il brille par son absence. Il apparaît seulement, dans les Mémoires de Saint-Simon. L'hôtel de Rambouillet, ce I. « Sa direction est du levant au couchant ». Voyage autour de ma chambre, chap. iv. l'art dans la maison. logis modèle, renfermait une chambre bleue, discret asile de la parfaite Julie d'Angennes, d'autres chambres rouges, grenat, cramoisies, des cabinets dont quelques-uns donnaient vue sur le jardin du duc de Ghevreuse, sur ceux] des'[Quinze-Vingts et de l'hôtel de Rambouillet ; mais on y eut cherché vainement un salon. Versailles, à cette époque, n'en possédait pas davantage, et les visites les plus officielles étaient reçues dans une chambre de parade, qu'on décorait, à cause de cela, avec une somptuo- sité toute spéciale. Le lit même, dans cette occasion, jouait un rôle d'une im- portance très marquée. Ce n'est pas sans étonnement, en Fig. 222. Armoire en noyer sculpté du xvi® siècle. l'art dans la maison. effet, qu'en parcourant les Mémoires du temps, nous voyons les plus grandes dames s'étendre sur leur lit, ou sur celui d'une amie, pour donner audience aux plus hauts personnages de la Cour. C'est ainsi que Saint-Simon nous montre la duchesse de Lauzun à l'hôtel de Lorge^ M""® de Saint-Simon dans l'appar- tement de la duchesse d'Arpajon^ et de Maintenon dans sa chambre, recevant toute la Cour sur leur lit. A l'occasion du mariage de M. deThiange, M. de Coulanges écrit^ que M'"'' de Montespan ouvrit sa porte au public, et reçut, étant couchée, les compliments de tous ceux qui voulurent lui parler. de Fontanges est faite duchesse avec vingt mille écus de pension, elle en reçoit les Compliments sur son lit, et la chose semble si naturelle que, malgré l'origine scabreuse du titre et de la dota- tion, personne n'y entend malice Beaucoup d'auteurs se sont demandés, non sans étonnement, qu'elle pouvait être la cause d'un usage qui nous paraît si sin- gulier, et disons même aussi choquant. Nous croyons en avoir trouvé la raison dans un passage d'un livre peu connu de de Genlis : « Les princesses, nous dit cette dame, rece- vaient les visites des cardinaux sur leur lit afin de se dispenser de les reconduire ))^ On en peut conclure-, semble-t-il, que la qui recevait au lit, considérée, par ce fait, comme personne malade, se trouvait de la sorte délivrée de tout le cérémonial d'étiquette, lequel était à cette époque non seulement d'une complication extrême, mais parfois encore humiliant et gênant au possible. Suivant le même auteur, ce serait également à ce cérémonial que nous serions redevables de l'invention des chaises longues. « Lorsque le roi honore d'une visite, un particulier malade et forcé de rester couché, nous dit M'"® de Genlis, on établit un 1. Saint-Simon, tome I, page 280. 2. Ihii., page 278. 3. Voir Lettres de Madame de Sévigné (4 mai 1695.) 4. Ibid. (6 avril 1680), tome V, page 303. 5. Etiquettes de la Cour, tome I, page 189. Cette explication de M™® de Genlis est con- firmée par une note de Dangeau. Parlant de la visite que le Doge de Gênes fit en 1685, afin de n'être obli- à Versailles, il dit : « les princesses du sang le reçurent sur leur lit, point gées de le reconduire ». (Dangeau, tome I, page 303.) l'art dans la maison. 393 second lit de repos à côté de celui du malade, sur lequel le roi se couche fsicj ' ». La raison de cette autre habitude était que le roi pouvait, à la rigueur, permettre à un de ses sujets de prendre, devant lui, une attitude ou une posture conforme à la sienne, mais qu'il n'en pouvait tolérer une plus abandonnée ou plus familière. Lorsque Louis XIII fut reçu par le cardinal de Richelieu malade, ce cérémonial, qui nous semblerait aujour- d'hui ridicule, fut scrupuleusement observé. Il en fut de même, quand Louis XIV alla voir le maréchal de Villars blessé, et, à partir de ce temps, il fut de bon ton d'avoir à demeure, dans sa chambre, un second lit de repos, comme si l'on s'attendait à recevoir, d'un instant à l'autre, quelque visite royale. Les usages de la Cour étaient alors trop en honneur, pour que la Ville ne se conformât pas scrupuleusement à ces coutumes venues d'en haut. Non seulement à la Ville on n'avait point d'autre salon que la chambre à coucher, les gravures d'Abraham Bosse, les gracieux tableaux d'Antony Palamède, de Terburg, de Metzu en sont une preuve suffisante, et le grand lit encourtiné qui sert de fond à la plupart de leurs compositions, ne nous laisse là-dessus aucun doute ; mais encore on conserva longtemps l'habitude de recevoir au lit, ou sur son lit, comme la femme de qualité que Saint-Jean nous représente « reposant sur un lit d'anges ». Enfin, en ces temps déjà lointains, la chambre à coucher conservait, même après la mort, son caractère de pièce d'apparat. Non seulement les princes, mais de simples parti- culiers demeuraient exposés sur leur lit, parés, gantés, vêtus de leurs plus beaux atours, et le public venait leur rendre une suprême visite, où la curiosité tenait souvent plus de place que le respect. C'est ainsi que Marion de l'Orme subit gratuitement l'empres- sement de tout Paris. « On la vit morte vingt-quatre heures, sur son lit, avec une couronne de Pucelle », écrit Tallemant % qui alla la contempler. Il fallut que le curé de Saint-Gervais, qui avait reçu sa confession, fît sentir aux nombreux amis de la 1. Etiquettes de la Cour, tome I, page 320. 2. Historiettes, tome III, page 142. 50 394 l'art dans la maison. défunte combien cette couronne était ridicule pour qu'on pensât à la retirer. D'autres 'fois, au lieu de provoquer un sourire, la parure du mort provoquait un mouvement d'horreur. « M"® de Sens mourut, écrit M""® de Genlis'. M. Donnesan n'ayant jamais été de sa société particulière eut envie de l'aller voir sur son lit de parade. Il y fut un soir avec le chevalier de Chastelleix. Ils y arrivèrent tard, y trouvèrent une grande foule, et ne purent approcher du lit ; mais ils virent parfaite- ment, à la lueur d'une multitude de cierges, la princesse morte, assise sur son lit, appuyée sur des oreillers. Elle avoit du rouge et des gants blancs, elle étoit très parée M. Donnesan la regardoit fixement lorsque, tout à coup, il la vit lever le bras et passer la main sur son visage Etrangement surpris de cette vision, il la regarda avec plus d'attention encore et vit distinctement la princesse, qui paroissoit tenir un mouchoir, le passer une seconde fois sur sa figure. Ce mouvement fait avec rapidité fut remarqué d'un grand nombre de personnes qui tressaillirent, en faisant diverses exclamations de surprises et d'effroi Plusieurs femmes épouvantées se précipitèrent même vers la porte pour s'enfuir. « Sortons, dit le chevalier, « je connois la première femme de chambre de la princesse ; (( elle nous fera passer derrière le lit, nous pourrons examiner c( de près ce prodige ». Ils sortirent, et, après avoir fait le tour de l'appartement, ils entrèrent dans un cabinet dont la petite porte dérobée donnoit dans l'alcôve de la princesse ; là, le mystère fut dévoilé. La princesse morte rendoit un abcès par le nez, et pour épargner au public le dégoût que devoit causer un tel objet, on avoit imaginé de placer, derrière l'oreiller de la princesse, une femme de garde-robe, dont on ne voyoit que les bras gantés, qui paroissoient être ceux de la princesse, parce qu'ils étoient passés sous son manteau de dentelles, et 1. Souvenirs de Félicie (Edition Barrière), page 44. 2. L'usage pendant tout le xviii® siècle fut de farder les mortes. Lors de la mort de Mme Henriette de France « à une heure après minuit, écrit Barbier, on songea à Versailles, à transporter la princesse à Paris, aux Tuileries. Elle fut mise sur un matelas dans des draps. Elle étoit en manteau de lit, coiffée en négligé avec du rouge... » Journal de l'avocat 'Bar- hier, tome V, page 166. l'art dans la maison. 395 cette femme, qui tenoit un mouchoir, avoit reçu l'ordre d'essuyer de minute en minute le bas du visage de la défunte » Aujourd'hui, nous avons changé tout cela. Ces usages ont cessé d'être les nôtres et, avec la complète abdication de ses principales prérogatives, la chambre à coucher a dû renoncer à son luxe excessif. Nous n'avons plus guère idée, en effet, d'un lit de quarante mille écus, comme celui que de Mon- tespan offrit, en 1694, à son fils le duc du Maine ^ Le meuble de chambre à coucher que Louis XIV commanda au célèbre Losné, pour sa nièce, fille de Monsieur, lors du mariage de cette princesse avec le prince de Lorraine, nous semble pareil- lement étourdissant En dépit des progrès du luxe, il n'est pas un ecclésiastique de nos jours qui oserait s'offrir un lit de 80,000 francs comme celui où l'abbé Terrai reposait son opu- lente et douillette personne Et, dans un genre plus léger, le mobilier de M"® Hus, estimé en 1762 un demi-million de francs^, celui de M"® Deschamps, dont la vente fit, en 1760, une si vive sensation, et que Barbier décrit avec tant de soin dépassent de beaucoup ce que nous sommes habitués à considérer chez nos plus jolies contemporaines. Ce fut la Révolution qui porta un coup décisif à ce luxe d'alcôve. La chambre de M"'® Récamier, dont J.-Ch. Krafft ® nous a conservé le croquis, toute coquette qu'elle soit, n'a plus rien à démêler avec ces somptuosités débordantes. Déjà la 1. Voir Correspondance de Madame de Sévigné. — Lettre de M™® de Coulanges (19 no- vembre 1694.) 2. a Le roi lui donna un meuble de 40,000 écus. On ne peut rien voir de plus beau. Il est en drap d'or épais et frisé de Venise. Dans les fleurs, il manque un tout petit peu de couleur de feu. Le meuble se compose d'un lit, d'un tapis de table, de six fauteuils, de vingt- quatre chaises. C'est le plus bel ouvrage du monde. Le célèbre Losné l'a fait ». (Correspon- dance de Madame duchesse d'Orléans, tome I, page 208.) 3. Parlant de l'hôtel, que l'abbé Terrai venait de se faire construire rue Notre-Dame-des- Champs, l'auteur des Mémoires secrets dit : « Tout y est d'un luxe très recherché, on y va voir entre autre chose, un lit qu'on disoit devoir coûter 400,000 livres, mais qui n'en coûte que 80,000, prix encore énorme pour un pareil meuble ». (Bachaumont, tome VII, page 86.) 4. Bachaumont, tome I, page 5. 5. La chambre de M^i® Deschamps était entièrement tendue de damas cramoisi, et de chaque côté se trouvaient « deux cabinets, l'un de toilette, l'autre de lieux à l'anglaise, et le tout orné de glaces. » (Journal de Barbier, tome VII, page 246.) On voit que M^® Des- champs était une personne de précaution. 6. Plans, coupes et élévations des plus belles maisons et des hôtels construits à Paris. 396 l'art dans la maison. chambre à coucher de Dervieux, que nous décrit minu- tieusement Caillot avait perdu ce caractère de richesse excessive. Son mobilier n'avait coûté que 36,ooo francs, une misère ! et le lit représentait à peine le tiers de cette somme. Aujourd'hui avec le prix seul d'un pareil lit on se tire générale- ment d'affaire. On meuble la chambre entière, souvent même ce chiffre n'est pas atteint. Mais si nous sommes amenés à concevoir l'ordonnance et la décoration de cette pièce, dans des données plus simples, et mieux en harmonie avec nos ressources et nos moyens, encore ne faut-il pas oublier que notre chambre fait partie d'un ensemble, qu'elle n'est pas absolument indépendante des salons qui l'avoisinent, et qu'elle doit, par conséquent, ne point trop s'en écarter, sinon comme somptuosité, du moins comme goût. Il faut bien prendre garde, encore, que si notre chambre ne figure plus parmi les pièces de réception du logis, elle peut accidentellement le devenir, et que nous pouvons être obligés d'y recevoir non seulement des amis, mais aussi des étrangers. Gardons-nous donc de choquer ces visiteurs, par un trop grand disparate. Ne les faisons point passer d'un salon étincelant de dorures, dans une chambre pauvrement meublée, et, sans tomber dans l'ostentation, dispensons-nous de paraître ainsi concentrer tout notre luxe dans les appartements de réception, pour éblouir les yeux, et tromper sur notre situation. Ceci admis, à quel modèle de chambre à coucher nous arrê- terons-nous ? On en compte quatre, au dire d'un écrivain du ^ siècle dernier, particulièrement expert en ces matières : i° Les chambres de parade, avec estrade, dais, galeries et doubles ruelles, dont nous n'avons pas à nous occuper ici, puisque le salon a pris leur place ; 2° celles en alcôve, et 3° celles en niches, dont nous ne nous occuperons pas non plus, l'hygiène en proscrivant l'usage ; 4° enfin celles dont le lit, isolé sur trois de ses faces, est placé au milieu de la pièce. Ce modèle est 1. ^Mémoires pour servir à l'histoire des moeurs et usages des François, Paris, 1827, tome II, page 99. 2. Roubo fils, voir L'eArt du menuisier en meubles (seconde section de la deuxième partie). l'art dans la maison. 397 celui que nous avons déjà reconnu le meilleur. Nous voilà donc du coup hors d'affaires. Il ne nous reste plus maintenant qu'à essayer de créer une harmonie aimable dans notre mobilier, et pour cela, fidèles à un procédé qui nous a déjà réussi, nous allons choisir le meuble principal, qui donnera sa note aux autres, et leur imposera ses couleurs, son cachet, sa livrée, si je puis ainsi dire. Ce meuble principal, essentiel, prédominant, se trouve tout indiqué. C'est le lit. Sans lit, pas de chambre à coucher. Ses rapports avec nous sont en outre trop intimes, ses services trop précieux, sa compagnie trop fidèle, pour que nous lui mar- chandions une préférence, à laquelle ses fonctions l'ont en quel- sorte prédestiné. « C'est dans ce meuble délicieux, dit avec que beaucoup d'humour Xavier de Maistre^ que nous oublions pendant une moitié de la vie les chagrins de l'autre moitié. Un lit nous voit naître et nous voit mourir : c'est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames inté- ressauts, des farces risibles, et des tragédies épouvantables. C'est un berceau garni de fleurs. C'est le trône de l'amour, c'est un sepulcre ! ' » Nous avons vu, dans la première division de ce livre, que le lit se compose de deux parties distinctes, le châlit, et le ciel ou pavillon. Nous avons vu également que si le châlit demeure à peu près fixe dans sa forme essentielle, il n'en est pas de même de l'autre partie. Consultez un tapissier expert en son métier, et connaissant quelque peu l'histoire du mobilier, il vous citera plus de cent sortes de lits : il vous parlera de lits à colonnes, à pilastres, à dôme, à flèche, à couronne, de lits à l'antique, à la romaine, à. la grecque, à l'étrusque, à la polonaise, à la fran- çaise, à la duchesse, à la dauphine, à la sultane, de lits drapés, de lits en forme de tente, de pavillon et de tombeau, de lits à dais, à arc, à thyrse, à aigle, à estrade, de lits à flasques, en gondole, en corbeille, en bateau, des lits d'anges, que sais-je encore? Mais, sur ces cent modèles divers, il n'en est pas cinq I. Voyage autour de ma chambre, chapitre V. 398 l'art dans la maison. dont le nom ne soit motivé par la forme du ciel, et par la com- binaison des draperies. Retracer l'histoire, et essayer la description de chacun de ces modèles différents, offrirait peut-être quelque intérêt au point de vue de l'archéologie mobilière, mais semblerait singulièrement fastidieux à des gens qui, comme nous, se mêlent bien moins d'être savants que d'être pratiques. Aussi bien, au point de vue de l'art et du goût, où nous nous sommes placés, nous n'avons à retenir de toutes ces variétés, que deux modèles, le premier et le dernier. Le lit à colonnes ou à quenouilles, et le lit d'anges. Ceux-là seuls, ou à peu près, peuvent nous convenir. La plupart des autres ne formant qu'une sorte de variété de ces deux formes primordiales, ou ayant des accointances trop intimes avec la muraille. Nous n'avons pas besoin, semble-t-il, de décrire le lit à colonnes, tous nos lecteurs connaissent ce beau meuble un peu monumental, sévère d'aspect, d'allure discrète, qui ne se borne pas à offrir un refuge au dormeur, mais encore l'abrite complè- tement et du contact de l'air et des regards étrangers. Le lit à colonnes fut pendant longtemps considéré comme le lit noble par excellence. Jusqu'en lyqS, le lit de la Reine continua d'al- longer vers le ciel^ ses quenouilles sculptées. Ce fut seulement à cette date, que Marie Lekzinska obtint la permission de coucher dans un lit à la duchesse. Pour nos chambres modernes, le lit à colonnes semble une parure singulièrement robuste, un peu trop austère pour abriter une femme, surtout si elle est jeune et jolie; mais il convient cependant admirablement dans une pièce vaste, très haute de plafond, longue et large, et princi- paiement si elle a conservé une décoration ancienne. En tout cas, sa mâle austérité s'harmonise bien avec la vie et les occu- pations du sexe fort. Toutefois, s'il vous plait d'adopter le dit à colonnes, ne lui conservez pas cette armature formidable de draperies qui l'enve- loppaient autrefois. Le lit « encourtiné », c'est-à-dire complète- ment garni de pantes, de bonnes-grâces et de lourds rideaux, isolant complètement le dormeur, était une sorte de nécessité au l'art dans la maison. 399 milieu de ces pièces énormes de nos vieux châteaux, mal chauf- fées, et, par le fait de leurs cheminées gigantesques et de leurs fenêtres à vitraux, ouvertes aux quatre vents du ciel. Le lit, ainsi étoffé, était comme la continuation, comme le résumé de ces clotets de menuiserie, derrière lesquels les tapissiers prudents du Moyen Age abritaient les lits des seigneurs et des riches. Son armature constituait en quelque sorte une manière de cloi- son, et formait une petite chambre dans la grande. Aujourd'hui qu'une meilleure installation intérieure nous dispense de ces précautions, nous pouvons encore adopter, pour une chambre un peu vaste, le lit à colonnes, mais à condition de le débarrasser de son excédent de tentures. Laissons les pantes tomber élégamment à l'entour de notre ciel ; permettons aux bonnes-grâces d'accompagner le fût de nos colonnes, et qu'un léger rideau de taffetas, se mouvant sur une tringle, vienne nous abriter de l'air ou du jour, quand besoin est ; mais ne nous enfermons plus hermé- tiquement, ne nous calfeutrons plus avec de lourdes tentures de tapisseries ou de drap brodé, ne cherchons pas à ressusciter Dessin de Berain, représen- , , , ^ , tant un lit le cLotet de d'anges. nos ancêtres, que nos rideaux jouent le rôle d'un paravent qui nous garantit, et non celui d'une cloison qui nous claquemure. Si la forme du lit à colonnes est connue de nos lecteurs, celle du lit d'anges ne leur est guère moins familière. On appelle de ce nom, le lit placé au milieu de la chambre, la tête au mur, les pieds en avant, et dont le ciel plus ou moins orné, mais moins long que la couchette', est rattaché à la muraille, par deux rideaux retenus au moyen d'embrasses fixées au chevet même du lit. D'où vient ce nom singulier de « lit d'anges » ? personne ne I. Ceci est essentiel, ccr lorsque le ciel est de la même longueur que le châlit, le lit prend le nom de s lit duchesse ». le sait au juste ; ne serait-ce pas de certains dessins de Berain, représentant des pavillons de ce genre, soutenus par de petits génies? Le nom importe peu, le principal c'est la forme qui, elle, convient admirablement à des pièces d'une étendue restreinte, et à des tempéraments, dont l'austérité n'est pas la qualité domi- nante. Mais trouve-t-on que ce genre de lit manque un peu de modestie; nous dirons alors, choisiss4ez00 un lit à.la romaine. Son ciel, supporté par quatre tiges en fer et relié au châlit, est moins prétentieux, et ses quatre rideaux, qu'on peut compléter par de grands rideaux de mousseline ou de guipure, semblent former un asile modeste autant que discret. Donc, pour nous résumer, si nous avons à meubler une chambre très vaste, très haute de plafond, un peu grave, des- tinée à un homme arrivé « à cet âge incertain qu'on nomme un certain âge » nous accorderons notre préférence au lit à colonnes. Si, au contraire, la pièce est de moyenne grandeur et largement éclairée, gaie d'aspect et destinée à de jeunes époux ou à des personnes en âge de l'être, nous prendrons le lit d'anges; si enfin, c'est pour une jeune fille que nous entendons disposer notre chambre, nous choisirons le lit à la romaine : et la forme de chacun de ces lits déterminant la nature de son ornementation et le cachet de sa parure, tout le reste du mobi- lier et de l'ornementation de la pièce devra se conformer à la forme et au style du meuble principal. La parure de la chambre à coucher, toutefois, ne doit pas être seulement en harmonie avec la forme et le style du lit, elle doit être aussi conséquente à sa destination. La chambre, il ne faut pas l'oublier, est, avant tout, l'asile des actions mysté- rieuses, des grands et des petits secrets ; le refuge des sou- venirs. C'est dans le logis, un véritable sanctuaire ; et aussi le lieu fatal où le plus puissant comme le plus humble se trouve seul à seul en face de soi-même, où la vérité si souvent trahie, fardée, bannie, se révèle brusquement dans son désha- billé parfois peu flatteur, où pendant la nuit, qui porte conseil, l'esprit se recueille, l'imagination vagabonde revit le passé, évoque les images évanouies, calcule, suppute, cherche à pré- l'art dans la maison. 401 voir, combine, arrange, décide et finalement prépare l'avenir. La parure de la chambre à coucher doit donc être avant tout intime et recueillie. Ce serait une faute, une grande faute, que de ne pas tenir compte de ce caractère tout spécial. Aussi, dans la disposition générale de notre ornementation, dans sa plus ou moins grande Fig. 224. Paravent laqué en vernis Martin, exécuté par M. Lippmann. richesse, dans le choix des lignes, des tons et des couleurs, sans cependant créer de disparate trop sensible avec la pièce voisine, gardons-nous de tout ce qui pourrait sentir l'ostenta- tion. Alors même que le cours naturel de nos idées nous porterait à rechercher la magnificence, défendons-nous d'une affectation, qui pourrait paraître trop solennelle; alors même que nos rêves viseraient la grandeur, évitons avec soin tout ce qui ressemblerait à une trop grande somptuosité. Il n'est pas de grand homme, dit-on, pour son valet de cham- bre. Dans notre chambre, nous sommes à toute heure du jour 51 402 l'art dans la maison. et de la nuit un peu notre propre valet. Sans renoncer à l'élé- gance, au luxe de bon goût, non plus qu'au confortable, fermons la porte à tout ce qui sent l'étalage, la fiction, la convention et la pose. Ces précautions sont d'autant plus souhaitables, pour les femmes surtout, qu'il est une classe de beautés trop aimables, pour lesquelles la chambre à coucher se trouve être la princi- pale pièce de réception. Evitons à tout prix qu'une vaine recher- che puisse servir de prétexte à des méprises fâcheuses. Nous bannirons donc avec soin les dorures bruyantes, les étoffes d'apparence trop somptueuse ; nous proscrirons les bro- catelles à couleurs heurtées, les «velours à parterre», les lampas tapageurs. Tout ce déploiement déplacé d'un luxe débordant semblerait un culte excessif rendu à nous-mêmes. Sombre ou claire, sévère ou gaie, d'un prix élevé ou de peu de valeur, nous assortirons notre tenture à notre personne, nous souvenant que le monde, toujours moqueur, n'épargne guère ceux qui commettent des rapprochements intempestifs. S'il pardonne, en effet, à de Genlis d'avoir eu, au Palais Royal, « une chambre tapissée de damas bleu avec des baguettes dorées »', il ne peut se défendre de hausser les épaules quand on lui dit que « les appartements du Grand-Frédéric étoient tendus de draperies couleur rose et argent, que son lit étoit de même couleur et qu'il y couchoit souvent avec ses bottes » ^ Ne manquons pas surtout de choisir la tenture et le meuble de notre chambre de la couleur qui nous convient le mieux et moralement et physiquement, et, pour les marier avec elle, donnons la préférence aux tons et aux nuances, qui s'harmo- nisent avec cette couleur préférée. Etes-vous embarrassée, chère lectrice, pour savoir comment garnir ce discret asile? Distin- guez la fleur qui s'accommode particulièrement à votre teint, ou qui répond le plus exactement à vos habituelles pensées, et puis consultez-la avec soin. Depuis les variétés sans nombre de la rose orgueilleuse jusqu'à l'humble myosotis, chacune de ces frêles compagnes vous montrera, répandues dans son I. cMémoires de de Genlis (édition Barrière), page 179. 3. Ibid., page 323. l'art dans la maison. 403 calice, sa corolle, ses étamines et ses pistils, à côté de sa cou- leur dominante, toute une suite de nuances parmi lesquelles vous n'aurez qu'à choisir. Evitez, en outre, que votre tenture présente des disposi- tions trop marquées, et qui se répètent d'une façon trop régulière. Les alternements prononcés préoccupent invo- lontairement nos regards. Répudiez les fleurs, les vases, les bouquets également distancés sur le fond, ou disposés en losange, qui finissent par imposer à notre esprit flottant, le travail sans cesse renaissant d'une numération fastidieuse. Choisissez, s'il est possible, un fond uni, ou, en tout cas, un motif suffisamment confus, dans des tons suffisamment éteints, pour que rien ne vienne arrêter le cours de nos idées, et les forcer à tourner dans un cercle unique et monotone. Par contre, ne redoutant plus ici les regards indiscrets ni les allusions malveillantes, meublez votre chambre et couvrez ses murailles d'aimables souvenirs. « Les murs de ma chambre sont garnis d'estampes et de tableaux qui l'embellissent singu- fièrement », écrit X. de Maistre. Imitez son exemple. Que les portraits de vos parents les plus chers, de vos amis les plus aimés, s'alignent au-dessus des lambris, se groupent autour de votre lit, et l'encadrent en quelque sorte. Que les armes, les œuvres d'art, les gravures et les photographies rapportées de lointains pays par vous-même ou par quelque compagnon fidèle, prennent place ici. Rien n'est meilleur, plus moral, ni plus sain que de vivre au milieu de ces cadeaux intimes, témoins de notre passé , qui marquent les étapes de notre vie, et nous sont surtout précieux, par la main qui nous les a donnés. Mais tous les souvenirs ne se peuvent étaler aux yeux. Il en est qui doivent demeurer cachés, ou, tout au moins, qui ne doivent sortir de leurs cachettes qu'à certaines heures. Pour ceux-là, toute une série de meubles élégants, variés de destina- tion et de forme, nous offrent un asile sûr et discret. La chambre à coucher, en effet, est la place naturelle des armoires, des coffres, des bahuts, des cabinets. — En nombre limité s'entend. 404 l'art dans la maison. car nulle pièce de notre logis ne doit se laisser encombrer, ni présenter un amoncellement de meubles d'aucunes sortes. Mais autant un coffre, qui ferme à clef, et qui, derrière ses panneaux pleins, semble vouloir dérober aux regards des visiteurs les trésors renfermés dans ses cavités mystérieuses, est déplacé Fig. 225. Petite commode époque du Directoire (Mobilier national). dans un grand ou dans un petit salon, autant sa présence se trouve justifiée dans une chambre. Donc, armoires à un ou deux corps, cabinets, bahuts, cré- dences, sont la parure en quelque sorte rationnelle, indis- pensable de notre chambre, surtout si celle-ci est haute de plafond, vaste, un peu austère, et si son ameublement archaïque s'inspire des formes magistrales du lit à colonnes. Tandis que, bonheurs-du-jour, chiffonniers, secrétaires, commodes, petits bureaux coquets, forment le complément logique d'une chambre à coucher, d'un goût plus moderne, d'une tonalité plus gaie, d'une tenue et d'un esprit moins sévères. l'art dans la maison. 405 Enfin, il est encore un genre de meuble à bâtis et panneaux, qu'il ne nous est pas permis d'oublier dans cette chambre moderne — meuble contemporain en quelque sorte, mais qui a si bien pris droit de cité chez nous, qu'il nous est devenu en quelques années absolument indispensable. — Je veux parler de Fig. 226. Petit bureau style Louis XVI, en marqueterie (Mobilier national). l'armoire à glace. C'est, en fait, un meuble assez peu plastique^ que ce grand coffre planté debgut au milieu d'un panneau ou à l'angle d'une pièce. Droit, rigide, il présente sa masse tout d'une venue, sans que ses façades plates, dépourvues de saillies, offrent rien qui arrête le regard et l'occupe. Mais son utilité est si grande, il est si bien passé dans nos mœurs, qu'il y aurait injustice à le bannir de notre présence. Toutefois, dans ces derniers temps, par un compromis des plus heureux, d'ingénieux artistes ont adapté à l'armoire à glace, la disposition et l'aspect de cette belle armoire normande, émi- 4o6 l'art dans la maison. nemment française, en quelque sorte classique, et qui sans pré- tention à une architecture bien compliquée, n'affectant point d'autres lignes que celles nécessitées par sa construction même, offre avec une forme sinon gracieuse, du moins vaillante et robuste, une énorme cavité fort appréciée des maîtresses de maison. Pour la commode, nous n'avons pas à revendiquer les mêmes Fig.- 227. Commode de style Louis XVI (Mobilier national). perfectionnements que pour l'armoire à glace. En dépit de ce joyeux humoriste, ami de Lycanthrope Borel, qui écrivit une amusante dissertation sur VIncommodité des commodes^ nous avons hérité de peu de meubles méritant mieux leur nom, et il n'en est pas dont la place soit mieux indiquée dans la cham- bre à coucher. La commode, en effet, tient à la fois de l'armoire et de la console. Elle remplace la table à dessus de marbre sur laquelle on peut tout poser, tout placer, sans craindre les rayures et les taches, et l'ancien coffre, l'ancien bahut, l'antique huche dans laquelle on serrait ses habits, avec cette supériorité toute- fois, que ses tiroirs superposés facilitent singulièrement le clas- sement, l'inspection et le maniement des effets qu'elle recelle en ses flancs. En outre, comme variété de formes, comme élé- l'art dans la maison. gance, comme puissance de contours, comme richesse de décor, il semble que le xviii® siècle ait épuisé en sa faveur, et son ingé- niosité et son bonheur d'invention. Rien de plus curieux et de plus magnifique à la fois, que ces meubles rebondis, marquetés, rehaussés de cuivres et de bronzes ; rien de plus confortable, de plus meublant, de plus accueillant surtout, que leurs formes arrondies, qui n'offrent au toucher aucun angle aigu, et ne pré- sentent aucune aspérité qui blesse. Quant aux chiffonniers, tables, bureaux, secrétaires et bonheurs- du-jour, leurs formes sont trop connues pour que nous ayons beaucoup à nous appesantir sur elles. Tous ces meubles, appar- tiennent, d'ailleurs, comme conception et comme confection, à une époque trop voisine de la nôtre, pour ne pas présenter un air de famille avec le « lit d'anges » ou le lit à la romaine, dont ils sont les compagnons naturels. Nous les choisirons, toutefois, de façon à ce qu'ils se raccordent, aussi bien que possible, au style particulier de la pièce, qui est, on s'en sou- vient, réglé lui-même par le lit. Mais, tout en évitant les disparates trop choquants, nous n'oublierons pas que c'est dans la chambre à coucher moderne, que l'éclectisme est surtout de mise. Revenant à la chambre vaste et austère, archaïque d'esprit et de décor — où la note dominante est fournie, avons-nous dit, par le lit à colonnes — avec les crédences, les bahuts, les armoires en bois sombre, à un ou deux corps, et les gracieux cabinets qui en sont la parure naturelle, nous pourrons, sans grand effort, composer un magistral ensemble. Enfin, pour ce qui est des sièges, leur première qualité sera d'être confortables. N'oublions pas que notre chambre est par- dessus tout un lieu de repos, et que le devoir de ses meubles, qui ont un rapport direct avec notre corps, est de se plier à nos besoins et d'être façonnés selon nos habitudes. Donc, à bois voyant ou sans bois voyant, tous les sièges par nous choisis seront larges, écrasés, abondamment rembourrés et suffisam- ment élastiques. Ils seront, de plus, non pas collectifs, mais indi- viduels, c'est-à-dire construits pour une seule personne. Nous 4O8 l'art dans la maison. admettrons la chaise longue; mais le canapé sera banni. Peut-être remarquera-t-on qu'entre tous ces meubles par nous énurnérés, il ne se rencontre pas de toilette. Cette omis- sion est volontaire, et la raison en est que les ablutions, telles que les exigent la propreté et l'hygiène et telles, au reste, que nos mœurs les commandent, sont incompatibles avec la déco- ration, avec l'ornementation, avec la bonne tenue d'une cham- bre à coucher. Le soin intime de nos personnes entraîne, .en effet, l'exhibition et la mise en œuvre d'une foule d'ustensiles dont la forme, obéissant exclusivement à des préoccupations utili- taires, n'a que fort peu de chose à démêler avec l'art. A notre avis, tout cet attirail de brocs, de cuvettes, de bols, de serviettes, de brosses et d'épongés doit être relégué dans un local spécial, et le cabinet de toilette, dont nous aurons bientôt à nous occu- per, est leur asile naturel, le seul qui leur convienne. Nous irons même plus loin. Nous nous souviendrons de la répulsion si marquée qu'éprouvaient les précieuses pour tout ce qui sentait le bonnet de nuit. M™® de Rambouillet disait qu'elle ne savait rien de plus ridicule que cet ornement ; M"'® de Mon- tausier et M"® d'Arquenay étaient encore plus déchaînées contre ces malencontreuses parures ^ Nous prendrons pied sur cet exemple, pour bannir sévèrement de notre chambre tout désor- dre qui, pendant le jour, pourrait rappeler trop brutalement notre toilette et nos habitudes nocturnes. Partant de ce même principe, il est un genre de siège que nous exilerons sévèrement de notre présence, quoiqu'il ait tenu une large place dans les chambres à coucher du dernier siècle. C'est cette chaise à laquelle sa forme, évidée au centre, avait fait jadis donner le nom de chaise percée. Nos ancêtres avaient pour elle une estime toute particulière. C'est, perché sur un trône de cette forme, que Louis XIV reçut Milord Portland, ambassadeur d'Angleterre « ce qui était une distinction fort grande » dit Saint Simon ^ C'est, dans la même posture et sur 1. Voir Tallemant des Idéaux, tome ii, page 225. 2. Mémoires, tome ii, page loS. l'art dans la maison. 409 un siège du même genre, que le duc de Vendôme reçut l'évêque de Parme, venant négocier de la paix \ Bien loin de sembler insultante, cette révoltante familiarité était un sujet d'orgueil pour les grands seigneurs de ce temps. (( Le roi redescend chez lui, écrit un des hauts personnages honorés de cette superbe faveur, puis passe sur sa chaise percée, où les grandes entrées l'ont toujours vu jusqu'à sa grande opération, ce qui étoit un temps de privance fort commode » Ce sont des usages singuliers fort anciens dans l'his- toire de notre monarchie qui fai- saient dire au vieux Montaigne : ((Je trouve plus supportable d'estre tousjours seul que de ne le pouvoir jamais estre ))^. Après avoir été honorée, prisée, chantée pendant des siècles, puis déguisée sous les formes les plus variées, jusqu'à prendre l'apparence de l'Encyclopédie, du dictionnaire de Moréri ou d'un problématique et emblématique Voyage aux Pays- Fie:. 228. Bas, la chaise percée a été définiti- chambre à coucher, exécutée M. vement bannie Terniáien. de nos demeures. par Le dernier siège de cette sorte, ayant quelque chose à démêler avec l'art, qui soit sorti des mains d'un industriel parisien, fut fabriqué par M. Fourdinois pour l'impératrice Eugénie. Cette chaise monocle était destinée au yacht VAigle, et ce fut un moment délicat, dans la vie de l'éminent artiste, que celui 1. Saint-Simon, Mémoires, tome I, page 40. 2. Dangeau, tome II, page 22. 3. Anecdote non moins typique et qui peint bien les usages du dernier siècle. 0 Toutes les jolies dames de la Cour, écrit M"° de Genlis, raffolent en ce moment de la chanson de M. le marquis de ***, sur les chaises percées que l'auteur a la délicatesse d'appeler les 'Baronnes. Dans le siècle dernier, Benserade chantait les beautés de la Cour. M. de *** chante les chaises percées et avec le plus grand succès. Le goût varie suivant les époques». (Sou- venirs de Félicie, page 42.) 52 410 l'art dans la maison. où, seul avec sa souveraine, il lui dévoila, dans son mécanisme ingénieux, le fonctionnement du précieux appareil. A peine avait-il laissé retomber les coussins qui dissimulaient le but de ce meuble utile, qu'un chambellan aimable, empressé, frisé, souriant, entra, et voyant les regards de l'impératrice fixés sur le siège en question, se mit, en fin courtisan, à en faire l'éloge, a Alors vous le trouvez à votre goût ? » demanda en souriant la propriétaire de la chaise. L'autre, sans se douter de rien, s'assit, heureux, épanoui, important et, après un moment d'étude et de recueillement : « Parfait, excellent et très confortable, s'écria-t-il, mais pour une seule personne; pour deux, il serait trop étroit. » On peut deviner si les rires éclatèrent. L'autre n'y comprit rien, et cet étonnant quiproquo fut comme l'oraison funèbre de ce siège, indispensable jadis, mais' que nous éloignons aujourd'hui soigneusement de nos yeux et surtout de nos narines. l'art dans la maison. 411 ii. le boudoir S'il est une pièce intime qui puisse compter parmi les pièces d'habitation réservées et difficilement accessibles au vulgaire, c'est bien le boudoir. Cette petite pièce, sous tous les rapports essentiellement féminine, est une inovation toute moderne. Malgré cela, et ce n'est pas une de ses moindres singularités, on ne sait point au juste quelle jolie dame éprouva, la première, le besoin de cette espèce de retraite, et lui donna le nom qu'elle porte aujourd'hui. Ce nom même n'est pas sans troubler quelque peu les ama- teurs d'étymologies. Le mot boudoir, suivant Littré, dérive du verbe bouder, et il est « ainsi dit, parce que les dames se retirent dans leur boudoir quand elles veulent être seules ». Mais si bouder est une action peu polie, c'est par contre une action très honnête et surtout fort pudique. Cette solitude, que, selon notre grand philologue, une jolie femme vient chercher dans son boudoir, bannit toute idée légère, vaporeuse, indiscrète, à plus forte raison toute supposition inconvenante. Elle n'offre aucune analogie, et ne présente aucun rapport avec les scènes plus ou moins décolletées dont, suivant tant d'écrivains passés et présents, les boudoirs, depuis un siècle et demi, auraient été le théâtre habituel. Car, bien que d'invention récente, le bou- doir possède déjà une histoire relativement ancienne; il s'est édifié autour de son nom, une petite légende pornographique. Les romanciers en ont fait une sorte de champ de bataille, où se dénouent à heure fixe, des intrigues plus ou moins savamment ourdies, alors que, pour les poètes, il est devenu l'asile des Grâces, des Plaisirs, de l'Amour; si bien qu'une femme de nos jours, ayant quelques notions de mythologie, doit se trouver fort embarrassée de faire, à un étranger, les honneurs d'un lieu, que l'on prétend exclusivement consacré à des divinités, dont elle doit hautement répudier le culte. Avec ces allusions fieuries et gracieuses, nous nous trouvons 412 l'art dans la maison. bien loin de ce verbe bouder, origine pourtant certaine du mot boudoir. Après cela, comme le remarque très spirituellement la comtesse de Bradi : « Peut-être qu'observateurs profonds, les romanciers et les poètes auront constaté que les honnêtes femmes ne boudaient point, et par conséquent n'avaient garde de se pré- parer un réduit destiné à ce genre d'occupation. » Voilà pour le nom.— Si nous passons maintenant à l'ascen- dance directe, l'embarras n'est guère moins grand. On lit, il est vrai, dans les livres anciens, que les reines, les princesses, les hautes et basses châtelaines, en quête d'isolement, se retiraient dans leur oratoire, et allaient y chercher la solitude et le recueillement. ^ Certes, cela se rapproche de notre racine et du verbe original bouder. — Mais que trouvons-nous dans ces oratoires ? Un prie-Dieu, un rétable, un crucifix, un reliquaire. L'origine des boudoirs n'est pas là. Au xvifi siècle, le cabinet a remplacé l'oratoire. Versailles, dont nous connaissons si minutieusement la distribution, pos- sédait une quantité de cabinets et de chambres. Nous avons, dans la résidence royale, le cabinet des livres, celui des mé- dailies, celui des agates, celui des chiens, le fameux cabinet des perruquesj où le 26 novembre 1744, Louis XV chargeait M. de Maurepas de négocier son raccommodement avec de Châ- teauroux, négociations amoureuses et diplomatiques, que la mort devait rendre inutiles', et le non moins célèbre cabinet des parfums, supprimé à l'époque des hauts faits de la Brin- villiers. M"'® de Sévigné qui, dans sa longue et tendre correspondance, I nous initie à une foule de détails précieux, sur la plus haute société de son temps et sur la vie qu'on menait autour d'elle, ne connaît, elle aussi, que les cabinets — mot qui, à cette époque, semblait d'une sonorité moins déplaisante et ne prêtait pas, comme de nos jours, à l'amphibologie^. — Par Tallemant 1. Voir les Mémoires du duc de Luynes, tome VI, page 163, etc. 2. II faut avouer que ce mot employé au pluriel, sonne singulièrement à notre oreille; quand nous trouvons dans Saint-Simon des phrases comme celle-ci : a II me fit pénétrer par les cabi- nets», ou chez Dangeau: a le roi la reçut dans les cabinets», ou encore dans les Mémoires l'art dans la maison. 413 des Réaux, nous savons que l'hôtel de Rambouillet, s'il était abondamment fourni en cabinets^ se trouvait par contre dé- pourvu de boudoirs. C'était dans un cabinet^ tout parfumé par les jasmins du voisinage, que l'on causait le soir, chez de Lafayette. Les cabinets avaient alors succédé aux ruelles^ les boudoirs devaient succéder aux cabinets, mais d'une façon incomplète, car la pièce, se dédoublant en quelque sorte, donna naissance à la fois au salon et au boudoir. Ce dernier, il faut bien le reconnaître, ne jouit pas, dès le principe, d'une fort bonne réputation; il faut entendre avec quel gonflement de voix les poètes en parlent : Ces temples fastueux qu'on nomme des boudoirs... Au dedans, on respire une molle richesse; Glaces, tableaux, sofas, tout parle de tendresse Tout peint la volupté, tout invite au plaisir... ^ Les prosateurs ne sont guère plus tendres. Marmontel ne s'est point privé de faire indirectement de cette élégante retraite, une critique acerbe et même insolente. Le fils Crébillon a osé y installer son fameux sopha. de Genlis, à maintes reprises, se montre tout aussi sévère pour ce discret asile, et s'étonne même d'entendre « les femmes appeler leur cabinet un boudoir, car ce mot bizarre, nous dit-elle, n'était employé jadis que par les courtisanes » Il faut bien reconnaître que certains de ces lointains boudoirs, du duc de Luynes; a M™® la princesse de Conty a soupé une fois dans les cabinets», notre esprit dérouté juge l'expression inconvenante. De même, quand Alceste cherche .... un endroit écarté il faut se hâter d'ajouter ; où d'être homme d'honneur, on ait la liberté, tant il est vrai que les mots changent de valeurs avec le temps, et se transforment au point de perdre leur signification première. 1. Voir Mercier, tome VII, page 53. — Gentil Bernard, moins sévère, mais non moins poète, avait écrit sur la porte du sien : Habitons ce petit espace. Assez grand pour tous nos souhaits Le bonheur tient si peu de place, Et ce dieu n'en change jamais. Voir au reste Bachaumont [Mévioires secrets), tome IV, page 133. 2. Ttictionnaire des Etiquettes de la Cour, tome I, page 210. 414 l'art dans la maison. dont la description est parvenue jusqu'à nous, ne laissent pas que de justifier ces répugnances. Le boudoir de Chantilly, par exemple, où l'on voyait représentées les amours peu voilées de Louis XV et M""® de Pompadour, sous les figures ' Fig. 230. Petit boudoir de M™® de Pompadour, tel qu'il avait été restitué " par M. L. Double. it : lí • . de singes et de guenons; le boudoir de Bagatelle', décoré de peintures voluptueuses par Greuze, Fragonard, Lagrenée et tapissé de glaces si ingénieusement disposées, que les femmes f . dont la profession ne consistait pas à poser dans les ateliers n'auraient point osé y pénétrer, si elles avaient pu deviner de quelles indiscrétions ces glaces étaient capables ; le boudoir du Palais-Royal^ orné de représentations mobiles et infâmes, 1. Voir sa description dans Bachaumont, tome XV, page 188. 2. II n'y avait pas, au Palais-Royal, queies boudoirs qui se prêtassent à des représen- ' tations lascives. Tous les panneaux de la chambre à coucher du Régent, étaient en glaces, et cette chambre communiquait par une galerie et un petit escalier avec la rue de Richelieu (Mémoires de M™® de Genlis, page 118.) l'art dans la maison. 415 d'autres encore de même acabit ont beaucoup contribué au discrédit particulier dont ont joui et dont jouissent encore les boudoirs. Disons vite, cependant, que celui de de Pompa- dour et le boudoir de Duthé que M. Léopold Double était parvenu à restituer, plus ou moins intégralement, dans son hôtel, et qui, depuis sa mort, se sont évanouis sous le marteau du com- missaire-priseur, étaient loin d'être conçus dans un goût aussi contestable. Le premier, décoré de panneaux en bois sculptés et réchampis gris et or, ne révélait guère le nom de la divinité fameuse pour laquelle il avait été exécuté, que par un petit pla- fond représentant l'apothéose de la toute puissante marquise, œuvre charmante de Boucher, qui ornait jadis le boudoir de Brimborion. L'autre, celui de la Duthé, était entièrement cou- vert de peintures de Van Spaendonck le célèbre miniaturiste. Qu'on imagine une douzaine de panneaux gris blancs, sur lesquels l'artiste avait agréablement disposé, au milieu de guir- landes de roses et de myosotis, des torches enflammées, des flèches discrètement entrelacées, des carquois et des arcs, des papillons butinant les fleurs, et des colombes échappées des grands myrtes de Louveciennes : telle était la décoration de cette exquise bonbonnière, qui se terminait, au fond, par une alcôve toute tapissée non plus d'oiseaux ni de fleurs, mais de glaces chargées de répéter, en les multipliant, et les traits et les charmes de la maîtresse du logis. Le boudoir de M"® Adeline, dont Ch. KrafFt nous a conservé l'image, était dans un autre style, mais, avec un goût moins heu- reux, tout aussi réservé. Enfln^ un autre boudoir non moins galant et fort convenable également, c'est celui dont la comtesse de Bradi nous donne la description suivante : ce II était entièrement en glaces, sur lesquelles étaient peintes des touffes de lilas et de roses, une peluche de soie, fabriquée exprès à Lyon, et imitant l'herbe émaillée de fleurs, en recouvrait les larges divans et le plancher, tandis que des gazes bleues et blanches irrégulièrement drapées, et formant un plafond transparent ne laissaient pénétrer qu'une lumière semblable à celle de la lune pendant une nuit vaporeuse d'été ». 4I6 l'art dans la maison. Nous avons cru devoir donner la description de ce dernier boudoir parce que c'est le seul, à notre connaissance, qui ait été éclairé par un jour d'en haut. Quoique ce mode d'éclairage, plus discret, et qui dé- robe entièrement à la curiosité du voisinage les événements qui s'accomplissent à l'in- térieur du logis, ait été souvent employé par nos ancêtres, surtout pour ce qu'ils appe- laient leurs « petites maisons » , on n'en trouve presque point d'application dans l'a- gencement des bou- doirs. Peut-être les mondaines d'alors sa- vaient-elles que le jour venant d'en haut, en accentuant les traits, donne à la figure une dureté peu compatible avec la destination de ce lieu tout affable. Du reste, aujour- d'hui, un pareil éclai- rage serait hors de sai- son. Comme le mon- Fig. .3.- Panneau peint par Van Spaendonck, aCCOm- (boudoir de la Duthe}. ^ pagnant ce chapitre, le boudoir est devenu de nos jours une sorte de petit salon. Les grâces voluptueuses ont déserté ce sanctuaire. Elles se sont enfuies pour faire place à des divinités plus raisonnables. Toutefois, le nom pèse encore sur la réputation du lieu. Le bou- l'art dans la maison. 417 doir n'a pu, en dépit de sa destination contemporaine, secouer tout à fait le poids de ses origines douteuses. Aucune idée morale ne trouve accès dans ces sept lettres. L'image d'une femme vertueuse, distinguée, réservée ne s'associe que difficilement avec les pensées toujours un peu troublantes qu'évoque le mot boudoir. On dira de cette femme que sa maison est chaste, on le dira de son lit. Il serait pro- fondément ridicule de parler de son chaste boudoir. Malgré cela, réduit à son rôle nouveau, le boudoir a sa place mar- quée dans notre appartement mo- déle. Il jouera par rapport au petit salon, le rôle que ce dernier remplit à l'égard du grand salon. Il sera, pour la femme, l'équivalent de ce que, pour l'homme, est le cabinet de travail. C'est là que la maîtresse de maison pourra venir chercher le recueillement, et aux jours d'en- nuis, de migraine, de contrariété, de chagrin, de bouderie, se rendre inaccessible aux profanes. C'est là Fig. 232. Petite pendule en marbre blanc qu'elle s'enfermera pour écrire, pour et bronze doré. recevoir une intime amie, pour écouter ces confidences souvent pénibles qui réclament une solitude à deux, pour achever le roman qu'elle veut lire en cachette. En cas de réclusion volontaire, de maladie un peu longue, le boudoir peut encore rendre d'importants et précieux services. Ses proportions, en tout cas, devront être réduites. C'est son caractère et son devoir d'être petit. Il devra, de plus, affecter un plan légèrement allongé, de façon à ce que la pièce étant éclairée par son côté le moins large, l'autre extrémité se trouve assez éloignée du jour, pour demeurer dans une pénombre dis- crête. Cette pénombre devra être augmentée par le jeu des 53 4I8 l'art dans la maison. rideaux et des stores de guipures se combinant de façon à ne laisser passer qu'une lumière mystérieuse. J'aime un boudoir étroit qu'un petit jour éclaire dit Demoustier, et l'on sait si l'auteur des Lettres à Emilie était compétent en ces fragiles matières. Les accès, en outre, devront être rares. Une seule fenêtre et une seule porte, afin que jamais le boudoir ne puisse devenir un passage, ni même qu'il laisse penser qu'il le pourrait devenir. Dans une pièce si petite où tout est à la portée de l'œil et de la main, rien ne doit être négligé ni livré à l'abandon, tout doit être fini, parfait, parachevé. Donc, si l'on suspend des aquarelles ou des tableaux aux murs, ne tolérez point d'ébauches, ni d'es- quisses, point d'œuvres non plus qui soient largement traitées, et qui demandent un recul trop grand pour être sainement appréciées ; mais des miniatures délicates, des morceaux serrés, poussés, auxquels on puisse encore s'intéresser, en les ayant à un pied du visage. Pareillement, comme bronzes, pas de grands sujets, pas d'où- vrages sérieux ; mais des petits chefs-d'œuvre de fine ciselure, des statuettes délicates et frêles, des figurines de Clodion, des réductions de Falconnet, des japonneries ou des chinoiseries; peu ou point de faïences, des porcelaines à profusion ; en un mot rien qui sente le style ; mais tout ce qui respire le soin, l'élégance, la délicatesse et l'abandon. Pour les étoffes égale- ment, point de grands ramages, point de sujets surtout; des petits dessins, des fines rayures, des petits bouquets, des fleurs isolées. Comme tissus, pas de laines; uniquement de la soie et de la soie brochée, moirée, satinée, brillante, chatoyante, papillotante, s'encadrant dans un bois laqué, réchampi de teintes claires, ou dans une armature dorée. Pas de sièges vastes et pas de gros meubles. Tout y doit être mignon, coquet, délicat, fragile. Des girandoles de cristal, portant des bougies teintées, une coquette pendule en marbre ou en biscuit, des brûle-parfums, et, comme meubles importants, un cabinet finement incrusté, quelque gracieux bonheurs-du-jour. l'art dans la maison. 419 enrichi de bronzes, d'émaux, ou de porcelaine, comme le fameux secrétaire de Marie-Antoinette. Tel est le boudoir contemporain, ou du moins tel, à notre humble avis, il doit être. Pour en terminer avec cette rapide esquisse, relevons une particularité intéressante. Le boudoir est une création essentiel- lement française, restée absolument française, et dont l'équi- valent n'existe pas à l'étranger. L'habitation anglaise présente, elle aussi, cette particularité de nous montrer une pièce, qui, hors de ce pays, est également inconnue. Cette pièce, c'est la nursery. Quoique l'art soit généralement banni de cet apparte- ment spécial, dont le nom ne prête au reste à aucune équivo- que, si un troc était possible, on devine de quel côté seraient nos préférences et les vôtres aussi, j'aime à le croire, cher lecteur. ^.^Tbt/ssA/jvr: Fig. 233. Chaise longue pour boudoir, exécutée par M. Fourdinois. 420 l'art dans la maison. Fig. 23/^. Miroir de toilette en argent repoussé, exécuté par MM. Bapst et Falize. iii. le cabinet de toilette « Le rôle d'une jolie femme, écrit Montesquieu, est beaucoup plus grave qu'on ne pense. Il n'y a rien de plus sérieux que ce qui se passé le matin à sa toilette. Un général d'armée n'emploie pas plus d'attention à placer sa droite ou son corps de réserve, qu'elle n'en met à poster une mouche, dont elle espère ou prévoit le succès ». Depuis que l'auteur de VEsprit des lois a tracé cette phrase moqueuse, les mouches assassines ont disparu de l'attirail féminin, mais la toilette d'une jolie femme n'a rien perdu de son importance et de sa gravité, elle est demeurée un acte de conséquence. Ce qu'elle fut toujours au reste ; car il nous faut bien reconnaître que la pensée de Montesquieu, quoiqu'elle revête une forme badine, est au fond des plus sérieuses. Croit- on, en effet que si, à toutes les époques du monde, la toilette de la femme n'avait point été considérée, comme un fait d'une l'art dans la maison. 421 importance particulière, d'une gravité spéciale, l'histoire aurait pris la peine d'inscrire, avec une aussi minutieuse attention, les différentes transformations, par lesquelles est passé un acte en apparence aussi frivole ? Aurait-elle pris soin, cette sévère histoire, de nous faire con- naître les cinq cents ânesses qui suivaient partout l'impératrice Poppée pour fournir aux besoins de son bain journalier? Nous aurait-elle révélé l'art exquis avec lequel Cléopâtre rehaussait l'éclat et le pouvoir de ses charmes ? Aurait-elle pris la peine d'enregistrer les trois cents coiffures différentes, dont la femme de Marc-Aurèle fit parade en dix-neuf années ? Aurait-elle autant insisté sur le rôle vengeur, que joua la fameuse toilette de la pudique Esther ; et poussé l'indiscrétion jusqu'à nous faire savoir que Jézabel, qui fut mangée par des chiens, avait la fâ- cheuse habitude de mettre du fard ? Ajoutez que les historiens ne sont point seuls à s'occuper d'événements de cette sorte. Il est, dans l'antiquité, peu d'écri- vains, moins encore de poètes, qui n'aient considéré ces délicates matières comme très dignes de leur attention. Il faut voir, avec quel sérieux et quelle conviction. Philostrate et Œlianus nous Fig. 235. Cabinet de toilette au siècle dernier, d'après un dessin de Delafosse. 422 l'art dans la maison. affirment que la légendaire Atalante avait les cheveux « natu- rellement » blonds, sans le secours d'aucun artifice féminin, d'aucune drogue, ni d'aucune teinture — « Non cura quadam muliebri, sive tinctura et medicina. » Il faut entendre Plaute, Tibulle, Properce, Martial raisonner sur la toilette et sur les modes, Ovide donner des formules de cosmétiques, et Pline l'Ancien, une recette pour faire paraître plus grands les sourcils. Comment être surpris, après cela, de ce déploiement extraor- dinaire de personnel que réclamait la toilette d'une grande dame romaine. Vingt esclaves n'avaient alors d'autre occupation que d'amener à sa perfection, la beauté de leur maîtresse, et de la faire briller de tout son éclat. Ciseaux, rasoirs, grattoirs, strigiles, poinçons étaient mis en œuvre. Vingt brosses pour les dents, les ongles, les sourcils, les cheveux ; des peignes de toutes sortes ; des savons gaulois, des pâtes, des crèmes, des essences, des parfums de toutes espèces, des extraits de senteur; des pierres ponces oléagi- neuses pour polir le cou, les bras, les épaules; des fards rouges, blancs et bleus pour simuler les veines ; des pommades astrein- gentes ou adoucissantes, des pâtes épilatoires; des fausses nattes, des perruques et de la poudre d'or pour poudrer les cheveux ; des fausses dents et des globes rembourrés, dont l'usage se devine, tel était l'arsenal habituel d'une beauté romaine prenant quelque soin de ses attraits. On peut juger, par cette simple énumération, si l'antiquité classique ne doit pas avec raison, être regardée comme l'âge d'or de la toilette féminine. Nous avons revu au siècle dernier, il est vrai, ce grand acte reprendre, dans la vie des femmes de la haute société, une importance presque aussi considérable et une solennité peut-être plus imposante encore. La toilette fut alors considérée comme une chose si capitale, qu'à Versailles, le cabinet de toilette était la seule pièce de tout l'appartement de la reine qui fut « accom- modé à la moderne » '. Mais entre ces deux apothéoses de la toilette, quelle nuit obscure que celle de tout ce Moyen Age et de cette Renaissance, I. De Luynes, Mémoires, tome VII, page 89. l'art dans la maison. qui nous paraît si brillante, si resplendissante, et dont cependant la toilette intime et, disons le mot, la propreté fut si sujette à caution. Franchement, nous avons peine à ne pas croire à une mystification, quand nous lisons dans un livre de bon ton et d'excellent conseil, comme les Lois de la galanterie française^ des phrases dans le goût de celle-ci : « Pour parler première- ment de ce qui concerne la personne, l'on peut aller quelquefois chez les baigneurs, pour avoir le corps net, et tous les jours l'on prendra la peine de se laver les mains avec le pain d'amande : il faut aussi se laver le presque aussi souvent ». Voilà les recommandations que l'on croyait utile de faire, en l'an de grâce 1644, aux plus jolies femmes de ce temps, aux gens du bel air, aux personnages du meilleur monde, et, ce qui est triste à dire, c'est qu'elles n'étaient point superflues. Les bains étaient alors exclusivement affectés aux valétudinaires, et, pour les autres, soins de propreté, ils étaient tenus en estime très modérée. Aujourd'hui, heureusement, les choses ont pris une autre allure. Nous avons fait retour à de plus saines pratiques. Si quelque vaillant roi, comme le grand Henri IV, d'amoureuse mémoire, oubliait, soixante ans durant, de se rincer la bouche et conservait, encore au déclin de sa vie, le parfum de la gousse d'ail, dont, au jour de sa naissance, la main de son aïeul frotta ses lèvres rosées, il est probable qu'il ne rencontrerait plus guère de Gabrielle pour l'aimer et le servir. Si quelque poten- tat, à l'instar de Louis XIV, se contentait à son réveil de se curer les ongles, et de se faire enlever, avec un peu d'alcool, la chassie qui agglutine ses paupières, il exciterait, ce nous semble, un invincible dégoût. Enfin, si quelque princesse soignait aussi peu ses mains que Marguerite de Valois, laquelle avouait à ses familiers ne les avoir pas décrassées depuis huit jours, il est douteux que le baise-main soit regardé comme une faveur insigne. Sans être aussi minutieux que les antiques Romaines, sans même apporter aux soins de notre personne, autant d'apparat qu'au siècle dernier, on peut dire que, grâce aux ablutions qui 424 l'art dans la maison. sont rentrées dans nos mœurs et y ont pris une large place, notre temps ne le cède à aucun autre en soins et en propreté. Notre appartement modèle ne manquera donc pas d'avoir au moins un cabinet de toilette ; et comme l'usage n'est plus de s'habiller en public, d'admettre, à l'instar de M™® de Sévigné, Fig. 236 et 237. Pot à eau et cuvette en argent repoussé, exécutés par MM. Bapst et Falize. «un Provençal, un Breton, un Bourguignon à sa toilette », ni de se faire friser devant un doge de Gênes, ainsi que le faisait la Dauphine, au dire de Dangeau'; comme, à cette gênante pro- miscuité, ont succédé un mystère plus honnête et une retenue de meilleur aloi, nous placerons un de ces indispensables réduits, auprès de chacune de nos chambres. La présence de cette pièce complémentaire, tout à côté de celle où l'on passe la I. Dangeau, tome i, page 177, l'art dans la maison. nuit, est d'autant plus indiquée, que nous avons banni de cette dernière pièce, on s'en souvient, tout ce qui pouvait rappeler les ablutions et les soins délicats, dont il est malséant de faire étalage. Pour ces mêmes raisons, notre cabinet de toilette sera inaccessible. La porte en sera close. Personne n'y pourra pénétrer, si ce n'est ceux que Fig. 238. Boîte à brosses en argent, leur service ou nos besoins exécutée par Germain. y appellent. « Ne me montrez pas la cuisine ! » s'écriait un gourmet de l'autre siècle. Ne laissez jamais voir votre ca- binet de toilette, dirons-nous à une jolie femme. Si déjà il indiscrétion Fig. 239. Boîte à brosses en y a quelque à argent, exécutée par MM. Bapst et Falize. questionner du regard le pré- deux arsenal, qui vous sert à paraître plus belle, votre mo- destie, votre pudeur doivent autrement s'offenser de tout Fig. 240. Boîte à savon en argent. coup d'œil donné à un attirail, dont les rapports avec votre personne sont trop intimes, pour ne pas devoir demeurer secret. Ecoutez plutôt le con- sell du Chantre des Amours : « Laissez-moi croire que vous dormez encore, lorsque déjà Fig. 241. Boîte à poudre de riz, en argent, vous travaillez à votre toi- exécutée par MM. Bapst et Falize. lette, s'écrie le galant Ovide. Vous paraîtrez plus brillante lorsque vous y aurez mis la dernière main. Pourquoi me faire connaître la cause à laquelle vous devez la blancheur de votre teint ? Que votre porte demeure fermée, il est une foule de choses que l'homme n'a pas besoin 54 426 l'art dans la maison. de connaître ; tous ces préparatifs nous blessent si vous ne les dérobez à nos yeux»'. A notre avis, il est impossible de mieux dire aussi, sur ce chapitre, M"'® de Genlis est-elle ; d'accord avec Ovide, et Balzac avec de Genlis 2. Mais l'inaccessibilité de cette retraite n'est pas une raison de négliger au son installation et d'abandonner sa décoration hasard. Tout d'abord, la prudence nous dicte quelques mesures préventives. Elle réclame, dans notre cabinet de toilette, une température élevée. Il faut que nous puissions, au sortir de notre lit, y pénétrer sans craindre de nous refroidir. Il est indis- pensable, qu'à toute heure du jour et même de la nuit, rentrant de promenade, ou revenant du théâtre ou du bal, nous puissions nous y dépouiller de nos vête- ments, sans avoir à redouter un rhume ou une fluxion de poitrine. Il est, en outre, nécessaire que, lorsque, été ou hiver, nous procédons à des ablutions froides, la chaleur de l'air am- biant aide à la réaction qui doit suivre immé- diatement ces soins hygiéniques. L'exposition de notre cabinet de toilette se Fig. 242. trouve donc tout indiquée par cette nécessité Flambeau de toilette • tt i • r n i -j- premiere. Il prendra jour au midi. Une che- en argent massif, exécuté par minée, disposée au milieu de la pièce, et L r 5 goarnie MM. Bapst etFalize. 5 de grilles préservatrices, empêchant que le feu puisse se communiquer à nos vêtements, puis des bouches de chaleur ouvrant près de la croisée, nous permettront d'y maintenir, en toute saison, une température suffisamment élevée. Ces précautions sont d'autant plus indispensables, que nos ouvertures doivent être grandes. Il importe, en effet, que le jour pénètre d'une façon abondante, et que toutes les parties de notre cabinet se trouvent largement éclairées. De même, le soir, nous ne nous contenterons pas d'un foyer lumineux uni- que ; les ombres lourdes, opaques, qui en résulteraient, nous empêcheraient de nous considérer sous tous nos aspects, et 1. Ovide, Les Cosmétiques. 2. Voir les Etiquettes de la Cour et la Physiologie du Mariage. l'art dans la maison. 427 pourraient dissimuler à nos yeux quelques détails négligés ou quelque incorrection fâcheuse dans notre mise. Des girandoles devront donc être disposées sur trois, au moins, des parois de la pièce, et surtout dans le voisinage des glaces, de façon à ce que la lumière, abondamment reflétée, inonde tout notre cabinet de ses clartés diffuses. Les glaces, devront pareillement être nombreuses et disposées Fig. 243. Baignoire en argent massif, dessinée par de Lafosse. de manière à ce qu'on puisse s'apercevoir de divers côtés. L'ar- moire à glace, que nous avons admise dans notre chambre à coucher, trouvera également ici sa place, surtout si elle est à trois battants permettant de se voir de dos et de trois quarts. Un épais tapis devra garnir le sol afin d'amortir les pas des femmes de chambre, et qu'il soit loisible de poser à terre son pied déchaussé. Devant la toilette, toutefois, une grande marche de marbre, ou à défaut de marbre uñe toile cirée, ou encore une épaisse fourrure permettra de donner aux ablutions, toute l'étendue qu'elles comportent, sans crainte de tacher ou de 428 l'art dans la maison. pourrir le tapis. Sur la toilette de marbre blanc, pourront pren- dre place les pièces variées d'une garniture plus ou moins belle, plus ou moins précieuse, plus ou moins riche. La porcelaine ou l'argenterie pourront y faire alterner leurs reluisances, et y étaler leurs formes élégantes et souples. Cuvette, pot à eau, fia- cons pour les essences ; boîtes à parfums, à poudre de riz, à savons et à brosses ; bols variés pour loger les éponges, sont autant de pièces indispensables, qui peuvent devenir des orne- ments du plus haut prix. Sur un coin de la toilette, des écrins en velours, des cassettes en cristal, un nécessaire en écaille pourront renfermer l'attirail de ciseaux, de pinces et de brossettes ; et un coussin de satin ponceau, ou un petit tapis brodé de couleur vive, recevra des brosses, peignes et miroirs de main montés en ivoire. Ce sera là, du reste, la seule note chaude, la seule coloration éclatante fournie par tout le mobilier. Tentures et meubles, en effet, devront être, autant que possible, conçus dans des tonalités neutres et grises, afin de laisser à la parure et à l'ajustement tout son éclat naturel h Souvenez-vous, en effet, de ce que nous avons dit jadis de l'action que les couleurs avoisinantes produisent sur le teint et sur le vêtement soit parle contraste, soit par le refiet. Ne risquez donc pas d'obéir à un besoin naturel d'harmonie, qui vous pous- serait à mettre d'accord votre figure et votre ajustement, avec un entourage dont le caractère serait trop accentué, et de les faire discorder avec tout autre milieu, conçu dans un esprit différent et dans des colorations contraires. D'ailleurs, cette réserve dans la coloration n'entraîne pas la pauvreté dans la décoration et dans le style. Votre cabinet pourra revêtir une somptuosité d'autant plus grande, que personne ne devant y être admis, personne ne pourra se choquer d'un luxe qui pour- rait sembler outré et déplaisant. Ainsi, sans pousser les choses à Texcès, sans aller jusqu'à la La tenture murale être formée par une natte. — Ce genre de tenture très ancien I. pourra chez nous, puisqu'il précéda l'emploi des tapisseries (voir Tallemant, tome iii, page 314), a cet avantage de ne pas craindre la buée, et de résister.parfaitement à l'humidité. l'art dans la maison. 429 somptuosité débordante d'une Pompadour, dont le cabinet était tapissé de laques anciens de la plus rare qualité, sans avoir une garniture de toilette aussi richement travaillée que celle de la Dauphine, garniture que la beauté seule du travail sauva de la destruction, ou encore une toilette d'or massif comme celle dont Mme Dubarry tirait vanité, vous pouvez donner libre cours à vos fantaisies les plus coûteuses'. Avec la fin du siècle dernier, les bains trop longtemps négligés, redevinrent à la mode. Les seigneurs et les dames du grand monde qui, sous la Régence et le règne de Louis XV, ne possé- daient point de salle de bains dans leurs hôtels, mais allaient chez le fameux Poitevin % furent alors pris de l'ostentation des baignoires. On commença de donner audience au bain. L'abbé de Vermond, ancien précepteur de Marie-Antoinette, recevait les ministres et les évèques, étant dans son bain^. ce Je me baignais beaucoup à Rome, écrit de son côté M"'® de Genlis, et aussitôt que j'étais dans le bain, on avertissait le cardinal, qui venait avec son neveu causer trois quarts d'heure avec moi ». On sait que Marat reçut de la sorte Charlotte Corday, et s'en trouva mal. Nous suivrons donc cet usage, dans ce qu'il a de bon. Non pas pour y donner audience, mais par hygiène, nous aurons un cabinet assez vaste pour qu'il puisse contenir une baignoire, et servir au besoin de salle de bain ; assez long pour y installer, s'il nous plait, un appareil à douches ; enfin assez large pour recevoir un sopha et devenir au besoin un lieu de repos. Théoriquement, nous ne limitons pas son étendue, non plus que la quantité et la forme des meubles, dont il vous plaira de le garnir. Bien mieux, nous vous recommanderons, chère lectrice, d'y placer une horloge, ou un cartel, horloge ou cartel sonnant les quarts et les sonnant fortement, de façon à ne pas vous permettre d'oublier, que tous vos admirateurs attendent avec impatience que vous ayez achevé votre toilette, et que vous redeveniez visible pour eux. 1. Mercier, tome VI, page 89. 2. (Mémoires de de Genlis, page 126. 3. (Mémoires de Campan, page 67. 430 l'art dans la maison. iv. le cabinet de travail Si le boudoir est, par excellence, le sanctuaire de la maîtresse de maison, le cabinet de travail est le sanctuaire du maître du logis, — mais un sanctuaire considéré à un point de vue plus élevé, pris dans une acception plus haute, avec une significa- tion plus noble, et surtout avec une destination moins futile. Puisque sanctuaire il est, il faut qu'il soit approprié, façonné aux exigences particulières de celui qui en fait son séjour habi- tuel. Suivant l'âge, le caractère, les aptitudes, la profession, son caractère doit varier, son aspect doit se transformer. On devra y lire clairement quelles sont nos idées dominantes, quels sont nos travaux préférés. 11 lui faut, en un mot, porter du haut en bas l'empreinte de nos goûts et la livrée de notre personne. Il est clair, en effet, que le cabinet d'un jeune homme ne saurait logiquement ressembler à celui d'un vieillard. Il est clair égale- ment que le cabinet d'un homme d'affaires doit avoir une autre physionomie que celui d'un homme de lettres ; et que celui d'un architecte ou d'un homme politique ne doit pas pouvoir être confondu avec le cabinet d'un homme du monde. Mais lieu d'étude, de travail, d'entretiens ou même de repos, notre cabinet conservera toujours une mine un peu sévère. Il affectera une tenue grave, sérieuse, réservée. Il prendra l'aspect d'une pièce retirée, où le recueillement est de mise et non point le plaisir. Qu'on n'aille pas conclure de là, toutefois, que l'ennui visqueux doit suinter le long des murs. Qui dit grave, ne dit pas 431 déplaisant, qui dit recueilli, ne dit pas morose. Bien loin de là, il importe, au contraire, qu'en dépit de son apparente austérité, ce soit un lieu aimable où l'on aime à s'enfermer, à méditer, à réfléchir; que ce soit, pour nous, une sorte de refuge intime, un port béni, où il nous soit permis de rentrer en possession de nous-mème, et où nous puissions répéter avec le bon abbé de Lattaignant : J'aime beaucoup mon cabinet. Je passe en ce réduit secret Plus de la moitié de ma vie... Faisons donc à cette retraite aimée une toilette aussi soignée que possible, aussi magnifique même que bon nous semblera. Prodiguons-lui, s'il nous convient, les tableaux, les statuettes, les armes, les faïences et les émaux. Que toutes ces richesses soient disposées dans un bel ordre, ou dispersées dans ce beau désordre qui est comme l'accompagnement naturel, comme le cadre obligé de toute création, de tout enfantement. Refuser à ces belles choses, la porte de notre cabinet, ce serait, en effet, méconnaître l'influence heureuse que l'art exerce sur notre imagination et sur nos sens ; ce serait nier que la contemplation de ses belles œuvres réjouit les yeux, élève l'esprit et annoblit nos pensées. Prodiguons donc ces trésors, mais préférons tou- jours la qualité à la quantité. N'oublions jamais qu'un seul chef-d'œuvre vaut mieux que cent morceaux contestables, et que si l'on juge de notre fortune par le nombre, c'est par le choix qu'on juge de notre goût. En outre, alors même que la magnificence serait poussée jusqu'à ses dernières limites, bannissons sévèrement tout ce qui est voyant, éclatant, brillant, clinquant, papillotant. Il faut, en effet, que l'œil distrait devine ces beaux objets plutôt qu'il 432 l'art dans la maison. n'en soit obsédé. Il faut qu'il les cherche, et non pas qu'ils s'imposent. Ils ne doivent jamais détourner la pensée de son cours. Il ne faut pas qu'ils la puissent ramener dans le lieu d'où elle s'est envolée, qu'ils la contraignent à tourner dans un cercle restreint, et la claquemurent entre les cloisons qui nous enveloppent. Toutes ces richesses doivent uniquement constituer un pre- mier plan, superbe si l'on veut, mais discret, dont l'imagina- tion peut sortir sans trop de peine, et, en aucun cas, une bar- rière qui l'empêcherait d'aller vagabonder dans 1' « au-delà », et rappellerait, sans cesse, notre attention dans un milieu de réa- lités trop pressantes. Cette sage subordination qui donnera à chaque objet sa juste valeur, et mettra à son plan chaque pièce décorative de notre cabinet, nous pouvons l'obtenir, par un choix judicieux des ouvrages d'art formant notre entourage direct, mais elle résul- tera surtout d'une heureuse distribution de la lumière. Pour bien faire comprendre le parti que nous pouvons tirer de son utile concours, supposons un instant qu'il fasse nuit. Vous voulez vous rendre dans votre cabinet pour lire, écrire, travailler, réfléchir, — il n'importe. — A quel genre d'éclairage aurez-vous recours ? — Vous prendrez une lampe ; fort bien. Mais la munirez-vous d'un de ces verres dépolis en forme de tulipe qui projettent la lumière au plafond ? — Non pas, assu- rément. — La garnirez-vous d'un de ces globes laiteux qui répandent partout une lumière égale et diffuse ? — Non pas encore. Vous choisirez un abat-jour qui concentre la lumière sur votre table, sur les livres, les cahiers, les estampes, les papiers dispersés, et qui laisse tout le reste de la pièce dans une obscurité relative. — Eh bien! pourquoi, en plein jour, ne ferions-nous pas de même? Pourquoi ne pas combiner l'armature et la disposition de nos rideaux, de façon à ce qu'un rayon intense de lumière vienne tomber sur notre table, alors que tout le reste de la pièce baignera dans une pénombre chaude et vibrante, com- muniquant à tous les objets qui nous entourent, une cer- l'art dans la maison. 433 taine indécision ? Notez que ce résultat est aisé à obtenir. Quatre-vingt-dix fois sur cent, fenêtres et rideaux, tels que les tapissiers les agencent couramment de nos jours, sont com- binés de telle sorte, que l'intensité lumineuse tombe juste au milieu de notre pièce. Accentuons encore cette disposition, en rétrécissant la prise de jour, en la condensant, si je puis dire ainsi, par l'emploi de rideaux sombres, lourds, épais, opaques. Fig. 244. Table de travail, style Louis XV (Mobilier national). et installons notre table de travail juste au milieu de ce rayon lumineux. Ce faisant, nous approcherons d'autant plus de la solution de notre petit problème, que si notre cabinet, comme cela, du reste, est indispensable, se trouve être un tant soit peu vaste, nous nous trouverons, à peu près à égale distance des tableaux et des objets d'art garnissant les diverses parois de la pièce, position excellente pour qu'aucun d'eux ne vienne, par une prédominance indiscrète', s'imposer à notre attention. Notre table bien posée en belle lumière, il s'agit maintenant de voir quelle place notre siège doit occuper. Une précaution à prendre, c'est que le jour nous vienne autant que possible de gauche à droite. De cette façon, notre main ne nous cachera pas la page blanche sur laquelle court notre plume ; en outre, la 55 434 l'art dans la maison. position de notre corps en biais, avec l'épaule gauche légère- ment saillante, fera que nos yeux se porteront naturellement sur notre papier, et ne recevront que très indirectement le rayon lumineux parti de la fenêtre. Une position encore préférable, en été surtout, c'est, lorsque le cabinet comporte deux fenêtres, de poser la table en travers, de façon à ce que le fauteuil soit tourné le dos au jour, et placé au milieu du trumeau. On comprend tout de suite quel parti un homme politique ou un homme d'affaires peut tirer de cette dis- position. Les autres sièges, mis en pleine lumière et bien en face du jour, reçoivent les visiteurs, et la clarté, en tombant d'aplomb sur leur visage, nous permet de saisir les moindres impressions que reflètent leurs traits. Vous y lirez la surprise, l'étonnement, la joie, l'ennui, le dépit, le plaisir ou la peine, alors que, placée à contre-jour, dans une ombre protectrice, votre figure échappera à toutes les indiscrètes investigations. Ici se pose une question : Quelle forme doit avoir notre table de travail? Doit-elle être droite et plane, ou, au contraire, devons-nous préférer un bureau ? En principe, nos préférences sont acquises à la table droite. On trouve, en elle, quelque chose de franc, de sincère, de loyal, qui prévient en sa faveur. Le bureau, au contraire, défendu sur trois de ses faces par une sorte de rempart, et le bureau à cylindre sur- tout, qui se ferme au départ du maître et enveloppe dans son armature tous les papiers qu'il porte, témoignent d'une certaine méfiance, attestent une crainte des indiscrétions, une suspicion des visiteurs qui nous semblent d'un fâcheux augure. Mais s'il est permis à l'homme de lettres, dont les écrits aspirent au grand jour, de braver les regards indiscrets, il n'en est pas de même pour l'homme politique, pour le diplomate, ou l'homme d'affaires, appelés à connaître de secrets qui sont ceux de l'Etat, ou à fouiller des dossiers qui recèlent parfois l'hon- neur d'une famille. Pour ceux-là, le bureau méfiant est pres- qu'une nécessité, et son choix un devoir. Pour tous, en outre, il offre ce grand avantage de préserver nos papiers, de la fureur de rangement de nos subalternes. Combien de serviteurs, épris de l'art dans la maison. 435 régularité, et faisant passer les nécessités de travail de leurs maîtres, après leur besoin d'épousseter et de ranger, boulever- sent, sous prétexte d'y mettre de l'ordre, toutes les lettres, documents, écrits, etc., abandonnés sur une table ouverte. Pour les autres meubles, nous les laisserons au choix de chacun, et comme forme et comme genre. Nous avons dit que le cabinet devait porter l'empreinte du goût de celui qui l'habite ; laissons donc ce goût se manifester en toute liberté. Nous nous bornerons à recommander le plus d'unité possible entre les divers membres de ce mobilier. Quelque liberté d'allure qu'on affecte, il est toujours bon de faire preuve d'une certaine suite dans les idées. Enfin, le même besoin de recueillement qui nous a fait disposer l'éclairage de notre pièce, doit nous faire recher- cher également le silence et la tranquillité. Nous éviterons donc, autant que possible, tout malencontreux voisinage, qui tendrait à nous distraire ou à nous déranger. Ce sont là, d'ailleurs, des convenances qui s'imposent également à notre Fig. 245, Bureau à cylindre, époque Louis XV (Mobilier national). 436 l'art dans la maison. chambre à coucher, et, comme l'orientation de notre cabinet doit être choisie au levant, rien ne s'oppose à ce que notre cabinet et notre chambre se trouvent situés l'un à côté de l'autre. Les avantages de ce voisinage sont même considérables dans la pratique. Pouvoir passer de son cabinet dans sa chambre, et de sa chambre dans son cabinet, sans être obligé de traverser une série de pièces froides, vides ou encombrées d'étrangers ; avoir, sous sa constante surveillance, les papiers qu'on aban- donne, les livres qu'on laisse ouverts au bon endroit, les lettres commencées, les correspondances auxquelles on veut répondre; certes, ce sont des avantages précieux pour le travailleur tou- jours pressé. Toutes ces dispositions, toutes ces recommandations visent surtout, on s'en est aperçu, l'écrivain et l'homme d'étude. Pour les artistes, pour les hommes du monde, qui s'occupent plus spécialement de peinture, d'architecture, de sculpture, leur véritable cabinet est leur atelier, lequel doit remplir des condi- tions tout autres. Là, en effet, le jour doit être abondant. La lumière claire, limpide, diffuse et non concentrée, doit aller s'accrocher à maints détails heureux, et mettre en saillie telle couleur généreuse, telle forme élégante ou tel gracieux contour dont la contemplation peut fournir une inspiration féconde. Fig. 246, Encrier en bronze, d'après Berain. l'art dans la maison. 437 v. la bibliothèque Pour l'homme d'étude, pour l'homme de science ou de lettres, une bibliothèque bien conçue, bien distribuée, convenablement pourvue, garnie avec soin, est un instrument utile, nécessaire, indispensable. Elle est le complément inéluctable du cabinet de travail. Ce serait faire injure à l'homme du monde que de supposer, un seul instant, qu'il en put être autrement pour lui. Les livres, en effet, constituent pour tout esprit cultivé, pour tout homme qui pense et qui réfléchit, une compagnie aimable, sûre, discrète, jamais formaliste, susceptible encore moins; consolatrice aux mauvais jours, aux jours heureux, ingénieuse et souriante, ne parlant que lorsqu'on l'interroge et ne s'im- posant jamais. De tous temps les grands esprits ont pensé cela. « Un bon livre est un bon ami » a dit Bernardin de Saint- Pierre. Dix-huit siècles avant lui Cicerón s'était écrié ; « Les livres sont la meilleure société de l'homme instruit et studieux, ce sont, en même temps que ses instruments de travail, ses compagnons assidus. Ils sont sa distraction, sa joie, la passion de sa vie. Sa bibliothèque est une sorte de paradis, un lieu de contemplation, d'effusion, c'est le tabernacle de sa pensée ». « Les livres, écrit de son côté l'abbé Raynal, éclairent la mul- titude, humanisent les hommes puissants, charment les loisirs des riches, instruisent toutes les classes de la société ». « Son- gez, ajoute enfin Voltaire, que tout l'Univers connu est gouverné par les livres, excepté les nations sauvages ». Après cela, il n'est plus possible d'arguer aucune raison sérieuse pour fermer votre porte aux livres. A moins que de vouloir passer pour un sauvage, vous voilà forcé de donner, en votre logis, accès à la bibliothèque. Et, par ce mot nous n'enten- drons pas seulement un meuble plus ou moins coquet, plus ou moins luxueux, mais bien un local spécial, une salle, une cham- bre, une galerie où vous pourrez offrir un large asile à une quantité respectable de volumes choisis. Soyez certain, au reste. 438 l'art dans la maison. que la considération, dont on veut bien nous entourer, gagne à cette adjonction précieuse. M. L. Derome le disait encore récemment : « Dans le mobilier de la société cultivée, le livre tient la place d'honneur, il est le symbole de la supériorité ». La constitution d'une bibliothèque comporte deux actions principales : la première, et de beaucoup la plus importante, consiste dans le choix des livres, dont cette bibliothèque doit être formée, la seconde, dans l'agencement du local qui doit renfermer ces mêmes livres. On a gardé le souvenir de ce très grand personnage Suédois, ministre d'une reine illustre, qui, pour se conformer à un auguste exemple, avait chargé l'érudit Vossius de lui constituer une bibliothèque. « De quelles sortes d'ouvrages Son Excel- lence la veut-elle composer ? » demanda le célébré savant. « De petits volumes, pour les tablettes du haut, et de gros, pour celles du bas, comme chez la reine Christine » répondit l'auguste ganache. Ne rééditons jamais cette réponse naïve. Cependant, notre Suédois n'avait pas absolument tort; car, si nous en croyons Saint-Simon, l'abbé Boileau prit le chemin de l'autre monde, pour avoir fait un effort, en saisissant un livre trop lourd, placé trop haut. Mais le choix des auteurs et des éditions doit dépendre de préoccupations autres que celle des formats. Il est même si délicat, que nous l'abandonnerons à l'initiative de chacun de nos lecteurs, laissant le champ libre à ses pré- férences, et ne nous réservant que l'aménagement du local, sa distribution et son mobilier. Réduit à ces proportions secondaires, le sujet, au surplus, est encore assez vaste pour nous retenir quelques instants. Il a même tenté une foule d'esprits élevés et de cerveaux instruits. Depuis Vitruve et Pline l'Ancien, on pourrait citer plus de cin- quante bibliophiles qui se sont essayés à résoudre les problèmes qu'il renferme. Nous ne remonterons point toutefois jusqu'à ces autorités. Notre bibliothèque moderne n'a que fort peu de choses à démêler avec ces pièces somptueuses, lambrissées de métaux précieux, pavées de marbres de prix, meublées de casiers et de pupitres en ébène, ornées de statues d'or et d'ar- l'art dans la maison. 439 gent, magnifiques, incomparables, que Martial, Boëce, Suétone et Vopiscius nous décrivent avec une complaisance si marquée. Nous nous bornerons à des conceptions plus modernes, ana- logues à celles, par exemple, dont on trouve les principes dans l'excellent petit livre de M. Edouard Rouveyre Le premier point à déterminer, dans notre besogne ainsi réduite, sera d'arrêter l'exposition de notre bibliothèque. Le Fig. 2^7. Petite bibliothèque basse, en noyer sculpté, exécutée par M. Aug. Godin. nord est trop froid ; le midi trop chaud, sous peine de trans- former notre local en étuve, il faudrait tenir les persiennes fermées, le tiers du jour; or, notre bibliothèque doit être large- ment éclairée. L'ouest, à Finconvénient d'une chaleur prolongée, funeste aux boiseries e't favorable aux insectes, ajoute celui des vents humides et pluvieux ; et, l'humidité est l'ennemie née des livres. Vitruve recommande de choisir le levant, Naudé, Caillot, Nodier sont du même avis, nous nous déciderons donc pour l'est. Ceci fait, nous tâcherons que la pièce ou les pièces, qui doivent constituer notre bibliothèque, soient comprises dans la partie la plus retirée de la maison, la plus reculée de toute I. Connaissances nécessaires au bibliophile, 3® édition, 2 vol. in-8®, Paris, 1882. 440 l'art dans la maison. agitation intérieure et de tout mouvement externe; car, au besoin de recueillement, si naturel pour qui lit, parcourt un volume ou l'étudié, vient se joindre la crainte de la poussière provoquée par toute agitation, par tout mouvement. Or, la poussière est, après l'humidité, la plus implacable ennemie du livre. Elle constitue un danger permanent pour la tranche des volumes, pour leur reliure, sans compter qu'elle favorise, elle aussi, le développement des insectes. Les insectes toutefois ne sont pas les seuls dévastateurs avec lesquels les livres aient à compter. Les rats et les souris sont également à redouter, et quelques humoristes prétendent que les emprunteurs le sont encore davantage ; car, avec eux et en un instant, l'ouvrage entier disparaît. Pour se préserver de ces derniers, Scaliger avait inscrit sur sa porte : « lté ad vendentes », allez chez les Marchands ; Pixérécourt ayant sans doute affaire à des emprunteurs moins savants, s'était armé de ce distique qu'il tenait de la complaisance de Nodier. Tel est le sort de tout livre prêté, Souvent il est perdu, toujours il est gâté. Si vous partagez les idées de Pixérécourt, de Scaliger et de Nodier, vous pourrez, cher lecteur, choisir entre ces deux formules. Contre les autres ennemis, les précautions sont plus faciles. L'humidité, vous vous en garantirez par une bonne exposition, en choisissant une pièce bien sèche, en imbibant, par deux ou trois fois, les murs d'une couche d'huile bouillante, ce qui les empêche de suer^ puis, en tenant vos corps de biblio- thèque^ doublés d'un parquet bien joint, à deux centimètres au moins de la muraille. Les insectes, vous les éviterez par une aération fréquente, en battant les volumes l'un contre l'autre, et en les époussetant quatre fois au moins par an. Enfin, pour les souris et les rats, vous aurez recours aux engins habituels, sou- ricières, ratières, préparations raticides, et au maître chat, mais en prenant bien garde, que ce protecteur, parfois indispensable, n'occupe ses loisirs à faire ses griffes sur le dos des volumes. Les corps de bibliothèque appliqués contre la muraille l'art dans la maison. 441 peuvent être fermés par des vitrages, ou simplement ouverts. Les avantages des glaces protectrices sont considérables. Elles garantissent, dans une certaine mesure, les volumes de la pous- sière et des insectes. L'absence de vitrage laisse le livre à portée de la main, ce qui est plus commode pour les travail- leurs. Ajoutons qu'il est avec les bibliothèques, comme avec le ciel, des accommodements. Les livres de luxe pourront être serrés dans des casiers fermés, les livres de travail seront de préférence placés sur des rayons libres. Mais, ou- verts ou fermés, il importe que nos corps de bibliothèque soient construits en bois de choix, cèdre, cyprès, ébéne, bois de sandal, ou si les essences aromatiques parais- If sent d'un prix excessif, en chêne W il, bien sec, bien compact, afin de M f mieux résister aux insectes. l! Autant que possible, si votre local est suffisamment vaste, évitez ^ le classement sur deux rangs. Il présente de grands inconvénients, et souvent, si vous êtes pressé, il peut vous arriver de compromettre l'équilibre des livres de la première rangée, en voulant en prendre de la seconde. Les tablettes, dans tous les cas, devront être espacées de façon à ce qu'il reste, au-dessus de chaque rangée, un intervalle suffisant pour que les livres puissent être tirés, sans que le frottement altère leur reliure. A l'instar du bon gentilhomme Suédois, et pour éviter le sort funeste de l'abbé Boileau, nous aurons soin que les in-folio occupent le rez-de-chaussée de notre bibliothèque, les in-quarto seront au-dessus, puis viendront les in-octavo et les in-douze. Cependant, en plus d\me occasion, le classement méthodique, et 50 442 l'art dans la maison. par sujet, nous forcera à réunir des volumes de formats diffé- rents, mais traitant de matière identique. En combinant habile- ment ces différences de format, on pourra en tirer des effets pittoresques. De même pour les reliures. La reliure est au livre pris individuellement, ce que le corps de bibliothèque est à l'ensemble des volumes. Pour être plus juste, on pourrait dire que le dernier est la maison, et la première, l'habit. L'une pro- tège l'individu, l'autre la collectivité. Mais si la reliure a pour but la conservation du livre, elle a pour effet l'ornement des bibliothèques. Toutefois, persuadez-vous bien que cet ornement ressort infiniment moins de la richesse des dorures, de la finesse des fers, du prix des matières employées, que de l'intelligente harmonie qui doit toujours exister entre le livre et son cos- tume. La reliure, en effet, doit se conformer au caractère de l'ouvrage, à sa nature, à son degré de sérieux, à la richesse de ses illustrations, à sa valeur typographique, à sa rareté, à son prix. Il est clair, en effet, que la reliure d'un livre de philoso- phie transcendante ne saurait être de même sorte que celle d'un conte léger et badin, ni la reliure d'un incunable, pareille à celle d'un roman de la bibliothèque Charpentier. Cette juste appropriation des reliures, par la variété d'aspect qu'elle crée, peut devenir le principal ornement d'une biblio- thèque. La multiplicité des couleurs, la plus ou moins grande richesse des dorures, arrivent à former un décor charmant à l'œil, en même temps qu'elles constituent des points de repère précieux qui permettent de découvrir, à première vue, le livre que l'on cherche. Il en est de même pour les livres anciens ; mélangés aux modernes, ils font le meilleur effet. « Une reliure de Derome ou de Padeloup, dit fort judicieusement Tenant de Latour, dans ses Mémoires d'un bibliophile^ forme en même temps un agréable accord et un heureux contraste avec des reliures plus modernes. » Les vieilles reliures font valoir l'éclat des nouvelles, et celles-ci communiquent à leurs aînées, une physionomie vénérable, austère, qui n'est pas sans charme. Pour compléter l'installation de notre bibliothèque, il nous reste à nous occuper des meubles. Souvenons-nous que nos l'art dans la maison. 443 corps de bibliothèque ne sont qu'un cadre, et que si le cadre doit être digne du tableau qu'il protège, il doit le faire valoir mais ne doit dans aucun cas l'éclipser. Si c'est rendre aux livres un culte de bon aloi, que d'avoir la main à ce qu'ils soient bien logés, encore est-ce leur manquer de respect que de laisser l'at- tention se concentrer sur leur entourage. Pour les autres meubles, veillez à ce qu'ils soient rares, mais commodes. Quelques siè- ^ ^ ges de formes variées, confor- tables et solidement recouverts, pour pouvoir au besoin servir à poser des livres pesants ; des tabourets robustes, des esca- beaux à base large, afin qu'on Im y puisse monter aisément ; des marchepieds sur lesquels il soit possible de demeurer perché sans trop de fatigue; puis, au H milieu de la pièce, une large M m W table, solidement bâtie, et pou- I vaut supporter sans fléchir, des piles de volumes ; tels sont, avec B quelques guéridons, les prin- cipaux meubles d'une biblio- ^49- Petite chaise de bibliothèque, couverte en cuir estampé. thèque sérieuse. S'il vous reste de la place au-dessus de vos corps de biblio- thèque, décorez-la sévèrement, tapissez-la de cuir, d'étoffe sombre ou de peinture; évitez autant que possible le papier peint, à cause de la colle, qui favorise le développement des insectes, enfin couvrez ce fond sévère, d'armes, de faïences, de tableaux, si l'emplacement le permet. Un certain nombre de lettrés établissent leur cabinet au mi- lieu de leur bibliothèque. Certes, on ne peut leur en vouloir de rechercher une compagnie aussi distinguée et qui ne saurait leur être que profitable. Le cabinet de notre excellent ami Sarcey, dont on trouvera, dans la planche ci-contre, la fidèle 444 l'art dans la maison. représentation est un modèle heureux de ce genre d'instal- lation. Ce cabinet, agencé d'après les dessins de l'architecte Charles Garnier, et installé dans un local, destiné, en principe, à servir ' d'atelier, nous a paru digne d'être donné comme exemple. Toutefois, s'il est permis à un érudit comme Sarcey, de se prélasser au milieu de tant de noms illustres, symétriquement rangés, il est plus d'un auteur, pour qui un pareil séjour pourrait sembler déplacé, car, établi de la sorte, on a l'air de vouloir mettre en action le refrain si connu de Marmontel, mis en musique par le père Grétry. Où peut-on être mieux... etc. Fig. 250. Petite applique Louis XVI en bronze argenté. l'art dans la maison. 445 LES PIÈCES ACCESSOIRES i. la galerie de tableaux et le cabinet de curiosites En pénétrant dans le cabinet de curiosités, nous entrons dans un nouvel ordre d'idées. Nous abordons la partie de notre habitation qu'on peut appeler en quelque sorte facultative. Les diverses pièces, que nous avons étudiées jusqu'ici, étaient obligatoires, au sens le plus strict du mot. On ne conçoit guère, de nos jours, une maison ou un appartement sans une anti- chambre, une salle à manger, un ou plusieurs salons sans un cabinet de travail et, à plus forte raison, sans des cham- Fig. 251. Galerie de tableaux de M, V. D. B à New-York. 446 l'art dans la maison. contraire, parfaitement concevoir une habitation sans galerie de tableaux, sans cabinet de curiosités, sans fumoir, sans salle de billard. Toutes ces pièces achèvent agréablement un logis, le complètent heureusement, mais ne sont, nous le répétons, en aucune façon indispensables. Si, étant donné l'état de nos mœurs, le fumoir peut être con- sidéré comme éminemment utile, et le billard comme particu- lièrement hygiénique, il faut bien avouer cependant que le cabinet de curiosité et la galerie de tableaux appartiennent, dans la hiérarchie morale, à un ordre singulièrement plus élevé, et qu'ils sont, en outre, d'une essence plus distinguée. Ajoute- rons-nous que, de nos jours, ils sont pour le moins autant à la mode ? C'est présentement, en effet, un besoin presque général, que celui de collectionner les œuvres d'art. On pourrait presque dire que cela tourne à la manie. Non pas que nous voulions blâmer l'amour des belles choses ; mais leur réunion réclame un goût naturel, des études antérieures, des recherches prélimi- naires, un soin, une prudence, une érudition qui trop souvent font défaut à nos collectionneurs mondains. Nous sommes un peu trop, sous ce rapport comme sous beaucoup d'autres, enclins à suivre certains exemples, à copier certains modèles, à nous abandonner au courant du bon ton. La meilleure preuve, au reste, du peu de conviction qui détermine les vocations de certains amateurs, c'est qu'aussi bien dans les ouvrages d'art, que dans ce qu'on appelle communé- ment la curiosité et le bibelot^ on voit tour à tour les écoles et les styles se succéder dans la faveur générale. Ce qui est beau un jour, le semble infiniment moins le lendemain, et, hors de certaines spécialités, qui paraissent momentanément sublimes, nos prétendus connaisseurs ne trouvent rien de charmant, de curieux, de précieux, ni d'enviable. L'inconvénient de cette mode est de créer la confusion où devraient régner la clarté et la méthode, surtout de faire monter à des prix excessifs les moindres objets d'art; et, par conséquent, d'enlever, par l'excès même de ces prix, ces objets l'art dans la maison. 447 à des amateurs, à des savants capables de les apprécier, et d'en faire jaillir un enseignement, pour les entasser dans les châ- teaux de gens d'affaires, de financiers préoccupés, distraits, ou ignorants et inaptes à en bien sentir le mérite. Les intelligences mon- daines, emportées par le tourbillon du plaisir, ne soupçonnent guère, en ef- fet, les intimes jouissances que donne une collection poursuivie avec science et composée avec amour. Il faut écouter les vrais ama- teurs pour bien comprendre quelles joies sont concen- trées dans ces mille objets dont le moindre est pré- cieux, et qui prennent, par leur réunion, une valeur cent fois plus grande. (( La vieillesse, aimait à répéter M. de Blois, ama- teur octogénaire du siècle dernier, la vieillesse a sou- vent des compagnons in- commodes à soi et aux au- tres. Bien des fois il m'est ainsi arrivé de demeurer abandonné et de rester, Fig. 252. Petit meuble à deux corps, du xvi® siècle. seul vis-à-vis de moi-même. La vue de mes curiosités me rappelait alors les jouissances de ma jeunesse. Puis, c'est tantôt un amateur novice, qui vient me consulter sur l'originalité d'un objet qui lui offre quelque doute; tantôt un autre croit pouvoir jouter avanta- geusement avec moi, en me faisant voir une épreuve qu'il vient 448 l'art dans la maison. d'acquérir ; ou bien c'est un marchand qui m'apporte une pièce que je désire depuis vingt ans, et après une attente si longue, je réussis à satisfaire un désir d'autant plus vif qu'il est plus ancien. Si enfin je me vois seul, j'appelle à mon secours un de mes portefeuilles, et la variété des sujets qu'il renferme vient dissiper mes ennuis ». Les amateurs qui pensent et parlent de la sorte sont les vrais, les sincères amateurs. Leur nom est digne de passer à la pos- térité, aussi l'histoire ne manque-t-elle pas de consigner leur souvenir. Ils se nomment, en France, Michel de Marolles, Jabach, Crozat, de Lorangère, de Julienne, Randon de Boisset, Lambert de Thorigny, de Gaignat, Tolozan, Lapeyrière, Saint-Victor, Lacaze, Du Sommerard, Sauvageot, His de La- salle, etc. A l'étranger. Van Biesum, Van Leyden, Gérard Hoet, le comte Fraula, Guillaume Lormier, Van der Hoop, le comte Bruhl, Fodor ; et pour citer quelques dames, la duchesse d'Aiguillon, la duchesse d'Orléans, la comtesse de Vérue et Mme ¿g Pompadour. Pour les autres, la renommée se montre ingrate, et elle a raison. Enfin, il est encore une troisième sorte d'amateurs, ceux dont M""^ de Genlis a dit : « Aujourd'hui presque tous les curieux sont transformés en brocanteurs, ce qui étoit jadis un goût est devenu, comme tant d'autres choses, une spéculation ». Ceux-là, hélas ! toujours trop nombreux, sont, de tous, les plus dangereux et les moins excusables. Les moins excusables en ce que, c'est surtout par leur fait que les objets d'art s'élèvent à des prix insensés, extravagants, ridicules ; les plus dangereux parce que l'appât du gain n'est pas toujours contrebalancé chez eux par des scrupules héroïques, et qu'à l'abri de leur nom, s'autorisant de leur science reconnue, ils se font les parrains d'œuvres parfois douteuses^ dont la pro- venance n'est souvent avérée que pour eux, et pour l'habile artiste dont ils ont utilisé la main. De ces collectionneurs-là, aussi bien que des précédents, nous ne parlerons pas, s'il vous plait. Par un de ces efforts d'esprit dont les littérateurs seuls sont capables, nous supposerons que l'art dans la maison. 449 tous les amateurs qui liront ces lignes sont des connaisseurs parfaits, ennemis de toute spéculation, experts à souhait, aimant l'art pour lui-même. C'est pour ceux-là, et pour eux seulement, que nous allons étudier la construction d'une galerie. La principale considération dont nous ayons à tenir compte dans cette opération, c'est l'éclairage. On comprend, en effet, que sans une lumière franche, abondante, qui mette les objets bien en valeur, et qui les fasse ressortir, il n'est pas de galerie possible. Quant à la décoration, elle ne vient qu'en second lieu. Pour le véritable amateur, le cabinet, la galerie ne constituent qu'une enveloppe. L'objet d'art, statue, émail, ivoire, meuble, orfèvrerie, tableau, domine tellement le reste, que celui-ci doit lui être subordonné. Si donc un collectionneur, à l'instar de quelques-uns de nos grands amateurs, estime que l'art italien du xv® siècle prime tous les autres, il ne donnera pas à son cadre la même forme ni le même décor, que s'il place son idéal dans une période antérieure, ou dans le xviii® siècle, ou encore que s'il se réfugie dans l'extrême Orient. Etant admis, comme conséquence naturelle de ces prémisses, que les questions d'agencement général et l'éclairage sont à peu près les seuls points sur lesquels il nous soit permis de tracer des règles absolues, nous commencerons par faire remar- quer qu'il est deux modes d'éclairer les œuvres d'art, et que ces deux modes présentent chacun des avantages spéciaux. Le premier est l'éclairage latéral, qui convient surtout aux objets s'exprimant par un relief. Ceux-ci, en effet, sous l'impres- sion d'un jour de côté, unique et fortement accentué, se mo- dèlent avec plus de franchise, que lorsqu'ils sont éclairés de diverses parts, avec des ombres qui se contrarient. C'est pour- quoi l'éclairage bi-latéral doit être sévèrement proscrit. Par contre, l'éclairage uni-latéral exige des ouvertures larges, des baies spacieuses, montant jusqu'à la corniche de façon à ce que la lumière vienne de haut, et garnies de grandes glaces, de manière à ce que le jour ne soit ni arrêté ni dénaturé au pas- sage. Il faut, en effet, éviter avec soin les rideaux et il convient 57 450 l'art dans la maison. surtout de ne pas abuser des vitraux de couleur, qui diminuent la puissance du jour; quant aux stores, il n'en est pas besoin, notre galerie devant être exposée au nord. Une bonne disposition pour une galerie de grandeur moyenne, (cinq mètres de large suffisent le plus souvent) nous paraît être indiquée par notre' figure 253. La prise de jour y est aussi vaste que possible. Contre l'appui de la fenêtre est placée une pre- mière vitrine qui peut recevoir des plaquet- tes, des ivoires sculp- tés, des émaux, des bijoux et autres petits objets réclamant une lumière intense, alors que, dans le coffre de cette vitrine, on peut placer les casiers d'un médailler ou les porte- feuilles d'une collec- tion d'estampes. Au Fig. 253. Galerie de curiosités (éclairage latéral). milieu de la piece, UUe seconde vitrine plus grande, plus haute surtout, toute en glace, abritera les statuettes, les pièces d'orfèvrerie, les terres cuites^, les émaux de grande taille, toutes les pièces, en un mot, qui demandent à être vues sous leurs diverses faces, et dont on pourra ainsi faire le tour. Enfin sur la paroi pleine, les toiles et les panneaux de taille différente, les panoplies, les cadres de toutes sortes recevant une lumière encore intense, mais déjà mitigée et plus discrète, seront bien à leur place, et for- meront un fond de décor riche et coloré. Ce mode d'éclairage latéral est le plus usité dans nos habita- tions à étages multiples. C'est celui, en outre, qui nécessite le moins de dépense; et, l'exposition étant bien choisie, il peut, en l'art dans la maison. 451 une foule de cas, donner des résultats très satisfaisants. Le second mode, celui de l'éclairage par en haut, convient mieux toutefois, dans les galeries spécialement affectées aux tableaux. Il offre, en effet, ce double avantage, en laissant les deux parois libres, d'augmenter singulièrement l'étendue des surfaces dis- ponibles; en outre, il évite la suspension, à contre jour, de cer- tains tableaux ; enfin le parti-pris de lumière qui, dans les pein- tures, va tantôt de gauche à droite, et tantôt de droite à gauche, ne risque plus d'être contrarié par la position de la toile relativement aux fenêtres, ce qui permet plus de liberté dans l'ordonnance générale et dans la disposition des ouvrages. De tous ces avantages réunis, il est résulté qu'on a pris soin d'éclairer par en haut presque toutes les galeries publiques et les salles d'exposition de construction récente. Néanmoins, cet éclairage, qui ordinairement a lieu au moyen d'un plafond central lumineux, admissible à la rigueur pour un palais ou pour des hôtels isolés, nous paraît défectueux pour une galerie d'étendue limitée, établie au centre d'une grande ville et dominée par des maisons un peu hautes. De toutes parts, en effet, viennent se concentrer sur lui la poussière et les détritus engendrés par le voisinage. Le plafond central lumineux présente également cet inconvénient de laisser tomber le jour d'aplomb, sur le visiteur d'abord, et ensuite sur le sol qui le rayonne sur les tableaux. — Cela fatigue les yeux à la longue, et soumet la peinture à des refiets fâcheux. — Il a enfin ce grand défaut d'être d'une construction toujours coûteuse. Ce plafond plat doit être en effet garanti contre la grêle, la neige et la pluie par une seconde toiture également vitrée, et, entre ces deux toitures, il faut avoir soin de disposer un grillage, pour empêcher la chute des corps ou des projectiles qui, après avoir crevé le premier vitrage, pourraient menacer de crever le second. Or, cette double toiture préservatrice, additionnée de ce grillage, enlève beaucoup de jour, d'où l'obligation d'augmenter l'étendue des baies lumineuses. Enfin, par un temps de neige, le plafond plat, protégé par une seconde toiture faiblement inclinée, devient le plus obscur des moyens d'éclairage. 454 l'art dans la maison. il le fumoir. Ranger le fumoir parmi les pièces accessoires du logis, c'est, nous ne l'ignorons pas, commettre une faute grave aux yeux de beaucoup de personnes. Partout où l'on fume, un fumoir est indispensable. Or, quels sont les pays, les villes, les maisons, les appartements où l'on ne fume pas ? On voit que l'argument ne laisse pas que d'être pressant, d'autant plus que rien n'est plus vrai, plus exact que le premier membre de ce pseudo- dilemne : « Partout où l'on fume, un fumoir est indispensable». Il n'est pas, en effet, d'odeur plus pénétrante que celle du tabac, et, à la longue, plus déplaisante et plus insupportable. Entrez le matin dans une chambre où l'on a beaucoup fumé la veille ; une atmosphère âcre, écœurante, vous saisit à la gorge, et vous éprouvez instantanément le besoin de faire renouveler l'air... ou d'en modifier la fâcheuse senteur par un redouble- ment de fumée, et une nouvelle adjonction de nicotine. Recommencez cet empoisonnement pendant plusieurs jours, pendant des semaines, des mois, des années ; ce n'est plus seulement la pièce où vous fumez qui se trouve infectée, c'est tout l'appartement, c'est la maison entière ; car le parfum malencontreux gagne de proche en proche, pénètre les tapis et les rideaux, imbibe les gros meubles, s'incruste jusque dans les recoins les plus cachés, et finit par transformer l'intérieur du logis en une horrible tabagie. Toutes ces raisons fort éloquentes feraient donc de notre fumoir, une pièce utile, nécessaire, indispensable, au plus haut point, si l'action de fumer était également indispensable, utile et nécessaire. Mais, n'en déplaise à la Régie, il n'en est pas ainsi. Pendant des milliers d'années, l'humanité s'est passée de pipes et de cigares, et, sans vouloir se poser en fauteur de para- doxes, on peut prévoir une époque médiocrement éloignée, où le cigare et la pipe auront perdu une grande partie de leur pres- tige et de ses inconvénients. Déjà le cigare n'est plus considéré comme un insigne de bon ton, comme le complément indispensable de la haute vie; il est devenu, pour le plus grand nombre, un simple besoin. Or, on triomphe bien plus facilement d'un besoin que d'une mode. (( Tout homme qui ne fume pas, écrivait, il y a quarante 455 ans, un littérateur alors fort en vogue, tout homme qui ne fume pas est un homme incomplet. Le cigare a remplacé aujour- d'hui les petits romans du xviii® siècle; le café, les vers alexan- drins... Ne me demandez pas lecharme des rêveries, les extases contemplatives dans lesquelles nous plonge la fumée du cigare ; ces rêveries, ces extases échappent à la parole qui ne saurait les fixer... Le cigare endort la douleur, distrait de l'inaction, nous fait l'oisiveté douce et légère, et peuple la solitude de mille gra- cieuses images ». Aujourd'hui on n'oserait plus se livrer à de pareils dithyram- bes. C'est qu'alors, en ces temps où fleurissait la romance, un fumeur était considéré comme une sorte d'halluciné, comme un être curieux, original, intéressant à observer, comme un de ces esprits fantasques et rêveurs, auxquels ne suffit pas notre ter- restre domaine, comme une de ces intelligences dévoyées, qui ont besoin de chercher leur idéal dans 1'«au-delà ». Tandis qu'aujourd'hui les femmes regardent avec un intérêt marqué le monsieur qui ne fume pas, et les mères manquent rarement de le donner en exemple à leur progéniture. La fumée du cigare a cessé de constituer un nuage olympien, au milieu duquel plane l'image d'un être supérieur, et le tabac n'est plus, aux yeux du beau sexe, qu'une sorte d'infirmité masculine, avec laquelle on est tenu de composer lorsque l'on se marie. Ce qui doit nous persuader de la fragilité certaine de cette habitude aujourd'hui tyrannique, c'est la rapidité avec laquelle le tabac, sous une autre forme, a disparu de nos mœurs. — J'entends le tabac à priser, dont nos aïeux du siècle dernier se barbouillaient si galamment le visage. Jamais aucune substance n"a été autant louée que ce malpropre sternutatoire. Et aujourd'hui, cependant, nous avons renoncé pour toujours 456 l'art dans la maison. à cet odieux empiifrement. « Halte-là, va me crier une aimable lectrice qui déteste la fumée, le tabac à priser, au moins, ne sentait pas mauvais ». Erreur, chère madame! à la longue, il répandait des émanations encore plus répugnantes peut-être que celles de la fumée ; en outre, le cigare ne sévit que sur un sexe, et c'est, de plus, une affection intermittente, contre laquelle on peut, à la rigueur, se protéger. C'est même cette intermittence qui va nous permettre de concentrer tout l'arôme dans une pièce unique de notre habitation, alors que si l'habitude, comme dans l'acte de priser, se traduisait d'une façon persistante, il serait impos- sible d'isoler complètement ce foyer de bonne ou de mauvaise odeur. Donc, nous aurons un fumoir et ce fumoir nous tâcherons de l'installer point trop loin de la salle à manger, afin qu'on ne puisse pas prendre prétexte de son éloignement pour fumer à table, mais cependant dans une partie suffisamment retirée de notre habitation. Celui dont nous donnons une vue, et qui a été exécuté par M. Claude David, prend jour et air sur une serre; c'est là une excellente idée. La draperie, qui le sépare du jardin d'hiver, pouvant se relever, offre une communication vaste et facile avec un air extérieur suffisamment tiède, pour qu'on n'ait point à souffrir du froid, et assez abondant pour que jamais la fumée ne devienne gênante. En second lieu, pour pouvoir, même par les plus grands froids, nous débarrasser facilement des nuages opaques pro- duits par les cigares, notre architecte a pratiqué, dans la cor- niche qui encadre le plafond, quelques ventouses commu- niquant avec un tuyau d'appel, et s'ouvrant ou se fermant à volonté. Dès que l'air devient moins respirable, dès que le nuage odorant s'épaissit, un cordon prestement tiré ouvre ces ventouses, qu'une main prudente fermera dès que l'air se trouvera suffisamment renouvelé. De cette façon, nous obtien- drons une aération toujours satisfaisante, nous éviterons également que notre fumée ne se répande en trop grande abondance dans notre serre, et celle-ci pourra, de la sorte, former une manière de terrain neutre où les dames, que l'art dans la maison. 457 l'odeur du tabac n'effarouche point trop, pourront se rappro- cher du sexe fumeur. Car c'est encore là un des reproches, et non le moindre, que l'on fait au cigare, de séparer les sexes, et d'en- traîner les hommes à faire bande à part, aussitôt le dîner achevé. Cette accusation est-elle aussi légitime qu'on le prétend ? Pour peu qu'on l'examine de près, on s'aperçoit bien vite qu'elle est, pour le moins, un tant soit peu exagérée. A une époque, en effet, où cette brûlante habitude ne sévis- sait point encore dans le grand monde, ni même dans le moyen, l'aban- don fâcheux, dont les dames se plaignent à si juste titre, était déjà un fait presque accompli. « Lorsqu'on voit dans les salons, écrivait M'"® de Genlis, les hommes, lais- sant les femmes en cer- de, s'éloigner d'elles pour se promener dans la cham- Fig. 256. Coffret à cigares, en marqueterie. bre afin d'y parler tout bas des affaires de l'État..., que l'on soit à Londres ou à Paris, on peut être assuré qu'il n'y a point de galanterie dans ces villes-là ». Si cette vénérable dame revenait en ce monde, assister aux dîners qu'on donne de nos jours, elle pousserait assurément 58 l'art dans la maison. des cris plus indignés encore. A la vue des convives supportant impatiemment un repas qui se prolonge, laissant vingt fois, au dessert, tomber la conversation, se montrant distraits, parais- sant inquiets et préoccupés, prenant des allures de corps sans âme, et, dès que la maîtresse de maison a fait remuer sa chaise, se dérobant adroitement, abandonnant les femmes pour aller se réfugier au fumoir, elle ferait certainement comme nous : elle maudirait le cigare, comme jadis elle maudissait la poli- tique. Eh bien ! peut-être aurait-elle tort d'élever ainsi la voix. Ses reproches, fondés dans le premier cas, le seraient infini- ment moins dans le second, car si le cigare a trouvé une cor- diale hospitalité chez nous, les femmes n'y sont point aussi étrangères qu'elles aifectent de le paraître. Qui donc, sous le règne pompeux et guindé du Louis XIV, songeait à donner à la pipe, droit de cité dans nos appartements? Quel grand seigneur fumait au xviii® siècle ? Aucun. — On laissait cette déplorable habitude aux suppôts de corps-de- garde, aux matelots et aux bons Hollandais. Fumer, fi donc ! Et cependant, un beau jour, les appartements royaux furent obscurcis par un odorant nuage, le palais de Versailles fut empesté par l'odeur de la pipe. Qui s'était rendu coupable de cette intrusion ? Saint-Simon va vous le révéler. Un soir, nous dit-il, Monseigneur le Dauphin joua tard dans le salon. « En se retirant chez lui, il monta chez les princesses, et les trouva qui fumaient avec des pipes qu'elles avaient envoyé chercher au corps-de-garde suisse. Monseigneur, qui en vit les suites, leur fit quitter cet exercice; mais la fumée les avait trahies. Le roi leur fit, le lendemain, une rude correction...» Quelques dames aimables, charmantes, renouvellent aujour- d'hui, par dévouement, ce que les princesses de France firent, en i6g5, par désœuvrement, par curiosité, par ennui. Au mo- ment où le café fait son apparition, on les voit, non sans cligne- ment d'yeux, ni sans tousser un peu, tirer quelques bouifées d'une cigarette; ce qui signifie: «Sexe implacable, vous fumer devant moi, car je suis des vôtres ! » pouvez Heureu- sement, ce dévouement est encore exceptionnel, et, le plus l'art dans la maison. 459 souvent, la femme se souvient, avec raison, qu'un des plus beaux privilèges de son sexe, est de ne pas fumer. Mais cette petite digression nous fait oublier la décoration de notre fumoir. Dans quel esprit la concevrons-nous ? — Assu- rément dans un esprit aussi fantaisiste que possible. Agréables sont les pièces qui n'ont pas d'histoire, on peut leur donner la physionomie que l'on veut. Gardons-nous seulement de tout Hj ce qui rappelle un style précis. Rien de la Renaissance et à plus forte raison du gothique; rien de Louis XIII ni même de Louis XIV ; car il serait ridicule d'infliger à un fumoir la livrée d'une époque » où l'on ne fumait pas. Deman- dons plutôt à l'Orient, pays des narghilés et des longues pipes, des fumeurs d'opium, de hatchich, et de tabac, une inspiration brillante. S'il est vrai que le cigare nous grise, que ce qui nous enveloppe sente la griserie et la rêverie, que le spectacle qui nous entoure tienne du pays des bayadères et des houris, qu'il prenne un faux air Narghilé persan, monté sur un tabouret , . , 1 T 1 en de rantichambre du de marqueterie de nacre. paradis Mahomet. Au point de vue de l'hygiène aucune conception, du reste, ne répond mieux à nos desiderata, que l'architecture orientale et le mobilier qui l'accompagne. Les murs recouverts de faïences ou de peintures vernies ne peuvent s'imprégner des senteurs péné- trantes du tabac. Le plafond, divisé en caissons, se prête admi- rablement à l'établissement de ces ventouses dont nous avons parlé. Les vastes fenêtres inscrites dans les ogives surpassées, permettent une aération facile, pendant que leurs carreaux 460 l'art dans la maison. coloriés produisent, en tamisant le jour, mille reflets brillants, au milieu desquels la fumée se joue en spirales multicolores. Les meubles enfin, bas et confortables, invitent au repos, à ce demi-sommeil, où l'esprit, fatigué de penser, se laisse entraîner à flotter dans le monde indécis des rêves. Donc notre fumoir rappellera l'Orient, mais si par hasard le pays des narghilés vous est antipathique, si vous méprisez ces surfaces brillantes, ces profils ondulés, ces carrelages tapageurs, choisissez tel cadre qui vous plaira, tel style qui vous convien- dra, telles couleurs qui vous séduiront le mieux. Car, ne l'on- blions pas, vous êtes ici en plein dans le domaine delà fantaisie. Mais répudiez les tentures lourdes et pesantes ; proscrivez les tapisseries aux murs, les rideaux de laine et les portières; évitez comme la peste toutes ces éponges qui se pénètrent des par- fums nicotinés ; et n'oubliez pas que le cigare, la pipe, la cigarette même sont bien moins des invités auxquels il s'agit de faire bon accueil, que des hôtes nécessaires aujourd'hui, mais tou- jours incommodes, que nous devons caserner dans un coin de notre logis, pour qu'ils n'envahissent pas promptement toute notre demeure. l'art dans la maison. Planche LU. Mwiiifiiii '¡ÜfÍS'í:! Salle de billard de l'empereur (au Château de Saint-Cloud) l'art' dans la maison. 461 iii. la salle de billard Nous voici enfin parvenus à la dernière pièce du logis, du moins à la dernière de celles sur lesquelles notre initiative et notre contrôle artistique peuvent s'exercer d'une façon utile et décisive. Quoique la salle de billard doive être forcément rangée parmi les pièces accessoires, elle a son importance cependant, et, hygiéniquement parlant, cette importance est même assez consi- dérable. Avec nos habitudes modernes, paresseuses, sédentaires le billard est à peu près le seul exercice qu'on puisse prendre, sans quitter son chez soi, et la répugnance que nous éprouvons à sortir par les mauvais jours, la rend, en hiver, une ressource infiniment précieuse. Nous sommes bien, loin, en effet, non pas par le nombre d'années, mais par nos usages, par nos habitudes, par notre éducation, du temps où la danse, le manège et l'escrime, — toutes ces distractions actives, qui constituaient ce que l'homme comme il faut, appelait alors ses exercices^ et auxquels il n'aurait voulu manquer pour rien au monde, — occupaient une partie de la journée. Déjà, à la fin du siècle dernier, un jeune médecin, dans un mémoire qui fut couronné par l'Académie d'Amiens se plaignait amèrement de l'insouciance, de la nonchalance des Français de son temps et de la mésestime où étaient tombées les distractions violentes, si fort en honneur auprès de nos ancêtres : « les jeux de mail, de boule, de ballon, de paume, et une infinité d'autres où le corps se déployait avec avantage, nous dit-il, ont été rejetés comme trop fatiguants. Un préjugé de décence, se joignant à l'indolence qui les faisait redouter, les a interdits à tout homme en place et les permet à peine à la jeu- nesse». Aujourd'hui, la danse elle-même a presque subi le même sort, et participe dans une large mesure à cette fâcheuse proscription. I. Mémoire dans lequel on cherche à déterminer quelle influence les mœurs des Français ont sur leur santé, par M. Maret, docteur en médecine, etc., Amiens, 1772. Qui de nous, en effet, ne serait presque tenté de hausser les épaules, si un homme sérieux, un religieux, comme l'était le père Sénault, osait écrire : ce la Danse forme le corps des jeunes gens, elle leur donne je ne sais quelle disposition, qu'on ne remarque pas en ceux qui ne l'ont point apprise », et l'on écla- terait de rire si quelque nouveau40M2artin Ligero demandait quatre cents francs par mois, pour enseigner à faire des jetés et des entrechats sous prétexte qu'on accorderait bien le quart de cette somme à un maître de philosophie b De nos jours, les successeurs de M. Balon, de Marcel et des quatre frères Dumoulin, n'ont plus autorité sur notre maintien. Ils ne nous apprennent plus qu'à sautiller ou à traîner nos pas en mesure. Le culte de l'intelligence a remplacé celui de la matière, et par une juste réciprocité, la paresse du corps a fini par nous dominer. Au milieu de cet alanguissement progressif, le billard, nous l'avons dit, est demeuré à peu près la seule distraction qui rap- pelle de loin les plaisirs plus actifs des Français du vieux temps. Il se répandit chez nous à la fin du xviF siècle ; au moment où Louis XIV, vieilli^ ne pouvant plus passer ses journées à forcer les cerfs et les loups, ou à cavalcader à la portière de M™® de Montespan, se vit forcé d'immobiliser son majestueux ennui, dans les magnifiques galeries du fastueux Versailles. Pour combattre le sommeil qui l'envahissait après chaque repas, le roi prit Thabitude, sur le conseil de Fagon, de jouer au billard, et, comme il y gagnait toujours, ce qui lui plaisait fort, il chercha bientôt dans ces triomphes faciles, l'oubli des défaites plus sérieuses que subissaient au loin nos armées. Dans une de ses curieuses gravures, Saint-Jean nous montre ce soleil sur son déclin se livrant à cet exercice favori. Ses par- tenaires habituels étaient M. de Vendôme, M. Le Grand, le duc de Grammont, M. de Mauléon et, plus tard, Chamillart qui, par la façon aisée dont il jouait, s'introduisit dans la confiance du roi, pénétra, grâce à cela, au conseil puis au ministère, et finit par s'attirer, avec la faveur royale, la haine du pays tout I. Voir dans Gil-'Jîlas, livre XII, chapitre V. l'art dans la maison. 463 entier. Malgré sa chute finale, malgré l'épitaphe moqueuse que dicta la malveillance publique : Ci-gît le fameux Chamillart, De son roi le protonotaire, Qui fut un héros au billard Et un zéro au ministère. on peut dire que la fortune de ce personnage de valeur contes- table, mais de talent certain, est la plus haute qui ait pris nais- sanee entre les quatre bandes d'un billard. Après cela, on ne peut guère s'étonner que ce goût particulier de Louis XIV, et le culte dont il l'entoura, aient valu au billard ce nom de noble jeu qu'il a conservé jusqu'à nos jours. Ajou- terai-je qu'avec le xviifi siècle, cependant, il devint singulièrement plébéien et se répandit un peu partout ? s'il lui fut donné place, jusque dans cette perle de notre architecture de la Renaissance, dans ce château de Gaillon, où l'archevêque de Rouen, sans se préoccuper des anachronismes, lui offrit un généreux asile, par contre, on ne trouva bientôt guère de café ni d'auberge, où il n'eut fait son apparition. A la Cour, toutefois, l'engouement dont il avait joui au temps du roi-soleil se continua sans atteinte sensible. Les femmes mêmes sacrifièrent à ce nouveau plaisir, et Marie-Antoinette se montra l'une de ses adeptes les plus ardentes. Mais pour ces délicates et royales mains, il fallait épuiser l'ingéniosité des artistes de ce temps, et mettre à contribution les matières les plus précieuses. Alors, fait unique dans les fastes du ce noble jeu », pour la première fois, et peut-être pour la dernière, on vit une queue de billard qui avait coûté plus de vingt mille écus. (( Elle étoit d'ivoire, raconte M""® Campan et faite d'une" seule dent d'éléphant. La crosse en étoit d'or, ornée de pier- reries et travaillée avec infiniment de goût » \ I. Cette merveille était enfermée dans un étui en maroquin, et la reine attachait à sa con- servation un prix si grand qu'elle portait constamment sur elle, la clé qui fermait l'étui. Cependant ces précautions ne devaient point préserver cet objet unique, d'un sort aussi cruel qu'immérité. Un jour, la pauvre queue fut rompue par M. de Vaudreuil, qui s'assit pesamment dessus, et ce malheur le fit prendre en grippe par la reine, dont il avait été jusque-là un des principaux favoris. 464 l'art dans la maison. Sans nous laisser aller à ces prodigalités intempestives, essayons maintenant de nous meubler une salle de billard, qui soit à la fois élégante et pratique, bien aménagée pour l'usage auquel nous la destinons, et agréable comme lieu de séjour. Tout d'abord, nous n'éprouvons point d'embarras sur la forme à donner à notre salle. Le billard est là, meuble principal, qui commande et auquel il faut obéir. Sa figure est celle d'un parallélogramme allon- gé, notre salle de billard en présentera une sem- blable. Pour les dimensions, nous avons également un guide sûr, la pratique du billard n'est possible qu'à condition d'une cir- culation facile autour de ses quatre bandes. Nous exigerons donc tout au- tour de notre meuble central un passage d'au moins deux mètres cin- Armoire porte-queues, exécutée par M. Fourdinois. quante, pour que nos joueurs puissent prendre leurs ébats. Puis, la cheminée occu- pant une des parois de notre pièce, dans le trumeau situé entre nos fenêtres et sur les autres parois, nous établirons des rangées de banquettes surélevées, de façon à permettre aux spectateurs de dominer la table du billard, et de suivre sans effort les péripéties de la lutte engagée. Si la forme et les dimensions de notre salle nous sont données l'art dans la maison. 465 par le billard même, celui-ci exercera également une certaine influence sur le choix des couleurs. Le grand drap vert qu'il déploie juste au milieu de la pièce, et en pleine lumière, fournit une note dont il nous est défendu de ne pas tenir compte. Le tapis, l'inévitable tapis qui assourdit le bruit des pas, et permet aux combattants de prendre les poses les plus invraisemblables, sans risquer de s'allonger sur le parquet, le tapis qu'il ne nous est permis de proscrire que dans les habitations exclusivement réservées au séjour d'été, doit s'accorder avec cette note verte Fig. 258. Banquette de billard, exécutée par M. Legriel. parfois un peu criarde, et cependant obligatoire, car elle ménage la vue. Les tentures qui garnissent la muraille doivent pareillement s'harmoniser avec elle, et, soit par le contraste des complémen- taires, soit par une savante dégradation de teintes neutres, arri- ver à créer un accord aimable entre le meuble principal, qui donne sa destination à la pièce, et le cadre qui l'enveloppe. Pour le choix entre ces deux partis, nous prendrons conseil sur l'intensité du jour. Un point essentiel c'est que notre table de billard soit particulièremént éclairée; donc si nous disposons d'un jour suffisant, nous choisirons pour base de coloration un grenat très soutenu dont les tonalités chaudes exalteront la nuance du tapis vert; si, au contraire, notre jour est médiocre, au lieu d'avoir recours aux « complémentaires » nous deman- derons l'effet désiré aux ((harmoniques», et c'est avec une nuance froide, gris ou vert d'eau, que nous garnirons nos murailles. Mais cette dernière combinaison ne saurait être 59 en couTzwiLtEV. 406 l'art dans la maison. qu'exceptionnelle, car le devoir d'une salle de billard est d'être fortement éclairée. Voici, cher lecteur, toutes nos pièces décorées et meublées. Ma tâche est donc achevée, il ne me reste plus qu'à vous dire adieu, ou plutôt au revoir. Avant de nous séparer, toutefois, je tiens à vous remercier de la patience et de la longanimité, dont vous avez fait preuve. Le sujet était ardu, et la nécessité de faire tenir, en un seul volume, une telle quantité de faits et de raisonnements, m'a forcé souvent d'être incomplet et peut-être même obscur. Mais l'auteur a bonne confiance. Il sait que le lecteur ingénieux suppléera à ce qui manque dans son ouvrage. Il est convaincu qu'à défaut de la lettre précise, il saura se pénétrer de son esprit ; et comme le prudent écolier, qui cher- chant (d'âme du licencié Pedro Garcias» sous une pierre, y trouva la bourse du défunt ; en cherchant, dans cet Art dans la Maison^ la raison et la théorie de l'ameublement, le lecteur patient y trouvera, sinon la solution de tous les pro- blêmes qui peuvent se poser, du moins, j'ose l'espérer, plus d'une inspiration heureuse. TABLE DES PLANCHES HORS TEXTE Planches Pages I Vitrail de style (époque Louis xiii) Frontispice II Le cardinal de Mazarin dans sa galerie 24 III Une vente publique au xviii'"® siècle 40 IV Lambris de hauteur (xviii™® siècle) 52 V, et VI Fauteuils de style 60 VII Armoire style Louis xiv, avec panneaux en laque ... 88 VIII Baromètre en argent, émaillé et doré 140 IX Meubles et tentures en tapisserie (appartenant à M™® Laperrine d'HautpouI) 168 ■ X Store en mousseline brodée 172 XI Velours de Gênes 184 XII Canapé couvert en damas de soie (mobilier national) . . 188 XIII Damas de soie dit de Lyon 192 XIV Lit en toile blanche, brodé a la main (xvhi"i® siècle) . . 196 XV Vase en grès cérame rehaussé d'or 208 XVI Papier peint, doré et gauffré 216 XVII Papier peint velouté 220 XVIII Papier imitant le cuir repoussé 224 XIX Papier peint velouté 228 XX Vase en marbre sculpté 236 XXI Coupe d'un hotel du xviii®^® siècle (rez-de-chaussée et — premier étage) . . % 244 XXII Coupe d'un hotel du xviii""® siècle (second et troisième étage) » XXIII Exemple de décoration fixe, cabinet de M. le Comte Bielenski 248 XXIV Exemple de décoration mobile, cabinet de M. H... H... . 252 XXV Exemple de syiviétrie obtenue par analogie 260 408 TABLE DES PLANCHES HORS TEXTE Planches Pages XXVI Armature de rideaux (style Louis xvi) 296 XXVII Modèle de vitraux 300 XXVIII Décoration d'un entre-deux de fenêtre 308 XXIX Escalier du chateau de Meillant 324 XXX Escalier de Illustration 336 XXXI Antichambre dans l'hotel/De M. Colin, a Paris .... 340 XXXII Salon fin Louis xiv, modèle de décoration fixe (palais des archives, ancien hôtel Soubise) . 344 XXXIII Fauteuil en tapisserie des gobelins (époque Louis xvi) mobilier national 348 XXXIV Salon au comptoir d'éscompte de Paris 352 XXXV Salon Louis xvi (ancien hôtel Double, à Paris). . . . . 356 XXXVI Porte de salon (style Louis xvi) 360 XXXVII Petit salon 364 XXXVIII Papier peint velouté pour salon 368 XXXIX Salle a manger Louis xvi 372 XL Papier pour salle a manger, imitant le cuir doré et repoussé. ' . 376 XLI Papier pour salle a manger, imitant le cuir doré et repoussé, ■ . 380 XLII Chambre a coucher archaïque 384 XLIII Lit a la romaine 392 XLIV Chambre a coucher moderne . 39Ó XLV Boudoir contemporain 412 XLVI Cabinet de travail (cabinet de l'Auteur) . 428 XLVII Bibliothèque en palissandre. 432 XLVIII Cabinet de travail de M. Dumas fïls . . ..... 436 XLIX Cabinet de travail de M. Sarcey' .......... 440 L. Cabinet de curiosités de M. le baron Davillier .... 448 LI Fumoir oriental 456 LU Salle de billard de l'e.mpeReur au'chateau de saint-cloud , 460 TABLE DES MATIÈRES Pages. T>ÉDICÀCE V c4 F/S DES ÉDITEURS vii PREMIÈRE PARTIE I. — Explications préliminaires . i IL — Incursion dans le passé 2 III. — Après avoir signalé le mal, on cherche le remède .... 37 DEUXIÈME PARTIE DES PRINCIPAUX MATÉRIAUX EMPLOYÉS DANS LA DÉCORATION DE L'HABITATION HUMAINE 45 I. — Le Bois : diverses manières dont il est débité et travaillé; les parquets, les plafonds, les lambris, les assemblages, les moulures, les lambris de hauteur, les lambris d'appui ... 47 Les Meubles à bâtis et panneaux : armoires, buffets, commodes, secrétaires, bureaux, etc 61 Les Meubles à bâtis : sièges, lits, tables, etc 67 De l'Ébénisterie g7 Table alphabétique des bois étrangers . 103 IL — Le Fer et son emploi, sa mise en œuvre; la Serrurerie, les grilles, les rampes d'escalier, la serrure 105 'III. — Le Bronze, le Cuivre et le Laiton, procédés de fabrica- tion, la prise dans la masse, le repoussé, l'étampage, la fonte, la ciselure, le montage et l'ajustage,Ta patine. . . . . . . 125 IV. — L'Argent et ses empLois : aperçus historiques œt procédés ' ' dé fabrication 141 Des adaptations du métal au mobilier : Meubles, monture, pen- dúles, chandeliers, candélabres 156 TABLE DES MATIERES 470 V. — Étoffes et Tissus : — Les Étoffes transparentes : Mousseline, Grenadine, Tulle, Guipure, Taffetas, Foulards . . m Les Étoffes de fond : Tapisserie au point. Tapisserie au métier, la Moquette, les Velours, les Peluches 176 Étoffes de soie : Damas, Lampas, Brocards, Satins, Brocatelles, Reps, Taffetas, Damas de Lyon, Marcelinos, Foulards. ... 189 Ètofes de laine : Draps, Satins de laine. Lasting, Serges, Mohairs, Damas de laine. Reps, Satin français 192 QUATRIÈMEÈPtoARjfTfIeEs imprimées : Foulards, Reps, Cretonnes, Sultanes, Persanes, L'INSTALLATION Orientales, Bourettes, Toiles peintes 194 Gomment se divise l'Habitation . . 319 Passementerie : Termes employés d'une façon usuelle, et qui ont un LES ACCÈS avec l'ameublement 198 L — Le Vestibule : Sa situation, ses dimensionsr,asapdpécoorarttiondire321ct . IL — L'Escalier : L 'escalier à giron rampant, à vis, à vis tour- 201 nante, à double colonne, à rampVesI.opp—osées,LàaramCpeés ramique : Pavements, Revêtements alternatives, à branchées successives, à quartier tournant, suspendu, etc. Principales conditions à observer. Décoration . Objets d'3a23 Vases, rt. Terres cuites. Biscuits, Porcelaines, Faïences, III. — L'Antichambre et le Parloir : Disposition, décoration et ameublement Terres vern3i3s8 sées. Terres de pipe 211 VIL — Le Papier peint : Son histoire en action, procédés de fabri- cation, manière de l'employer 217 VIII, — Le Marbre : Marbres monochromes et marbres de couleurs, leurs divers emplois 229 TROISIÈME PARTIE GRAMMAIRE DE DAMEUBLE.MENT 241 TABLE DES MATIÈRES 472 LES APPARTEMENTS DE RÉCEPTION I. — Le Salon : Son histoire, son ordonnance, sa décoration et son ameublement; styles divers 345 IL — Le petit Salon : Ses proportions, son ornementation et son mobilier 357 111. — La Salle a manger : Historique, dimensions et forme de la salle et de la table, décoration et ameublement 366 LES PIÈCES D'HABITATION 1. — La Chambre a coucher. —Son histoire, conditions hygiéniques de son installation et de son aménagement, sa décoration, son mobilier, rôle important du lit et ses variétés 383 II. — Le Boudoir : Son origine, sa destination, son ornementation, son mobilier 411 III. — Le Cabinet de toilette : La toilette dans l'Antiquité, au Moyen Age, sous la Renaissance, aux xvii® et xviii® siècles et de nos jours; nécessité du cabinet de toilette, sa place, sa décoration et son ameublement 420 IV. — Le Cabinet de travail : Son caractère, ses dispositions diverses au point de vue de son installation, de sa décoration et de son mobilier 430 V. — La Bibliothèque : Son organisation et sa composition, sa décoration et son ameublement. 437 LES PIÈCES ACCESSOIRES 1. — La Galerie de tableaux et le Cabinet de curiosités : Agencement, éclairage, décoration et composition 445 IL — Le Fumoir : Son utilité actuelle, son installation, son orne- mentation et son mobilier 454 III. — La Salle de billard : Historique du Jeu de billard, c'est un exercice hygiénique, dimensions, installation et aménage- ment de la salle - 461 Au Lecteur 466 Achevé d'imprimer le 15 Septembre 1883 Sur les Presses DE MARÉCIIAI. ET J. MOXTORIER Imprimeurs à Paris POUR ED. ROUVEYRE ET G. BLOND Libraires-Editeurs, à PARIS PRINCIPAUX OUVRAGES ( DU MÊME AUTEUR : A L'Art a travers les mœurs, un volume-,in-4°, illustrations par Charles Goutzwiller. Les quatre derniers siècles, étude artistique, un volume in-folio (épuisé). Les Merveilles de l'Art hollandais, un volume in-folio (épuisé). La Hollande pittoresque — Les villes mortes du Zuiderzee, un volume in-12 (4® édition). La Hollande pittoresque — Les Frontières menacées, un volume in-12 (4® édition). La Hollande pittoresque — ■ Le Coeur du pays, un volume in-12 (3® édition). Amsterdam et Venise, un volume in-4°, illustré par Léopold Flameng et Gaucherel (2° édition). Histoire de la fa'îencé de Delft, un volume in-4°, illustrations par. -• / y Léopold Flameng- et Ch. Goutzwiller (épuisé). Lettre sur l'enseignement des beaux arts, un volume in-4® (épuisé). Kunst en Kunstnijverheid op de Tentoonstelling 1878, un volume grand in-4°. L'Art et les Artistes hollandais, quatre volumes in-8®. La Terre des Gueux (Voyage au pays Flamingant), un volume in-12. Histoire de la peinture hollandaise (nouvelle édition, dixième mille). La Hollande a vol d'oiseau, un volume in-q", eaux fortes et fusains par ( Maxime Lalanne (3® édition). La Flandre a vol d'ois,eau, un volume in-4", illustrations par Maxirhe Lalanne, Ch. Goutzwiller, P. Gourent, H. Toussaint, etc. ^ EN PRÉPARATION : Grand Dictionnaire historique et pratique de l'Ameublement et de la Décoration. Tous droits réservés Paris. — imp. Cii. Maréchal et J. Montorier , 16, passage des Petites-Écuries. i - * ■iS h ' Í hit "■if cGA'. .-q. ''îs.t ¡'MF BiBtIOTECA topi - - - rr-^ic:: Toi i f m'A ->-4» hen.ry hmabd biblioteca -«ir